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Chronique d'une mort annoncée

Mona CHAHOURY CHARABATY

(Cette présentation clinique a été faite lors de l’atelier intitulé Travail de rêve, travail de trauma, dans le cadre du 74e Congrès des psychanalystes de langue française de Montréal en 2014, avec pour thème général : L’actuel en psychanalyse.)

Longing.
Oil on canvas, 150 x 190 cm
Nadia Safieddine
(2017).

Anne se présente au premier rendez-vous, vêtue de couleurs foncées (qu’elle gardera longtemps), sans élégance, coiffure informe ; le visage sans fard, figé dans un rictus, mélange de détresse, dégoût et lassitude.
Elle se plaint de ne prendre plaisir à rien, de ne pas « vivre » comme ses copines et les « autres ».
Economiste de formation, elle a toujours réussi brillamment à l’école et à la faculté. Sa carrière se développe dans les meilleures conditions mais se dit très peu intéressée par ce qu’elle fait (du commercial), puisqu’elle avait le désir de se consacrer à la recherche. La situation financière critique de la famille l’a obligée à prendre l’emploi rentable. Son père est un « joueur compulsif ». Elle se plaint d’avoir à voyager fréquemment dans le cadre de son travail. Elle s’ennuie.

Ses parents, avec qui elle vit encore à 31 ans, ont passé leur vie à se disputer et sont actuellement dans le parfait tableau de solitude à deux, percée constamment de reproches de la mère.
Au cours de la première année d’analyse, Anne était dans un discours répétitif de solitude et d’échec affectif.
Elle est dans une relation bizarre instable avec un homme qui disparait régulièrement. Elle lui est attachée, souffre de son absence, mais avec lui rien ne se passe d’autre que des rapports sexuels insatisfaisants pour elle mais dont elle a besoin pour le sentir proche.
Pendant dix ans, de 16 à 26 ans, elle s’est soumise à la demande sexuelle de son chef scout (de l’époque) ; un flirt poussé, puisqu’il prétendait le scrupule de ne pas lui faire perdre sa virginité. Pendant ces dix ans, il avait une compagne qu’il a épousée et rendue mère. Elle, quoique fréquentant une université privée mixte, vivait un désert relationnel, entrecoupé de ces rencontres sexuelles épisodiques.
Enfant, elle n’a presque jamais joué. Les visites à la famille de la mère, frères et tantes étaient les seules sorties de la famille.
Anne découvre dans l’analyse la sécheresse de sa relation avec une mère, dont elle se croyait proche (la mère morte).
Pendant qu’elle se permet d’exprimer sa colère puis sa haine contre cette femme qui ne lui a rien donné, autre qu’une vision négative de la vie et des autres, on diagnostique à la mère un cancer du sein.

Anne s’occupe du traitement et vit dans la terreur de la voir mourir , non de la perdre, suite à ses propres attaques dans l’analyse : «  Je la hais cette femme, elle m’empêche de vivre », s’était-elle permise de dire.
Elle change de travail et rencontre un collègue qui l’intéresse. Ils sortent ensemble, en groupe puis souvent à deux. Dans le négatif de ce qu’elle a toujours vécu avec les hommes, rien de sexuel ne se passe, aucune intimité physique. Des conversations, des sentiments ,et surtout, ils rient ensemble, ce qui ne lui était jamais arrivé.

En parallèle, dans les séances, un refrain défaitiste revient : «  il va partir… je vais le perdre. Je suis nulle… il va en avoir assez de moi… je ne suis pas intéressante… » dès que passe un moment sans échanges de messages ou d’appel téléphonique (Hani voyage aussi pour l’entreprise).
L’objet absent, c’est le vide, la chute, la dénarcissisation. C’est dans ce contexte qu’un rêve, le premier rapporté depuis le début de l’analyse, fait éruption irruption.


Séance 1 - Le visiteur est un cadavre

- « Ça ne va pas, je suis angoissée, je fais toujours mal les choses. Il ne m’a pas appelée hier… »
- « J’ai fait un rêve bizarre. On était, Hani et moi quelque part. Je rentre dans une chambre où il se trouve pour lui parler. Je vois son cadavre. Je me dis : à quoi bon lui parler, il est mort, il ne m’entendra pas. »
Elle signale le rêve d’un ton neutre et continue en parlant de sa mère.
Dans un premier temps je suis «sidérée» par le ton banal de l’évocation du cadavre de cet homme qui est venu «  animer » sa vie.
Je m’interroge : « Comment a-t-elle osé faire ce rêve ? Quelle percée fulgurante l’inconscient a faite ? a-t-elle rêvé l’inconscient de sa mère qu’elle disait orpheline en bas âge ? »

Le rêve moment magique, mais toujours soumis à la malléabilité de l’appareil psychique. L’analysant se permet de rêver quand la contenance de l’analyste a été suffisamment rassurante, protectrice, contre la « crainte de l’effondrement ». Le rêve n’aurait pas été sous cette forme crue, hyper condensée au maximum, si le terrain n’avait pas été préparé pour accueillir cette « image forte » sans grand danger…
Serait-il un rêve acting-out ? passage à l’acte effractif par levée brusque du refoulement qui confronte à la « chose » par force d’attraction, sauf qu’elle est là, cette «chose», en creux, l’absence. Le corps est présent. L’âme, la vie, n’y est pas. Psyché inanimée, désaffectée de la pulsion, à un moment où, pour la première fois de sa vie, elle fréquente un homme qui lui plait, adéquat. Elle se trouve confrontée à un potentiel de vraie intimité et d’un possible engagement.

Après cette séance, elle voyage pour sa compagnie, comme d’habitude, mais cette fois, me laissant un cadavre sur les bras…


Entre deux séances, réveil du trauma de l’analyste

Je me retrouve, pendant la semaine qui suit, prise dans un état second, mélange de tristesse paralysante et de révolte. La ville de Beyrouth est plongée depuis un moment dans un climat de panique générale, dû à une série d’explosions dans les quartiers « ordinaires » où se déploie la vie de tous les jours. La mort « réelle » nous attendrait à chaque coin de rue, à tout moment. Pour la première fois, les débuts de séances évoquaient systématiquement le danger couru à venir aux séances, à vivre chez soi, travailler, envoyer ses enfants à l’école… la peur d’éclater en morceaux, d’être déformé, handicapé…
La scène géopolitique réelle était « chauffée à blanc », ma scène psychique aussi, alors que ma patiente s’absentait dans des lieux sûrs… Heureusement…
Je baignais dans un temps qui ne « coulait » pas, épais, opaque. «  Irruption d’un temps autre (dirait Scarfone), temps actuel, temps de répétition, temps de l’acte ».
« Cadavre… », « À quoi bon… », « Il ne m’entendra pas… », revenaient comme un refrain lancinant...
Quel cadavre sur la scène analytique ? À quoi bon parler à qui ? De quoi ?
Un souvenir me revient comme une masse écrasante : l’assassinat de mon oncle paternel, d’une balle dans le dos. Militaire, il menait à la tête de sa troupe la mission de mater une manifestation armée.

Le trauma de la mort frappe de plein fouet. Mon père avait déjà perdu son frère aîné dans un accident médical. Cette fois c’était celui qui lui avait sauvé la vie à quatre ans, et avait été son protecteur et ami dans les pensionnats lointains où les parents les plaçaient.
Un climat indélogeable de sidération et de profonde tristesse envahit le champ familial, sans qu’il soit possible de "dire" et d’élaborer la perte : moi, très jeune, mon père, sans voix.
Nos traumas nous amènent à devenir analystes ; mais leurs fantômes nous hantent quand l’actuel les réactive. Seront-ils jamais suffisamment représentables ? Symbolisables ?

Il a fallu que je m’abandonne au déferlement de ce passé dans mon champ de conscience, que je me laisse submerger par la tristesse, et secouer par la révolte, avant d’être capable de m’arracher à l’emprise et l’attractivité du trauma, qui mêlait mon vécu à celui de l’analysante.

C’est "son" rêve à elle qui m’a ouvert l’accès, par contre-transfert ou, je dirais, en résonance à une enclave traumatique transgénérationnelle ; m’a permis de revisiter mon histoire et de m’y replacer, dans une temporalité « autre ».
Le retour du refoulé traumatique irreprésentable avait échappé à mon analyse personnelle parce que revenant en souvenir écran à ce moment-là. J’avais quatre ans, mon père et mon oncle, tellement beaux en costumes militaires, étaient mes héros. La cassure de la mort brutale avait emporté l’aimé et les certitudes. Le temps fracturé, avait perdu sa linéarité....
J’étais donc prisonnière d’un temps impassé, celui d’un deuil impossible.

Une reprise en main du projet analytique s’imposait ; mais comment? Comment se remettre dans la temporalité de ma patiente?
Comment me remettre dans cette position de "passivité assumée" (Scarfone), de décentrement, de passibilité ?



Sortir de mon histoire

Ma patiente, à son retour, m’a aidée à me réinsérer dans le tempo de l’analyse, la sienne.
Très rapidement, dans les séances qui suivent, à mon grand étonnement, s’ouvrent de nouvelles voies de travail analytique, d’exploration et d’expression du passé-présent traumatique d’Anne, chargé d’un amas de deuils inachevés, non élaborés, chez sa propre mère.
Traumas de pertes transmis à la petite fille et à l’adolescente par une série d’ « à quoi bon » : « À quoi bon la vie, les amis, les hommes, … » vidant le quotidien, ses découvertes et accomplissements de tout intérêt, le mettant sous le signe du non-sens et de l’inutilité.

La pulsion de mort est maîtresse du logis. Elle confisque la psyché. Pas de liaison possible. Les liens se perdent successivement, sans répit, sans possibilité de récupération. J’apprends alors que la mère a perdu son propre père à l’âge de trois ans, sa mère, à huit ans. Les grands parents à qui les enfants ont été confiés (elle et son jeune frère), décèdent l’un après l’autre quand elle atteint 11 ans. Les suit de près le mari de la tante qui les avait accueillis alors, homme dit affectueux et gentil. Les autres tantes et oncles, indifférents aux enfants, restent vivants.

Je me demandai souvent ce qui m’avait fait accepter en analyse cette patiente, peu intéressante de prime abord, qui parle lentement, par bribes, et se tait longuement : nos histoires se rencontrent. Toutes les deux avons hérité et porté en nous les morts non-enterrées du parent aimé.



Séance 2 : « C’est ma mère qui porte la mort (ou les morts ?), pas moi. »

« Hani était en voyage, il ne m’a appelée qu’une seule fois ». Le « me choisira-t-il ? » qui la préoccupait devient « me quittera-t-il ? »
« Je suis toujours bloquée avec lui ; ni j’ose avancer, ni je peux me retirer ».
« Vous ne savez pas dis-je, si vous souhaitez que votre copine ait raison. » Elle lui avait dit : « Hani va te quitter brutalement, du jour au lendemain ! »
« Des fois, je souhaite qu’il disparaisse, qu’il n’existe plus, c’est plus facile… »
«  Dans le rêve, il ne peut plus partir. Il est là, mais définitivement immobile » lui dis-je !
« Ma mère, je l’ai tuée, mon ami, je l’ai tué. Il ne me quittera pas, je l’ai tué parce que j’ai peur qu’il me quitte. Qu’il me quitte parce que je suis morte de dedans. »
« Il va avoir peur et partir. Je porte la mort. »
Après un long silence, qui semble être un voyage au pays de l’absence, elle s’exclame, comme brusquement réveillée d’une longue torpeur :
« Mais … Ce n’est pas moi ! C’est ma mère… C’est autour d’elle qu’il y a des morts ! »
« Mes parents sont morts-vivants. Ma mère a réussi à massacrer toute vie chez mon père, l’atmosphère de la famille est comme une tombe. Un silence mortel. ! Mon père était vivant, aimait faire des choses… Ma mère l’a changé en mort-vivant, (encore un cadavre à qui on ne peut plus parler), à le blâmer, le critiquer, le repousser, refuser tous les projets qu’il propose… les sorties de couple, en famille… »
« À quoi bon » disait-elle…

Le « à quoi bon », fin de non-recevoir, apposée par la mère à toute initiative de plaisir de vie… Ce qui compte c’est être « fort », « blindé » et « irréprochable ». Études et carrière avaient donc la bénédiction de cette femme qui a peu connu l’amour, n’avait pas le temps de se ressaisir et de se reconstruire entre deux disparitions.
Être fort, oui, tenir le coup la tête haute !
Être vivant, jouir de la vie, non ! Les émotions, les sentiments, c’est de la faiblesse, c’est du « n’importe quoi ».
« Ma mère n’a plus d’amis. Toujours, à un certain moment, elle croit découvrir quelque chose dans l’amie, qui la transforme en ennemie. Elle la quitte, et c’est à moi de la remplacer. »

Anne, joker sans place ni identité, destiné à remplacer l’absent, le mort.
Ne dira-t-elle pas plus tard, aux séances qui suivent : « Mon corps est interchangeable pour les hommes. C’est un objet anonyme. Quiconque peut me remplacer. »
Elle en est à ne pas retrouver son langage : « cette boule d’émotions en moi, je ne peux trouver les mots pour l’exprimer. J’emprunte des expressions de ce que je lis. »
La langue maternelle n’a pas transmis l’outil qui pourrait dire les désirs, les peurs, les peines de tous les jours…


Séance 3 – Procès du père

« J’ai rêvé que j’étais avec Hani, mais ce n’était pas lui. Je laisse mon sac avec lui pour rentrer aux toilettes. Je reviens. Il n’était plus là et le porte-monnaie avait disparu de mon sac. Ça réveille des traumas en moi. J’ai été volée deux fois. Je n’avais plus les cartes ; il fallait appeler les banques. Ça a confirmé que je ne peux faire confiance à personne. »
Rêve et réalité se mêlent.
- « Vous ne pouvez pas confier votre sac à un homme. »
Elle enchaîne : « Je ne sais pas pourquoi je ne supporte plus mon père, ni qu’il me parle. »
« En effet, dis-je, votre père vide votre sac et vous fait perdre vos cartes. » Faisant allusion aux déboires financiers du père, joueur compulsif, réparés par Anne et son frère ; mais aussi aux cartes qui guident ; à la fonction paternelle défaillante.
« À cause de lui, je ne peux pas être indépendante, acheter mon appartement et en finir d’eux. L’atmosphère est insupportable… je n’arrive pas à rentrer chez moi. »


Séance 4 – Je ne suis pas une femme, je n’ai pas le mode d’emploi

« J’ai fait un rêve : il y a une représentation théâtrale où je suis supposée jouer la femme sans avoir été préparée, sans briefing… J’étais bloquée. »
Après quelques associations : « Mon corps est un objet pour les hommes. Je ne sais pas quoi faire avec. Il est sale. Je me lave tout de suite après l’acte. »
Anne ne dit jamais : « faire l’amour ».
J’évoque la confusion de langues entre elle et ses partenaires.
« Julien est différent. Lui, parle. Il m’a demandé si j’avais été abusée. Il a pensé que j’avais été violée. Il me disait que je fais les choses comme un devoir, une punition. »

Julien est le collègue européen qu’elle rencontrait au fil des séjours de travail a l’étranger.
« Tu es tellement rigide et crispée. Pourquoi tu te prives de plaisir, comme si tu voulais en finir. Tu bloques l’échange. »
« Moi je me sens comme une planche d’en bas, comme si je n’existais pas en bas. »
Le corps est bien clivé. Une partie supérieure qui pense, travaille, socialise et une autre inférieure « condamnée ».
« L’étranger a mis des mots sur ce que vous pouvez ressentir. »


Séance 5 – Irruption du passé

Recherchant un moment d’intimité avec Hani, Anne lui propose une promenade au bord la mer. Coup de théâtre : elle se retrouve en face de Jad, le chef scout, sa femme et son groupe. Le passé traumatique ressurgit comme un rappel à la honte : sa position de corps-objet, à l’ombre du couple.
Elle constate le clivage de son être de femme, réduite à un objet sexuel sans aucun échange de paroles ou de sentiments.
« Mon corps et mon âme n’ont rien à voir l’un avec l’autre. Quand j’ai des sentiments, je vis des émotions, mon corps se fige. Le sexuel est facile, sans âme. »
Elle rapporte un rêve qu’elle dit bizarre :
« Je suis dans un dortoir, avec pleins de lits vides (scène primitive désaffectée). Moi, je suis étendue sur le lit. Une femme est en train d’extirper mes organes génitaux externes et de les découper. Je suis supposée avoir mal mais je ne sens rien. »
Je pensais : Anne se débarrasse dans le rêve de l’unique partie de son corps qui intéressait Jad et les hommes qu’elle avait connus avant l’étranger, Julien, qui lui, avait parlé avec elle. Partie insensible, « planche », morte, mais facile d’accès.
« Vous vous infligez une mutilation qui vous délivre de la honte de vous être laissé faire. Vous vous débarrassez de votre passé, de la chair sale et honteuse », lui dis-je.

À la séance suivante, Anne arbore un sourire timide en arrivant.
« On a parlé Hani et moi et on s’est embrassé. C’est la première fois de ma vie que j’ai envie d’embrasser quelqu’un. »
Elle pleure longuement en silence.
Hani lui avait dit « pourquoi te mets-tu toujours à ma place ? Fais ce qui te convient à toi. Je suis heureux quand tu es heureuse. »

On enterre les cadavres. Place aux vivants.