Commentaires d'articles et d'ouvrages

Jacques Lacan

Une œuvre au fil du miroir

Maurice KHOURY


Cet ouvrage est le fruit du Colloque du Cercle d'Études Psychanalytiques des Savoie, tenu le 1er avril 2006 à Aix-les-Bains (Dir. François DUPARC, avec la collaboration du Cercle d'Études Psychanalytiques des Savoie et de Guy CABROL, Bernard CHERVET, Sydney COHEN, Gilbert DIATKINE, Jacques DUFOUR, Alain DE MIJOLLA, Sophie DE MIJOLLA-MELLOR, Bernard PENOT, Dominique SUCHET).

L'ouvrage Jacques Lacan ; une œuvre au fil du miroir, vient d'être publié aux éditions In Press (2010) sous la direction de François Duparc. Actes du colloque du Cercle d'Études Psychanalytiques des Savoie, les auteurs qui y participent - « freudiens de renom » - retracent l'évolution de la pensée lacanienne qu'ils tentent de remettre au travail.

Évoluant au fil de cinq axes fondamentaux qui jalonnent la pensée de Lacan, ces auteurs, pour la plupart membres de la Société Psychanalytique de Paris (SPP), reprennent des concepts fondamentaux comme l'Imaginaire, le Symbolique, le Réel et l'après-coup (que Lacan a particulièrement formalisé après Freud) en les situant dans le contexte des années qui ont assisté à leur éclosion. L'ouvrage rapporte avec originalité ce qui, de la riche contribution de Lacan à la connaissance du psychisme, a bouleversé le paysage de la psychanalyse dans l'ensemble et la psychanalyse française en particulier.

Reprendre des aspects de la pensée de Lacan par une majorité de non lacaniens a souvent relevé du paradoxe : être en « culture hors sol » de par la texture terminologique utilisée mais en même temps avoir le mérite d'un certain recul dans la compréhension du phénomène considéré.
La lecture de collègues lacaniens a souvent la vertu d'une cohésion interne dans l'utilisation d'un lexique propre à rendre compte d'une pensée - même si parfois, cette cohésion se perd dans un isolement langagier duquel le lecteur a du mal à s'extraire. En revanche, les non lacaniens qui ont saisi l'importance de l'apport de Lacan et leur dette envers son oeuvre (F. Duparc) s'essayent, avec leur connaissance solide de la métapsychologie freudienne, à procéder à un va et vient comparatif continu entre le langage conceptuel lacanien et le socle métapsychologique freudien dont sont issues certaines notions de Lacan, notions pourtant loin de prétendre embrasser l'essentiel de ce qu'a voulu dire Freud.

Car n'oublions pas la place de Lacan comme ancien membre de la SPP, dans la généalogie de la psychanalyse française : ce que reprend l'ouverture du colloque par François Duparc, retraçant l'historique du parcours institutionnel de Lacan, sa présidence de l'Institut de formation de la SPP, les scissions, sa déception quant à son désir de rejoindre l'Association Psychanalytique Internationale et son apport théorique subversif à partir et au-delà des textes de Freud.

Dans l'intervention suivante, Jacques Dufour assimile subtilement le Saint et l'analyste, tous deux « ne donnant prise à aucune identification à une image lénifiante et idéale [d'eux]-mêmes ». Mais en pensant son École sur le modèle d'une cure analytique, libérant le sujet de ses identifications aliénantes, Lacan se prit et « se vit être pris comme un idéal dans le réel ». Au lieu d'être confrontés à la question ouverte par l'Inconscient et le devenir analyste, ses partisans « n'eurent d'autre solution que de se conformer à son enseignement et de se vouloir ses disciples ».

Dans sa structure, l'ouvrage évolue en cinq parties fondamentales inspirées de l'enseignement de Lacan :
- Lacan et l'Imaginaire (D. Suchet, F. Duparc ; discussion animée par A. de Mijolla)
- Du langage au Symbolique (G. Diatkine, B. Chervet ; discussion animée par S. Cohen)
- Du Réel et de l'aliénation (B. Penot, G. Cabrol ; discussion animée par J. Dufour)
- Des noeuds et des scissions (F. Duparc, S. de Mijolla-Mellor) ; discussion animée par A. de Mijolla)
- Après-coup du débat (J. Dufour, F. Duparc).


LACAN ET L'IMAGINAIRE

Dans la partie sur l'Imaginaire, l'exposé de Dominique Suchet, L'objet invisible, reprend l'essentiel de l'apport de Lacan sur le moi en tant que leurre et méconnaissance, à partir de sa théorisation du stade du miroir dans la formation du Je (1936). Le moi se constituerait dans la reconnaissance de sa propre image anticipée, l'image spéculaire, qui est un glissement du narcissisme chez Freud. Suchet se demande par ailleurs « ce qu'apporte la théorie lacanienne du spéculaire et de l'imaginaire dans la compréhension de la mobilité libidinale et surtout ce qu'elle modifie de la compréhension de la résistance à l'oeuvre dans la cure ».
À partir des années 50, en formalisant les registres de l'imaginaire et du symbolique, Lacan soutient que l'expérience psychanalytique était devenue une expérience de discours, que les mots ne se limitaient pas à la communication consciente, qu'ils sont aussi porteurs d'images et que le langage est la seule voie de représentation de l'inconscient. Quant à la conception de l'objet en psychanalyse, Lacan récuse la notion de la trouvaille d'un objet satisfaisant et harmonieux en développant, dans son séminaire, La relation d'objet, la notion de manque d'objet qu'il articule au triptyque de l'imaginaire du symbolique et du réel ; cet objet invisible que Suchet réfère à la statue d'Alberto Giacometti.

La deuxième communication, Du stade du miroir à l'imaginaire dans l'oeuvre de Lacan de François Duparc, retrace l'histoire du concept du stade du miroir en rappelant qu'à ses débuts, Lacan n'en avait pas encore exclu l'affect et l'univers pré-langagier de l'infans : « une imago en-deçà de l'image, de l'ordre du cannibalisme, du lien fusionnel et du ressenti, précédant le stade du miroir et l'intrusion du rival. » À cette période, il situait l'imaginaire entre le biologique, le réel du corps, et la parole appartenant à l'ordre symbolique des complexes familiaux. Mais c'est plus tard, pour sortir de la dualité spéculaire, à l'origine de l'agressivité meurtrière et paranoïaque, que l'Idéal du moi, le symbolique et la parole de l'Autre viennent délivrer le sujet de son aliénation.
En outre, Duparc distingue dans cette période de narcissisme primaire l'apport de Lacan qui introduit l'autre, le rival comme prolongement du stade du miroir, et l'aspect solitaire du narcissisme selon Freud - auto-érotisme primaire sans objet ; il y ajoute « l'illusion narcissique » de Winnicott lorsqu'il dit que l'enfant « crée l'objet ».
Duparc continue en questionnant le changement vers une abstraction à l'extrême dans la pensée de Lacan : « Le mouvement qui faisait de l'imaginaire une étape vers la symbolisation, [...] est rigidifié dans une évolution inexorable vers la sublimation et l'abstraction à l'extrême. » Il s'interroge : « Que s'est-il donc passé pour que "l'autre" du miroir devienne ainsi source d'aliénation, plus que d'intégration ? » Duparc tente d'y répondre en se reportant à Marc Reisinger - qui relate l'histoire du jeune frère mort alors que Jacques Lacan avait deux ans, et du désinvestissement affectif de sa mère déprimée - et en faisant l'hypothèse d'après laquelle l'abandon de Lacan par l'IPA aurait infléchi son oeuvre vers une tonalité plus ascétique.


DU LANGAGE AU SYMBOLIQUE

Dans une critique de la théorie linguistique structurale de Lacan, Gilbert Diatkine - Le langage et la pulsion chez Lacan - rappelle avec minutie le point de vue de Freud sur le mot - d'esprit - et son rapport avec l'inconscient ainsi que celui de R. Jakobson et E. Benveniste, linguistes auquel Lacan se réfère. Il y montre l'écart de Lacan qui soutient sa théorie structurale de l'inconscient, formalisée par la célèbre expression « l'inconscient est structuré comme un langage ». La théorie d'un inconscient qui pourrait être structuré (comparaison des tropes du discours avec les processus primaires de l'inconscient) ne peut selon Benveniste accepter l'affirmation d'un inconscient entièrement structuré comme un langage. Diatkine invoque De Saussure qui définit « le langage comme l'ensemble disparate des faits étudiés par la linguistique » et soutient que « le langage n'a donc évidemment aucune "structure". »
Lacan relativisera sa théorie structurale de l'inconscient en 1962 (L'Angoisse) et la rejettera en 1972 quant, devant Jakobson qui assiste à son séminaire, il reconnait : « Il faudra, pour laisser à Jakobson son domaine réservé, forger quelque autre mot. J'appellerai cela la linguisterie… mon dire, que l'inconscient est structuré comme un langage, n'est pas du champ de la linguistique. » Après la linguistique comme paradigme de référence, Lacan se rapportera aux modèles mathématiques, aux « mathèmes », puis aux « noeuds borroméens ».
Autre notion centrale dans la théorie lacanienne que Diatkine va rappeler : c'est la théorie du Signifiant qui va différer de celle de la linguistique structurale par l'autonomie du Signifiant par rapport au signifié auquel il n'est plus rattaché. Le signifié va s'estomper et quitter la scène, laissant la voie à un jeu de signifiants dépourvus de sens mais qui vont déterminer le sujet de l'inconscient - même si le signifié demeure incompris. D'où la formule énigmatique de Lacan : le signifiant est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant.

Dans sa communication Jacques Lacan et l'après-coup ; Une identité de Lacan : l'après-coup de Freud, Bernard Chervet commence par exprimer le style de pensée dialectique d'un Lacan qui a « l'art d'être déroutant, par sa capacité à soutenir deux logiques incompatibles de façon concomitante. » Les grandes lignes de cette communication montrent comment l'apport de Lacan, se situant comme un après-coup de la découverte freudienne, est pris au piège du retour à Freud. Faisant revivre un texte freudien ravalé en savoir et tendant à s'affadir et à se perdre - en essayant de redonner sa valeur au concept de nachträglich, dilué par les analystes de l'après-guerre -, Lacan se serait donné comme mission d'être « l'après-coup même de Freud. »
Pour Chervet, et revisitant le corpus freudien qui, on le sait, se doit d'être régulièrement réinvesti, Lacan s'est ainsi octroyé l'identité de quelqu'un pouvant échapper au déclin théorico-institutionnel en essayant d'en restaurer la puissance de vérité ; il relit le texte allemand contre toutes les « traductions-trahisons-réductions de l'esprit freudien » et tente d'incarner l'après-coup qui fonde la vérité de ce qui a précédé. Ce faisant, et graduellement, Lacan se trouve empêtré dans les rets d'un imaginaire dont il avait toujours dénoncé l'aliénation.
Concernant la temporalité de l'après-coup, Chervet invoque les trois temps de la genèse du symptôme selon Charcot, ces trois temps ayant été repris par Lacan pour souligner la logique temporelle de la subjectivation dans son article Le temps logique et l'assertion de certitude anticipée (Écrits, 1966 [1945]). Dans son article, Lacan rebaptise ces trois temps comme étant l'instant de voir, le temps de comprendre, le moment de conclure ; une manière de reprendre dans le langage freudien, le voir du traumatique, la période de latence et de l'élaboration secondaire dans le temps de comprendre, et la production finale du symptôme, du rêve et de tout discours dans le moment de conclure.
Dans le procès de l'Après coup, Chervet continue en soulignant chez Lacan l'importance du langage parlé dans la processualité du psychisme : « tous les processus inconscients entretiennent un rapport étroit à une structure de code reliée au langage. » La processualité serait engagée à tous les niveaux du psychisme, le langage étant le principal médiateur en tant que code.


DU RÉEL ET DE L'ALIÉNATION

Dans Le circuit pulsionnel, moteur de la subjectivation, Bernard Penot reprend ses points de vue sur le devenir sujet à partir du jeu fondamental des couples d'opposés pulsionnels dans l'étude de Freud sur les perversions (sadisme-masochisme, voyeurisme-exhibitionnisme), ce que Lacan reprendra par la suite dans le circuit pulsionnel qui engage le sujet et l'objet premier dans une dynamique « d'aller et retour » par laquelle chaque couple pulsionnel tend à se structurer.
Pour Lacan, le circuit pulsionnel en forme de boucle s'accomplirait lorsque, partant du corps érogène, la pulsion « accroche » quelque chose du côté de l'objet visé et revient au corps propre ; ce circuit s'articule aux trois modes positionnels conçus par Freud : l'auto-érotisme, la recherche de satisfaction active envers l'objet et enfin, la satisfaction sur le mode passif en se faisant objet du regard ou du sadisme de l'autre extérieur (exhibitionnisme, masochisme).
Penot continue en soutenant que pour Lacan, « la satisfaction pulsionnelle va davantage résider dans l'accomplissement du périple, la richesse de son détour, plutôt que dans la prétention à posséder véritablement l'objet en tant que telle pour en jouir ».
Dans l'échange intersubjectif, les retournements-renversements d'objet et de but, la passivation réciproque et les réponses de l'autre maternel vont permettre à l'enfant l'amorce d'un repérage subjectivant ; une des failles de ce repérage se retrouve chez la boulimique qui s'efforce de colmater « le défaut d'avoir pu s'éprouver elle-même, à l'origine, délectable aux yeux de la mère sans s'en sentir détruite ».
Penot termine sa communication par une riche situation clinique illustrant ses développements et montrant comment son analysante est parvenue à instaurer un jeu de retournement-renversement dans son rapport avec sa mère, leur permettant d'échanger avec plaisir les différents modes positionnels de satisfaction, actif-passif, dominant-dominé.

Guy Cabrol commence son exposé Une théorie de la psychose ? par une hypothèse sur les écarts conceptuels entre Freud et Lacan. Il compare les débuts de Freud avec l'hystérie et ceux de Lacan avec la psychose et l'énigme de la paranoïa, partant de sa thèse de Doctorat, La psychose paranoïaque et ses rapports avec la personnalité. Le cas Aimée, avec sa Paranoïa d'autopunition, serait pour Lacan la Dora de Freud.
Cette thèse de 1932, qui cite des auteurs ayant balisé les travaux sur les psychoses comme Abraham, Mack Brunswick…, avait été suivie par les développements donnant lieu au séminaire sur les psychoses (1955-56), développements qui se soldent par le célèbre texte des « Écrits » : D'une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose.
Mais avant, et dans la continuité de ses travaux sur le stade du miroir, Lacan reconnait dans l'agressivité « une tension corrélative de la structure narcissique » (1948), avec toutes les imagos archaïques dans une même structure, celle du fantasme du corps morcelé. Plus tard, dans la métaphore hégélienne du maître et de l'esclave, il souligne la dominance d'une rivalité fondamentale, une lutte à mort du fait de l'aliénation à l'autre « qui constitue la base de ce qu'il décrit de la connaissance dite paranoïaque ».
Dans les années 50, c'est avec la mise en place de l'ordre symbolique, du registre imaginaire et du réel que Lacan développe ses idées sur la forclusion dans la psychose, mécanisme de défense primitive et rejet d'un signifiant fondamental, le Nom-du-père. La forclusion traduirait une défaillance de la symbolisation primaire, la Bejahung. Comme la condition du sujet est ce qui se déroule en l'Autre (ce qui s'y déroule est articulé à un discours, une structure régie par des lois), la communication délirante et l'hallucination psychotique restent aliénées à un message venant d'un autre semblable, qui n'est pas le lieu de l'Autre et qui est coupé de ses références symboliques.
Ainsi, la persécution qui viendrait de l'autre chez le délirant, serait un message qui traduit sa propre parole. Cabrol rapporte ici l'exemple donné par Lacan de l'hallucination auditive « truie » d'une patiente qui attribue ce mot à l'amant de sa voisine alors qu'il traduit sa propre parole revenant sous une forme inversée de l'autre semblable.
Cabrol continue en exposant les développements ultérieurs de Lacan sur les psychoses en reprenant la formule d'un inconscient structuré comme un langage, avant de terminer par l'article princeps de 1966, D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose.
Dans cet article, Lacan développe son schéma "L" où « La condition du sujet S (névrose ou psychose » dépend de ce qui se déroule en l'Autre. » Cette dialectique du désir se joue autour de la notion de Phallus, c.-à-d. de la loi comme signifiant fondamental de l'inconscient. L'enfant s'identifie d'abord à l'objet de désir de la mère - le Phallus du père - avant de s'identifier à celui qui le porte, accédant de ce fait au Nom-du-père, symbole de castration. L'enfant advient alors comme sujet dans l'univers symbolique, divisé par l'ordre même du langage.


DES NOEUDS ET DES SCISSIONS

François Duparc aborde ici de manière originale et personnelle La théorie des quatre discours, développée en 1969 par Lacan dans son séminaire intitulé L'envers de la psychanalyse. Ces discours présentent un intérêt pour la psychanalyse des groupes, des institutions et de la société.
Le propre de ces discours, « relations fondamentales » et « configurations relationnelles indépendantes de la conscience individuelle », c'est qu'ils peuvent paradoxalement subsister sans paroles ; leurs structures, en rapport avec les lois sociales, se caractérisent par une « dominante » (qui donne son nom au discours), une vérité inconsciente, un travail et un produit. Ces quatre discours sont ceux de l'universitaire, du maître, de l'hystérique et de l'analyste.
Le discours de l'Universitaire est en rapport avec le « tout savoir », qui est le discours de la bureaucratie, celle qui gère l'économie par la science, des plans et des assurances - Lacan reprenant ici une formule du philosophe Kojève. C'est aussi le discours de la science « qui pousse à toujours savoir plus, quitte à produire des esclaves du savoir : les étudiants ». Dans le domaine de la psychopathologie, c'est le discours de la névrose obsessionnelle.
Le discours du Maître est celui du chef d'armée ou d'entreprise. Ils font agir l'autre en lui extrayant travail, produit et savoir. La dominante de ce discours est la loi, l'autorité. Lorsque ce discours se détraque, « il devient le discours du moi, et peut conduire à la posture agressive ou sadique du paranoïaque, qui cherche à s'approprier le pouvoir phallique du rival, de l'image spéculaire ».
Le discours de l'hystérique met à la place dominante le symptôme ou l'acte manqué. Il évoque directement la pathologie, contrairement aux deux précédents qui définissent une fonction sociale. Dans le champ social, c’est le discours des philosophes et des artistes, qui ont la capacité de créer un regard différent sur la société.
Quant au discours de l'analyste, il est relié à la fonction freudienne de l'objet perdu (l'objet petit a pour Lacan) ; fonction de déperdition qui fait le lit du masochisme (Lacan). Cette fonction - la futilité de l'objet a que l'analyste incarne - permet à l'analysant de déconstruire son savoir et d'être confronté au désêtre et au vide ; ce qui, selon Duparc, risque par ailleurs la production d'un nouveau signifiant-maître, ce qui n’a pas que des effets positifs.
Dans ces discours, Duparc y voit une certaine articulation avec les fantasmes originaires de Freud, les « catégories primitives de la pensée » (l'Homme aux loups) et les « complexes familiaux » du début de l'oeuvre de Lacan. Par ailleurs, les exemples et commentaires qu'en fait Lacan « constitue l'ébauche d'une théorie des groupes, comparable à celle des hypothèses de base élaborée par bion [...] pour Bion, les groupes étaient organisés par des hypothèses ou présupposés de base, très proches de fantasmes primitifs proches du ça ».
Duparc termine en soutenant que cette théorisation de Lacan permettait de comprendre les pathologies tant individuelles que groupales, notamment les sociétés de psychanalystes, avec les phénomènes d'idéalisation d'un Maître, de transmission clanique du savoir, les scissions persécutives ou le maternage infantilisant des analystes.


Sophie de Mijolla-Mellor, et dans Les enjeux théoriques de la création du quatrième groupe, retrace la configuration et les logiques qui ont été à la base de la scission de 1969, celle qui a été à la base de la fondation du IVème groupe (Organisation des Psychanalystes de Langue Française - OPLF), issue de l'École freudienne de Paris fondée par Lacan.
Après les deux premières scissions, celle de 1953 et de 1964, un groupe d'analystes, dont J.-P Valabrega, F. Perrier et P. Aulagnier, participent à la fondation IVème groupe qui s'annonce comme un lieu tiers, une alternative refusant toute possibilité d'aliénation tant à l'institution lacanienne qu'à l'IPA ; une organisation qui se voulait « instituante » et non « instituée », « invitée à se réinterroger périodiquement sur elle-même voire à se "ré-instituer" ».
L'aliénation serait pour de Mijolla-Mellor un risque dans la relation que le futur analyste entretient avec son analyste, avec son propre désir de devenir analyste, avec l'institution à laquelle il souhaite s'affilier, avec le savoir analytique et enfin avec le tiers médiateur (membre du jury d'admission et superviseur).
Dans sa remise en cause de l'aliénation analytique et institutionnelle, le IVème groupe dénonce aussi bien le principe de l'analyse didactique, analyse « pure », vertement critiquée par Lacan, que les effets séducteurs de la parole d'un maître envahissant l'espace de l'analyse. Quant à Lacan, il aurait été critiqué, non pas pour son oeuvre critique vis-à-vis des impasses posthumes de la révolution freudienne ; mais « c'est en revanche lorsqu'il se systématise et fonde ses propres institutions qu'il se trouve pris au piège de ce qu'il avait su dénoncer chez les autres. »
Sur la question du pouvoir dans le champ analytique, J.-P. Valabrega avait clairement affirmé que la seule manière de traiter analytiquement le pouvoir, c'est de renoncer à son exercice. Le maître mot était, une fois de plus : « séparation des pouvoirs. Séparation du "pouvoir analyser" et du "pouvoir habiliter". »
Mais là où le IVème groupe a été le plus innovateur, c'est dans la tentative de contourner le dernier type d'aliénation évoqué plus haut - celui du candidat analyste à son superviseur - avec ce qu'il a appelé « l'analyse quatrième » ou « pluriréférentielle ». Dans ce type de travail, l'élaboration ne prend pas seulement en compte « le candidat-analyste et l'analyste qui le supervise par le biais du patient qui est en analyse et dont il parle, mais aussi celui qui a été l'analyste du candidat ».

Dans ces réflexions mettant en cause le pouvoir et les effets imaginaires de séduction dans le champ analytique et institutionnel, mise en cause dont à pu profiter dans son ensemble la psychanalyse française, il nous semble curieux que n'ait pas été suffisamment évoquée, ne fut-ce que dans sa dimension historique, la récente scission et l'affiliation à l'IPA d'un groupe d'analystes issu du IVème groupe ; elle a été a peine effleurée dans l'une des interventions du débat.


APRÈS-COUP DU DÉBAT

Dans L'ornithorynque (Bion-Lacan), Jacques Dufour commence la dernière partie en examinant la fonction du mensonge dans le langage en psychanalyse à partir des apports de Bion et de Lacan. Pour Bion comme pour Lacan, le mensonge du langage sera reconnu comme incontournable mais les deux auteurs divergeront quant à la fonction de ce mensonge.
« Pour Bion, le langage ment car il est solution défensive à des turbulences émotionnelles insupportables. » Le mensonge aurait fonction de déni de peurs indicibles, et il appartiendra à l'analyse d'entendre, de penser et de rendre pensables ces peurs.
« Pour Lacan, le langage ment car en tant que logique signifiante, il ne peut dire au sujet sa vérité inconsciente. » Le sujet qui ment tient un langage logiquement vrai et il appartiendra à l'analyse de briser ce mur du langage (et non de le penser comme chez Bion) pour que ce sujet se découvre menteur.
Reprenant les avancées bioniennes, Dufour soutient que la pensée évacuatrice des angoisses imposant une solution d'urgence constitue le prototype du mensonge, alors que la pensée pensante de ces angoisses éveillant une souffrance d'absence serait « le prototype de la vérité qui, de la "non-chose", conduit aux pensées oniriques puis à la pensée verbale ».
Alors que Bion fonde sa démarche sur une transformation des peurs primitives par la rêverie maternelle, Lacan conçoit la relation primaire à la mère comme une relation imaginaire, incestueuse et aliénante que va rompre la loi paternelle avec l'introduction par la mère d'un signifiant primordial, le Nom-du-père. Processus qui va se complexifier à nouveau dans la théorisation lacanienne quand Lacan écrira que le désir du sujet est le désir de l'Autre, aliénation fondamentale du sujet.
Autre point théorique chez Lacan qui va venir problématiser encore la notion de mensonge : le concept de division du sujet inconscient hors de tout savoir, qui va infiltrer le langage en psychanalyse et où une énonciation peut aussi bien dire une vérité que son contraire ; division du sujet entre sens possible et irréductible non-sens. La recherche de la vérité ne sera pas pour Lacan dans la voie d'un savoir à acquérir, « mais dans le chemin d'une vérité intersubjective entre analysant et analyste, s'employant à démasquer un langage qui trompe et aliène l'analysant à lui-même ».
Quant à « l'irréversible trou de la forclusion » (Dufour) pour Lacan, il sera pour Bion la source d’une démarche transformatrice qui impose à l'analyste l'abandon de sa position d'interprète du langage pour se plonger dans l'inconnu des turbulences émotionnelles en leur donnant, par sa capacité de rêverie, une nouvelle voie de symbolisation par la pensée et le langage.

Sur la question du mensonge dans l'histoire de la psychanalyse, nous trouvons utile de rappeler les débuts de cette notion, très tôt présente chez Freud avec le proton pseudos du mensonge hystérique1 et chez Ferenczi qui, dans son article Principe de relaxation et néocatharsis2, avance une phrase riche de sens : « Même si certaines allégations de patients étaient mensongères et irréelles, la réalité psychique du mensonge lui-même demeurait un fait irréfutable. Il est difficile d'imaginer ce qu'il fallut de courage, de force, d'opiniâtreté et aussi de dépassement de soi pour traiter froidement de fantasme hystérique la tendance fallacieuse des patients au mensonge, et pour l'estimer digne, à titre de réalité psychique, de faire l'objet d'attention et de recherche. »



François Duparc termine avec son dernier exposé, Aux origines de la représentation : Imaginaire, Symbolique et Réel (ou le mystère de la Sainte Trinité), en articulant théorie et délire chez Freud - qui s'étonne de la parenté entre métapsychologie, folie et vérité - et ses successeurs.
Pour Duparc, Lacan aurait eu le génie de « préserver l'apport freudien, et de soutenir la triangulation oedipienne au coeur des avancées de la psychanalyse de l'enfant et de la psychose, quelle que soit la « forclusion » de l'ordre symbolique, et celle du Nom du Père, et de la Loi interdictrice de l'inceste ». La notion des complexes familiaux et l'articulation avec la linguistique structurale auraient pour une part contribué à l'intérêt des psychanalystes français pour le transgénérationnel ; chez Lacan, ces réflexions auraient été formalisés par la célèbre « trinité lacanienne » du Symbolique, de l'Imaginaire et du Réel (RSI).
Lacan annonce sa conception des trois registres en 1953, conception qu'il ne lâchera plus jusqu’à ses dernières réflexions sur les noeuds borroméens. Duparc y voit une parenté avec la stratification de Freud de l'appareil psychique dans l'Esquisse d'une psychologie scientifique et les formulations de Bion sur les Préconceptions, les éléments β ou α.
Dans sa réflexion, Duparc développe sa vision des trois registres RSI et leur rapport à la question de la temporalité dans l'appareil psychique ; alors que les registres de la représentation chez Freud (représentation motrice, représentation d'image et représentation verbale) ont maintenu l'inscription temporelle en plusieurs temps, malgré la conception d'une intemporalité de l'Inconscient, « La prééminence du Symbolique, tout autant que celle de l'Imaginaire, produit des effets de confusion atemporelle, et ne permet pas l'élaboration des traces traumatiques ». Un investissement excessif des représentations de mot serait le propre des schizophrènes, disait Freud.
Duparc continue en développant la conception des registres et comment pour Lacan, l'imaginaire, incarné par le miroir leurrant, va être soumis au plus vite à l'ordre symbolique du langage afin d'être désaliéné du piège paranoïaque ou abêtissant que celui-ci constituait pour lui. Mais malheureusement, la parole peut à son tour devenir mensongère en se mettant au service de l'aliénation, et le sujet se trouver aliéné par un langage trop universel, idéologique qui va tourner en rond. Le Symbolique que Lacan prônait contre le langage « imaginaire » des post-freudiens aurait été rattrapé par les impasses imaginaires dans sa propre École, d'où sa dissolution en 1980.
Duparc termine avec la question du Réel chez Lacan, comme rencontre manquée, comme trou et comme rapport impossible. Les mathématiques étant supposées cerner le Réel, Lacan s'écarte quelque peu de sa fascination pour la linguistique et trouve dans les noeuds borroméens une manière de faire tenir ensemble Symbolique et Imaginaire, articulés avec le trou du Réel. Mais le risque d'une « mystique du Réel » étant toujours présent, « la nécessité d'une triangulation [s'impose], même aux limites de l'indicible ».


POUR CONCLURE...

Cet ouvrage nous semble avoir une double portée. Celle de rappeler les jalons de l'apport lacanien en les remettant au travail et celle de problématiser cet apport par des interrogations et des hypothèses originales, spécifiques à l'intérêt des auteurs qui y ont participé. Dans le premier prolongement de ces interrogations, il est utile de souligner les riches discussions - rapportées dans le livre - qui ont suivi les exposés, discussions animées par A. de Mijolla, S. Cohen, J. Dufour et qui apportent des précisions, des ajouts, ainsi que de nouvelles voies de réflexion aux questions et hypothèses proposées dans les communications.

Si la structure générale de l'ouvrage porte dans l'ensemble sur les trois registres (RSI) qui ont tenu la route jusqu'à la fin de la vie de Lacan, comme l'a bien rappelé F. Duparc, c'est que toutes les autres notions semblent y être reliées ; le stade du miroir, la théorie du langage et l'Inconscient structuré, la notion de subjectivation par le circuit pulsionnel, la notion d'après-coup, la théorie de la psychose et la forclusion du Nom-du-père, la théorie du manque d'objet, pour finir avec les noeuds borroméens, qui viennent tenir ensemble le tout.

Mais un seul absent : la notion de Désir. Insuffisamment abordée, elle rend compte d'une variante fondamentale de la notion de pulsion chez Freud dont elle serait en partie issue, mais avec le facteur somato-psychique en moins. Le corps n'y est pas... Au carrefour de la psychologie et de la philosophie, le désir serait chez Lacan un manque inscrit dans la parole, mais aussi un concept qui n'a guère qu'un objet évanescent comme pôle d'attraction (l'objet petit a), un objet qui cause ce désir et qui toujours se dérobe, contrairement à la pulsion qui a toujours un soubassement somatique qui l'amarre et un objet, même si ses limites sont parfois mal définies ; encore que, à y regarder de près, la pulsion nous semble, dans sa constitution même, au moins aussi complexe que le désir, comme le montrent les tentatives par certains auteurs de comprendre des énoncés aussi « simples » de Freud que celui de « concept-limite entre le psychique et le somatique » et celui de la définition de la pulsion comme « mesure de l'exigence de travail imposée au psychique en conséquence de sa liaison au corporel ». Le Désir serait peut-être aussi une sorte de concept-limite entre la demande et le besoin, en « [s'ébauchant] dans la marge où la demande se déchire du besoin » (Lacan). C'est seulement lorsque l'objet de la demande manque que le désir advient et se crée.
Pour en revenir au concept de Désir dans l'ouvrage, nous pourrons peut-être le relier aux trois registres en l'introduisant par la porte du manque :

- Le désir est toujours teinté d'imaginaire dans la mesure où il poursuit une image qui va s'avérer après-coup leurre inatteignable ;

- Sa part symbolique vient du fait que la loi est inhérente au désir comme le soutient Lacan quand il dit : « ce qui fait la substance de la loi, c'est le désir pour la mère, et qu'inversement, ce qui normative le désir lui-même, ce qui le situe comme désir, c'est la loi dite de l'interdiction de l'inceste. » (Lacan, 1959-60, l'Éthique de la psychanalyse) ;

- Quant au rapport du désir au réel, il fait référence à l'inarticulable, au « désir de rien », en proie à une déliaison continue et au « désêtre » de la fin de l'analyse selon Lacan ; Désir impossible articulé à une sorte de déconstruction permanente d'un savoir.


NOTES

1 « Premier mensonge ». Dernière partie de l'Esquisse d'une psychologie scientifique - Psychopathologie - (S. Freud [1895], Naissance de la psychanalyse, puf).
2 Ferenczi S. (1929), Principe de relaxation et néocatharsis, Psychanalyse 4, OEuvres complètes, 1927-1933, Payot, Paris, 1982.