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Désir du psychanalyste et contre-transfert

De l'analyste miroir à l'analyste désirant

Maurice KHOURY

(Article traduit en anglais et publié dans l'ouvrage collectif The Lacan Tradition; Lines of Development; Evolution of Theory and Practice over the Decades, Edited by Lionel Bailly, David Lichtenstein and Sharmini Bailly.  2018, Routledge.)

Résumé : La notion lacanienne de Désir du psychanalyste trouve son apogée autour des années 60, période pendant laquelle se jouait la décision du Comité Exécutif de l’IPA de retirer à Lacan son statut de didacticien. La notion apparaît surtout en réponse aux développements qu’a connu le concept de contre-transfert dans la psychanalyse britannique : les affects suscités chez l’analyste par le transfert du patient, affects réutilisés dans le processus analytique, ne doivent pas occulter une position fondamentale de l’analyste dans la direction de la cure, position néanmoins énigmatique qui se joue dès les premiers moments où un analysant décide de devenir analyste.
Ce texte examine les axes principaux qui ont porté Lacan à forger la notion de
Désir du psychanalyste, en s’interrogeant aussi, à la lumière de ces axes, sur ce qui avait empêché Freud d’écrire son essai sur le contre-transfert.


Le Désir du psychanalyste est une notion lacanienne qui a été peu conceptualisée dans les séminaires et les écrits de Lacan. S’il en parlait d’une manière conjecturale, la notion s’est graduellement frayé son chemin jusqu’à devenir le pilier de la pratique psychanalytique au fil de ses séminaires, notamment dans Le transfert (1960-1961), L’angoisse (1962-1963), Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1963-1964), la communication des Écrits, Du « trieb » de Freud et du désir du psychanalyste ainsi que dans des interventions diverses. Le désir du psychanalyste se dégage aussi à partir de la notion de désir qui constitue la plateforme de sa théorie du manque comme élément subjectivant et structurant du psychisme, et comme donnée emblématique se dessinant autour des événements qui ont agité la psychanalyse française au début des années 60. Cette notion doit aussi en grande partie sa raison d’être à la conceptualisation croissante et vertement attaquée par Lacan, qu’a pu prendre le concept clinique de contre-transfert chez Freud et les post-freudiens, notamment dans la psychanalyse britannique des années 50 et ses développements.

La notion de désir du psychanalyste trouve son apogée dans les années qui suivent la décision du comité exécutif de l’IPA de retirer à Lacan sa fonction de didacticien alors qu’il était encore à la Société française de Psychanalyse en 1963. Au lendemain de la décision du comité exécutif, Lacan devait interrompre son séminaire sur les Noms-du-Père après une séance unique pour le remplacer, avec un changement de lieu, par un séminaire sur les fondements de la psychanalyse (Lacan, 1964 b).
Cette rupture dans le rapport à la filiation dans la formation des analystes – rupture dans le processus de transmission pour Lacan – a donc été contemporaine d’une autre rupture, la « suspension » de son séminaire qui a dès lors pris pour certains une valeur signifiante : un silence devenu parole désirante. Cette parole se risquait toutefois dans une sorte de duel avec la théorie et la clinique freudiennes conjointement à l’annonce d’un « retour à Freud » par l’intermédiaire de Descartes. E. Porge le dit en ces termes : « En procédant à un retour à Freud qui prend appui sur le sujet cartésien, Lacan met en question une tradition d’interprétation de Freud mais aussi le texte de Freud lui-même. Ce qui s’est désigné à lui comme point de résistance de cette mise en question n’est rien d’autre que le Nom-du-Père, sur quoi a porté la crise de 1963. » (E. Porge, 1997, p. 66). Le désir du psychanalyste dans son rapport au Nom-du-père – ici dans son rapport au texte freudien transmis par l’Internationale – devait alors prendre un sens différent : « l’éthique du désir » prôné par Lacan contre une éthique dite traditionnelle, une éthique de « Pères » dans la transmission de l’œuvre freudienne. Nous y reviendrons.

Conjointement, la notion du désir du psychanalyste commençait à se positionner au regard du concept freudien de contre-transfert qui prenait une envergure considérable avec les travaux des analystes britanniques vers la fin des années 40 (P. Heimann, R. E. Money-Kyrle, B. Low, M. Little, L. Tower, etc.). Le désir du psychanalyste entamait alors avec le contre-transfert une liaison tantôt orageuse et d’exclusion, tantôt de complémentarité [1] – chez certains post-lacaniens – mais jamais de complicité puisque Lacan, contestant l’idée d’un « dialogue » affectif et en miroir entre le transfert du patient et son répondant émotionnel chez l’analyste, place le contre-transfert dans la catégorie des concepts suspects : un dialogue inter-psychique, voire intersubjectif, ne peut que subvenir aux besoins d’une relation de réciprocité imaginaire, une sorte de communication symétrique de « personnes » et d’inconscients qui réduit la place du tiers analytique, de la fonction symbolique et de la neutralité requise de l’analyste dans le déploiement des processus inconscients. Cette position s’avèrera quelque peu réductionniste, tout contre-transfert ne se réduisant pas nécessairement à une relation duelle où toute élaboration tertiaire est absente.

En amont de tout « dialogue », conscient comme inconscient dans la séance, Lacan avance l’interrogation fondamentale de « ce que veut un analyste » (che vuoi ? “Que veux-tu ?”, interrogation inspirée du roman fantastique Le diable amoureux de Jacques Cazotte [1719-1792]) quand il décide de prendre le chemin du fauteuil, interrogation qui se maintient tout au long d’une analyse et qui guide son écoute ainsi que son désir d’analyser au fur et à mesure du cheminement d’une cure. Les accidents de parcours, comme les états contre-transférentiels, viendraient réinterroger ce désir premier avec pour fonction de rectifier et de resituer le « désir d’analyser » qui se situe en-deçà et au-delà de toute « résistance » contre-transférentielle ou de névrose de contre-transfert, comme l’appelle H. Racker (Racker, 1968), névrose que ce dernier distingue de « l’utilisation du contre-transfert ».

L’expression même de désir du psychanalyste implique l’attribution d’un désir à l’analyste comme fondement de sa pratique, là où dans la conceptualisation freudienne la notion de neutralité avec tout ce qu’elle engage pour le processus était de mise. Mais à y regarder de près, nous observons avec Lacan que nous devons d’abord et surtout à Freud un cheminement animé par une passion des origines, une « demande » faite à l’hystérique, celle de se « souvenir », révélant de ce fait le contenu d’une scène – l’Inconscient – qui n’a eu de cesse d’attiser son désir, et celui des analystes après lui. L’utilisation chez Freud de la pression sur le front serait selon S. Cottet « moins un artifice technique tenant lieu de suppléance provisoire à une technique plus au fait de la dynamique du transfert et de la résistance, qu’un signe permanent du désir de Freud de découvrir un secret, d’obtenir un aveu. » (Cottet, 1982, p. 30) Lacan ayant voulu élargir les perspectives d’une telle dimension de la notion de désir, Freud n’avait pas renoncé à utiliser la métaphore du rapport sexuel pour illustrer le travail de l’analyste en avançant que « Le pouvoir de l’analyste sur les symptômes est en quelque sorte comparable à la puissance sexuelle ; l’homme le plus fort, capable de créer un enfant tout entier, ne saurait produire, dans l’organisme féminin, une tête, un bras, ou une jambe seulement, il n’est même pas capable de choisir le sexe de l’enfant. La seule chose qui lui soit permise est de déclencher un processus extrêmement complexe, déterminé par une série de phénomènes et qui a abouti à la séparation de l’enfant d’avec sa mère. » (Freud, 1913, p. 89).

Dans cette allégation, Freud nous guide sur une piste paradoxale où « le pouvoir sexualisant » des fondements de la situation analytique par l’analyste est toutefois marqué par une sorte d’impuissance à déterminer à l’avance le processus (J. Canestri, F. Petrella, 2004), imprévu, mystérieux et aléatoire dans sa traversée [2]. D’ailleurs, il rappelle dans le même texte la réponse d’Esope (« Marche ! ») dans la fable du voyageur qui l’interroge sur la longueur du chemin une fois le début entamé et à qui il explique que « pour calculer la durée du voyage, il faudrait connaître le pas du voyageur » (Freud, 1913, p. 86).

Dans cet article majeur sur un ensemble d’indications techniques, mais surtout de dispositions premières de l’analyste balisant les étapes du processus analytique, Freud décrit une sorte d’état de l’analyste « dès le début » en posant le problème en terme de ce qui se passe au niveau de cet investissement premier conjuguant en même temps désir et méthode, attente croyante et technique. En revanche, la question du contre-transfert qui commençait à être posée quelques années auparavant avait toujours une texture plus accidentelle, comme le montrent les mésaventures des premiers analystes dans leur pratique (correspondance Freud-Jung à propos de Sabina Spielrein et Freud-Ferenczi à propos de Elma Pálos), ce qui a poussé Freud à prévoir un essai sur le contre-transfert, essai qui ne sera jamais réalisé.

Donc une première différence majeure : le désir de l’analyste serait de l’ordre de cette poussée première qui incite un analyste à conduire des analyses [3] là où le contre-transfert, dans sa définition, se limite à ce qu’éprouve un analyste aux prises avec les affects transférentiels de l’analysant. Quand bien même cette distinction schématique nous parait évidente, elle est l’objet de recoupements compte tenu de la dialectique et du renvoi mutuel que les deux notions ont entre elles. En prenant un exemple simple, qu’est-il recommandé d’autre à un analyste éprouvé dans son contre-transfert que d’en parler à des pairs, effectuer une supervision ou à la limite, refaire une tranche ? Autrement dit, réinterroger son désir d’analyser ou son transfert sur l’analyse (Donnet, 1995) – inauguré dans son analyse personnelle –, désir usurpé pour un temps par des entraves à l’écoute, une saturation pulsionnelle, voire des contre-actings de transfert de type hostile ou sexuel.

Quand il s’agira de la notion de contre-transfert dans les interrogations et idées soumises à la réflexion dans cet article, nous nous bornerons dans l’ensemble à l’acception du contre-transfert tel qu’il était considéré autour des années cinquante et duquel a été issue en partie la conception du désir du psychanalyste chez Lacan ; sachant que le concept s’est par la suite enrichi de ses développements, aussi bien en clinique que dans sa valeur d’outil de recherche.


LE DÉSIR DE L’ANALYSTE ET SES FIGURES

Le désir du psychanalyste frappe par la multitude des définitions qui tentent de le délimiter. Si sa spécificité réside dans la complémentarité de ses significations et la dynamique interactive des éléments qui le constituent, il n’en demeure pas moins caractérisé par l’impossibilité de son objet, autant que par le caractère indispensable de sa présence comme moteur de la cure : sans ce désir énigmatique de fréquenter des inconscients, point d’analyse possible. Sur ce point, Lacan s’est montré aussi affirmatif que perplexe. S’il s’interrogeait sur «...cette folie qui pousse quelqu’un qui a su ce qu’il en est de l’analyste à la fin de l’analyse [4], à exercer à son tour l’analyse », il n’en pensait pas moins que « ce que le sujet réalise comme conquête “pacifique” sur son inconscient, est d’un “prix sans égal”… » (Safouan, 1983, p. 68). Cette conquête sur son propre inconscient, l’analyste sera amené à la reprendre sur d’autres inconscients, ce qui fait dire à Safouan qu’il « est donc concevable qu’un désir d’exercer l’analyse puisse naître d’une didactique, et non pas, comme le suggèrent quelques formules de Lacan, malgré elle ». Ce désir naissant autour du commerce avec son propre inconscient chez le futur analyste au cours de l’analyse dite didactique, amènera Lacan à interroger les sources et la paternité du désir freudien dans son rapport premier avec l’hystérie.


Le « péché originel de l’analyse » et les Noms-du-Père

Le désir de l’analyste comme concept se soutiendrait de son caractère de « reste inanalysé », élément incontournable dans la découverte de la psychanalyse comme ce fut le cas pour Freud. À ce propos, Lacan parle de ce désir fondateur chez la première figure historique de la psychanalyse, « à savoir le fait que quelque chose, dans Freud, n’a jamais été analysé » (J. Lacan, 1964 b, p. 21). Notons que douze ans plus tard, et quand Lacan se penche sur l’œuvre littéraire de James Joyce, c’est justement aussi ce quelque chose de l’ordre de l’inanalysé et de l’indéchiffrable – quoique d’un tout autre ordre – qui va être à la base de l’écriture énigmatique du génie créateur de l’auteur irlandais, écriture qui va fonctionner comme « ego substitutif » venant suppléer à la carence paternelle de Joyce. Et là, Lacan ne manque pas de préciser à nouveau la place de cet inanalysable dans ce qui a poussé Freud à « inventer » l’énergétique dans sa conception de l’appareil psychique.
Il serait judicieux de signaler ici la marche parallèle et quasi synchronique chez Lacan de la question de l’inanalysable, de l’inarticulable du désir lié à l’origine – en rapport avec ce qu'il va épingler sous l’expression du désir de l’analyste – et de celle du Nom-du-Père. Il avance en l’occurrence que ce qu’il avait à dire sur les Noms-du-père – quand il a été mis en position de devoir se démettre de son séminaire – « ne visait à rien d’autre, en effet, qu’à mettre en question l’origine, à savoir, par quel privilège le désir de Freud avait pu trouver, dans le champ de l’expérience qu’il désigne comme l’inconscient, la porte d’entrée. » (Lacan, 1964 b, p. 21)

Et c’est au moment où Lacan interroge les visages du père de la religion et du sacrifice (Le sacrifice d’Isaac), que le désir de Freud dans son rapport aux origines de la psychanalyse, ce « péché originel de l’analyse », se révèle à lui (après le séminaire interrompu, la notion de Nom-du-Père connaîtra durant dix ans des « errements » avant de revenir dans les années 70, cette fois-ci illustrée topologiquement avec l’analyse de l’œuvre de Joyce. L’ombre du séminaire interrompu planera sur l’enseignement de Lacan par des rappels occasionnels sans toutefois être repris et développé conceptuellement) (Porge, 1996, p. 59-60).

Remontant à l’origine de la découverte de la psychanalyse, la « porte d’entrée » par laquelle Freud s’est engagé a été de saisir le rapport de l’hystérique au langage, rapport qui lui a permis la découverte de l’Inconscient. Mais malgré son génie, cette découverte serait, pour Lacan, restée incomplète dans son élucidation sauf à être saisie par le désir de Freud lui-même, qui est celui de l’inanalysé en lui : si pour guérir l’hystérique, la meilleure façon est de satisfaire à son désir d’hystérique (qui est de poser à nos regards son désir comme désir insatisfait), Lacan avance que la question de ce « pourquoi elle ne peut soutenir son désir que comme désir insatisfait », reste entière.
Dans sa réponse à M. Tort au terme du séminaire introductif au quatre concepts, et sur le désir de Freud, il déclare que « le champ freudien de la pratique analytique restait dans la dépendance d’un certain désir originel, qui joue toujours un rôle ambigu, mais prévalent, dans la transmission de la psychanalyse. » (Lacan, 1964 b, p. 22) Dans ce désir originel, Lacan s’essaye donc à une « remise en question de l’origine » en ré-interrogeant les concepts fondamentaux de la psychanalyse, à savoir l’inconscient, la répétition, le transfert et la pulsion, ce qu’il développera au cours de la même année.

Lacan pose donc l’existence d’un désir à la base de toute création, le désir de l’analyste en particulier étant l’aboutissement d’un phénomène multiple :
- Ce qui reste de l’ordre de l’ambigu, de l’énigmatique, du non-analysé et qui fonde la persistance et la permanence du désir,
- Ce qui se pose comme « conquête » sur l’inconscient, dans le sens d’un désir inépuisable, indestructible comme passion des origines,
- La place centrale du rapport entre l’originel dans le désir de Freud, et la question du Nom-du-père.

Dans son unique séminaire du 20 novembre 1963 sur les Noms-du-Père, Lacan considère que Freud met le mythe du père au centre de sa doctrine en raison de l’inévitabilité de cette question et que si la théorie et la praxis psychanalytiques apparaissaient alors en panne, « c’est pour n’avoir pas osé sur cette question aller plus loin que Freud. » (Lacan, 1963, p. 85)
En « osant » aller plus loin – Freud étant la vivante démonstration –, Lacan proclame que « celui qui est au niveau de la recherche de la vérité peut dépasser de haut tous les avis du spécialiste. » (p. 86) Il remonte alors au père-animal de la horde, au sujet « d’avant la question », en avançant que « Mythiquement (…) le père ne peut être qu'un animal. Le père primordial est le père d'avant l'interdit de l'inceste, d’avant l’apparition de la Loi, de l’ordre des structures de l’alliance et de la parenté, d’avant l’apparition de la culture. C’est pourquoi Freud en fait le chef de la horde, dont, conformément au mythe animal, la satisfaction est sans frein. » (p. 86-87) L’évolution aurait été dans le passage au totem et l’accès à la fonction du nom propre. Par la suite, ce nom, qui se lira dans toutes les langues, va trouver des supports pour s’imprimer, supports humains ou caractères phéniciens sur poteries, simultanément à la jouissance du Père et en deçà de toute parole possible.
Et c’est là où Lacan introduit le rapport de la Loi au désir, cette « co-conformité » naissant « de quoi ? – de la supposition de la jouissance pure du père comme primordial. » (p. 89)

Le désir de l’analyste rassemblerait alors en même temps jouissance et loi, de par la supposition de cette jouissance pure, jouissance primordiale du père. Ce qui pourrait vouloir dire que la loi de l’interdit de l’inceste et le désir (incestueux) seraient conjointement constitutifs de la notion, « La loi et le désir refoulé [étant] une seule et même chose. » (Lacan, 1966, p. 782) Quelques mois auparavant, et dans son séminaire L’Angoisse, Lacan avançait que « ce qui fait la substance de la loi, c’est le désir pour la mère, et qu’inversement, ce qui normative le désir lui-même, ce qui le situe comme désir, c’est la loi dite de l’interdiction de l’inceste. » (Lacan, 1959-60, p. 176)

Le désir est donc dans un rapport intrinsèque à la loi, et le Père primordial deviendrait Nom-du-Père, fonction symbolique qui opère dans le désir de l’analyste, l’analyste qui devient lui-même en quelque sorte son propre père, un père « s’autorisant » et ayant l’éthique comme désir. Le Nom du père serait en même temps une fonction symbolique séparatrice et différenciatrice qui métaphorise l’interdit de l’inceste et l’advenue du langage. Ces considérations montrent l’alliance étroite des notions du désir du psychanalyste et du Nom-du-Père, et le piège dans lequel avait été pris Lacan – et le mouvement lacanien après lui – en se transformant paradoxalement en défenseur du texte freudien mais aussi en challenger de Freud (E. Porge). A. Green l’a si bien dit dans un récent colloque de la SPP, le retour vers Freud voulait dire pour Lacan : aller vers Lacan [5].
Le désir de l’analyste étant un désir des origines mais en même temps un désir marqué par la loi, donc par le renoncement et la métaphore paternelle, Lacan va encore plus loin en montrant que le désir n’opère pas tant au niveau du refoulement secondaire et de l’opération métaphorique, mais du refoulement originaire, donc de l’inarticulable : le désir serait « désir de rien ».


Le désir du psychanalyste comme Désir de rien

Déjà, et de la manière par laquelle Lacan donne au Désir la responsabilité de porter son édifice théorique du manque, on peut concevoir la difficulté d’avoir à cerner les horizons d’une telle notion. Néanmoins, le sens d’un tel concept se dégage graduellement au fil de l’évolution de la pensée de Lacan et l’on remarque que la précision de sa définition a toujours payé les frais des tentatives de son élucidation. Sa définition venait souvent par défaut, ou par une approximation métonymique à partir d’autres notions. Ainsi en est-il du désir au regard de la pulsion (unité du désir par rapport à la pluralité des pulsions), du désir dans son rapport au manque ou encore du désir défini par la nature de son objet (la relation du désir à l’objet perdu, l’objet évanescent du désir, distinct de l’objet de satisfaction de la pulsion). En somme, le désir n’a été conceptualisé que dans sa connotation d’état amovible, « gazeux », autour duquel gravitent les concepts un peu plus concrets qui le définissent en retour.

Pour Lacan, « la pulsion divise le sujet et le désir, lequel désir ne se soutient que du rapport qu’il méconnaît, de cette division à un objet qui la cause. » (Lacan, 1966, p. 853) Le désir ne se révèle qu’à partir d’un objet qui le « cause », cet objet cause du désir que Lacan nomme objet a. Dès lors, se demande Lacan, « quel peut être le désir de l’analyste ? Quelle peut être la cure à laquelle il se voue ? » Dénonçant « la prêcherie » laïcisée, les « bons sentiments [qui] ont remplacé la foi », le médecin pouvant être « plus religieux (…) que d’autres », il soutient que « c’est le désir de l’analyste qui au dernier terme opère dans la psychanalyse. » (Lacan, 1966, p. 854)

Lacan distingue donc le désir du psychanalyste des bons sentiments et de « l’aide la plus samaritaine » (Lacan 1966, p. 98) en évoquant une fin d’analyse au-delà de la thérapeutique et en soutenant qu’il est « impossible de ne pas l’en distinguer quand il s’agit de faire un analyste. » (Lacan, 1966, p. 854) C’est aussi dans cette dimension au-delà du thérapeutique que pourrait se comprendre le désir du psychanalyste, ce désir indestructible qui fait qu’un analyste peut « rester analyste (…) une fois passé l’enthousiasme initial et l’ouverture libérante de la fin de sa propre analyse, dans la durée d’une vie professionnelle. » (P. Guyomard, 1992, p. 17)

P. Guyomard essaye de développer l’explication que donne Lacan du désir dans l’ensemble et du désir du psychanalyste en particulier, comme d’un « point absolu » (Lacan, 1967), d’une condition absolue, « puissance de la pure perte » dans laquelle « on ne peut porter plus haut la valeur du désir » (Guyomard, 1992, p. 25) qui reste inarticulable, ne manquant pas d’un objet précis, d’un objet réel. À la place d’un objet d’identification, l’auteur parle d’une identité chez l’analyste, identité qui s’appuie sur son désir. C’est d’ailleurs ce qui se dégage de la Proposition de Lacan, essayant de mettre en place la procédure de la Passe, procédure qui tente de réduire les effets d’identification imaginaire liés d’habitude au fonctionnement des instances se chargeant de reconnaître les analystes dans une institution.

L’inarticulable du désir fait par ailleurs référence au refoulement originaire de par son caractère erratique qui le distingue du besoin. En opposant le désir chez Lacan au désir chez Freud, Guyomard estime que chez Freud il peut être énonçable, contrairement à sa conception chez Lacan où le désir ne s’appuie pas sur des refoulements secondaires, et reste donc innommable, en proie à une sorte de déliaison continue.

Cet inarticulable du désir, désir sans objet manifestement défini, amène chez Lacan à la théorie de la fin de l’analyse où, contrairement à l’acception en cours pendant une certaine période du mouvement analytique durant laquelle la fin de l’analyse était synonyme d’identification à l’analyste, la terminaison de l’analyse serait une épreuve de l’impuissance du sujet devant ce qui fait sa condition et le rend désirant. Le futur analyste sera en proie à une détresse (Hilflosigkeit) où « l’homme dans ce rapport à lui-même qui est sa propre mort (…) n’a à attendre l’aide de personne. » (Lacan, 1959-60) Le désir de l’analyste naît donc de ce « Desêtre », cette détresse inarticulable de la fin de l’analyse personnelle du futur analyste, désir qui va laisser sa marque indélébile dans sa pratique : il va apprendre à accepter de se destituer comme objet de transfert lors de la terminaison des analyses qu’il entreprendra avec ses futurs analysants.

Dans la théorie lacanienne, ce « désir de rien » (mais aussi ce désir indestructible lié aux origines) chez l’analyste va donc rencontrer un aboutissement similaire chez l’analysant, à condition que l’analyste accepte de se laisser « choir » de sa place d’objet de transfert [6], de sa place de Sujet supposé Savoir. Mais en amont de ce « couronnement », une « dialectique du désir » (Lacan, 1966, p. 793) mène le ballet entre analyste et analysant, dialectique qui fait intervenir « l’Autre » (inconnu) comme lieu du désir ; ainsi le désir de l’homme trouve ses racines selon Lacan dans « le désir de l’Autre », ce à quoi n’échappe pas le désir de l’analyste : « À quoi a à répondre le désir du psychanalyste ? À une nécessité que nous ne pouvons théoriser que de devoir faire le désir du sujet comme désir de l’Autre, soit de se faire cause de ce désir. » (Lacan, 1967) Qu’est-ce à dire, et comment se localise cette dialectique dans le concept du désir de l’analyste ?


Le désir de l’analyste comme Désir de l’Autre

Guidé par la formule de Hegel selon laquelle le Désir de l’homme est le désir de l’Autre (Lacan, 1966, Propos sur la causalité psychique, p. 181) Lacan se reporte au roman fantastique « Le diable amoureux » de Jacques Cazotte pour illustrer le caractère paradoxal du désir du sujet et son articulation au fantasme, partant du désir de l’Autre. Mais c’est dans Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien qu’il tente de montrer aussi dans le désir comme désir de reconnaissance, comment le sujet « découvre qu’il est l’instrument de la jouissance de l’Autre », comment il se fait l’objet même de la demande de l’Autre. La question « que veut-il ? » (chè vuoi ?) ou « que me veut-il ? » [7], comblerait la question du sujet névrosé (« qui suis-je ? ») en adressant une demande de reconnaissance à l’Autre (Lacan, 1966).
Dans la cure, cette demande serait adressée à l’analyste comme demande de savoir, comme demande de vérité, demande actualisée dans le transfert. Plutôt que transfert – comme actualisation affective d’une expérience passée (Freud) –, Lacan y voit une demande adressée à l’Autre « supposé savoir » : « Dès qu’il y a quelque part le sujet supposé savoir (…) il y a transfert (Lacan, 1964 b, p. 258). Cette demande de savoir serait une définition du désir de l’analyste : « C’est lui qui sait… Je désire son savoir et son désir de savoir ». Pour le patient, la question serait aussi : « que voit-il en moi ? », « que sait-il de moi ? », « que désire-il ? » : autant de questions autour desquels s’articulera le fantasme qui se construit autour du désir d’un Autre somme toute, blessé ; blessé, car les fantasmes échafaudés autour de ce Sujet supposé Savoir rempliraient une fonction fétichique – une fonction de phallus maternel – venant combler le phallus manquant de la mère, d’où l’accent pervers attribué au désir. Ce qu’attribue un patient à son analyste pendant l’analyse va s’aiguillonner graduellement vers un désir de non savoir, l’analyste ne sachant pas beaucoup plus que le patient sur la condition de ce dernier [8].
Cette dernière idée fait dire à M. Safouan que « le désir, une fois rapporté au désir de l’Autre inconnu ne peut se constituer que comme une interrogation dont la réponse, quelle qu’elle soit, apporte toujours, avec sa part de lumière, sa part d’ombre ; puisque l’être du sujet surgit sur un fond de non être. C’est pour maintenir ce trou de non-être où réside son être de sujet, que ce dernier se mutile d’une partie de lui-même qui s’emprunte aux signifiants des demandes primitives (…) » (Safouan, 2001, p. 258) Les signifiants des demandes primitives seraient essentiellement le sein et les fèces. Cette interrogation à l’égard de l’Autre (l’analyste) aura ce caractère d’être continuellement à la recherche de cet objet perdu, cette partie du corps, ce reste du corps primitif. Et l’analyste, soutenu par son désir de maintenir ouverte cette interrogation (ce manque qui ne pourra être comblé que très partiellement), ne répondra pas à la demande par une réponse au besoin : « Aussi faut-il que l’analyste sache limiter le sien à n’être que l’espace où résonne le Chè vuoi ? » (Safouan, 2001, p. 158) L’analyste se définira donc toujours par cette fonction qui renvoie continuellement la demande du patient à un désir, celui de l’Autre-analyste qui sera confondu avec le désir de l’analyste.

Cette fonction analytique d’avoir à constamment laisser ouvert l’espace du Chè vuoi ? est venue remettre en cause la place de « l’être du psychanalyste » (Lebovici) et sa présence dans l’ici et le maintenant de la séance [9], au-delà de sa fonction d’incarner les objets du passé infantile du patient. Le concept de contre-transfert était dans la mouvance de cette tendance – critiquée tantôt à raison, tantôt comme étendard fétichisé des attaques contre l’IPA –, qui met l’analyste en vibration consciente comme inconsciente avec les représentations et les affects transférentiels du patient jusqu’à en faire la cheville ouvrière de la technique interprétative de la cure. Lacan s’est insurgé contre cette tendance qui « remettait en question même le concept de l’inconscient » au profit de la dynamique intersubjective dans la séance ; critique que Lacan aurait adressée à raison, selon les analystes qui l’avaient suivi, comme le montre le développement actuel des Écoles dites interpersonnelles.


LA CHASSE AU CONTRE TRANSFERT

Une nouvelle conception du contre-transfert voit le jour sous l’impulsion des auteurs britanniques vers la fin des années 40 et tout le long des années 50. Si le courant de M. Little développe l’idée des effets produits par l’analyste et la personne de l’analyste sur le patient (ce qui fut l’objet de la mise en garde freudienne), avec Paula Heimann, on commence à prendre la mesure de ce que le patient lui-même active chez l’analyste. R. Money-Kyrle, à la suite de Heimann, présente le contre-transfert, donc le feeling de l’analyste, comme une manifestation déplacée du transfert du patient (Cottet, 1982).
En 1949, dans son article On counter-transference (A propos du contre-transfert), Paula Heimann développe l’idée qui fait de l’analyse du contre-transfert l’instrument de l’interprétation dans la cure (Heimann, 1950) : les affects conscients comme inconscients, suscités chez l’analyste par le transfert du patient, constitueraient un outil de connaissance précieux pour comprendre les mouvements psychiques de ce dernier. Ces affects contre-transférentiels seraient utilisés comme levier pour l’interprétation psychanalytique.

Déclinant cette thèse, et depuis son texte de 1951 « Intervention sur le transfert » (bien que n’y apparaît que l’analyse du contre-transfert de Freud dans l’échec de l’analyse avec Dora), Lacan lance une machine de guerre contre la tendance qui fait de la relation analytique une relation de « dialogue » (conscient comme inconscient) dans le hic et nunc de la séance. Pour lui, cette tendance réduirait la place d’un « au-delà » du transfert (l’objet de transfert qu’est l’analyste renvoyant toujours à un objet du passé, un Autre du passé), et par conséquent d’un « au-delà » du contre-transfert, négligeant la constatation qui fait du transfert un leurre, bien que « leurre utile » – « car même trompeur il relance le procès » – échafaudé contre un point mort, un point de « stagnation de la dialectique analytique (…) » (Lacan, 1966, p. 225) Nous rappelons ici la position de Freud autour du transfert comme résistance – la résistance de transfert demeurant paradoxalement indispensable au processus analytique et moteur de celui-ci – contre l’émergence de représentations inconscientes traumatisantes et refoulées.

C’est donc d’abord à partir de cette conception du transfert que Lacan commence à mener sa guerre au contre-transfert. Si le transfert est décrit par Freud comme « résistance de transfert », comme leurre (« utile »), qu’en serait-il alors du contre-transfert qui est une réponse de l’analyste à un phénomène à la base trompeur ? Ce qui ferait du contre-transfert un phénomène doublement trompeur si on s’y laisse prendre, non pas tant par l’affect inconscient engendré par le transfert de l’analysant, phénomène parfois incontournable et à l’égard duquel l’analyste se doit de rester attentif, que par « l’illusion » de l’utilisation du contre-transfert même dans la technique interprétative. Dans l’utilisation de ce « dialogue » (transfert/contre-transfert), « ce qui se présente comme situation est une fausse situation. » (Safouan, 2001, p. 157) En deçà de cette « fausse situation », Lacan assigne le départ du transfert au Sujet supposé Savoir « avec ce que ce départ implique déjà de "déchéance constituante" de la position de l’analyste (…) » (Safouan, 1983, p. 65)

Si Lacan ne manquait pas de rappeler dans ses séminaires l’illusoire de la demande et son articulation au désir, c’est dans son séminaire Le transfert (1960-1961), qu’il fait apparaître le désir de l’analyste (comme désir de l’Autre) comme ressort et axe du transfert, après une critique des théories du contre-transfert. Aussi se penche-il sur l’examen des demandes primitives orale, anale et génitale, comme demande de reconnaissance à un Autre qui se doit de préserver l’espace d’un manque constitutif dans l’être.
Le séminaire sur L’angoisse (1962-1963) – concomitamment à l’élaboration de la conception lacanienne de l’angoisse par rapport à celle de Freud – sera l’occasion pour Lacan d’un examen encore plus ciblé des travaux britanniques sur le contre transfert, examen dont se dégage encore mieux la conception du désir du psychanalyste. Ainsi s’arrêtera-t-il sur les exemples cliniques et la théorie de la clinique que ces auteurs ont pu apporter.


L’exemple clinique de Margaret Little et le commentaire de Lacan

À partir de l’article de Margaret Little sur La réponse totale de l’analyste aux besoins de son patient (1957), et tout en manifestant son accord avec la position de l’auteur sur l’engagement et la responsabilité de l’analyste dans la cure, Lacan insiste sur la notion de manque dans l’Autre, régie par l’angoisse de l’analyste qui est amené à donner une interprétation contre-transférentielle. Dans l’exemple clinique apporté par M. Little d’une patiente kleptomane, l’auteur avance que l’analyse n’avait vraiment commencé à bouger, malgré toutes les variétés d’interprétations possibles lors d’une séance où l’analysante était particulièrement éprouvée affectivement, que lorsque l’analyste lui a montré « qu’elle y perd son latin, et que la voir comme ça lui fait de la peine. » Little avait déduit que « c’est le positif, le réel, le vivant d’un sentiment, qui a redonné à l’analyse son mouvement » alors que pour Lacan, c’était l’angoisse apparue dans l’analyste, ainsi que la place du manque dans l’analyse avec sa dimension de coupure, qui y avait contribué : « Cette insertion (…) ouvre une dimension qui permet à ce sujet féminin de se saisir comme un manque, alors qu’il ne le pouvait absolument pas dans toute la relation avec les parents. » (Lacan, 1962-63, p. 169)

Dans cette analyse de Lacan, nous pouvons saisir la portée de sa théorisation du manque pour et dans l’Autre parental, dans la construction psychique, comparée à la dimension du réel et du « vivant d’un sentiment » dans l’ici et le maintenant de la séance dont les théoriciens du contre-transfert avaient fait leur cheval de bataille. Autrement dit, cette compréhension du point de vue lacanien de la question inciterait un analyste dans ce cas – par ailleurs particulier dans certaines structures psychiques en mal d’élaboration – à signifier au patient son manque de réponse et son incapacité à combler une demande par ailleurs impossible, puisque la réponse à cette demande se trouverait dans un « au-delà » de l’analyste (le désir est désir de l’Autre), ce qui ne l’empêche pas toutefois de se montrer présent, comme objet de contenance qui comblerait partiellement ce manque. Une sorte d’encadrement des représentations primitives non encore saisies par les processus tertiaires (A. Green).

Dans la suite de ses développements, M. Little pouvait dans ses interventions en arriver à des phrases comme : « Écoutez, finissez-en avec ça, parce que, littéralement, je ne peux plus l’entendre, vous m’endormez. » en réponse à cette même patiente qui n’en cessait pas de ressasser ses histoires d’argent avec sa mère. Ou encore, écoutant la patiente lui adresser des remarques sur les modifications qu’elle avait apportées à son cabinet, et après avoir encaissé, sur ces modifications, les remarques des patients de la journée, Little avait rétorqué : « Écoutez, je me fiche totalement de ce que vous pouvez en penser. » (Là on est quand même bien au-delà du vivant d’un sentiment) Choquée, estomaquée, la patiente était sortie de son silence avec des cris d’enthousiasme : « Ce que vous avez fait là, c’est formidable (…) » L’on pourrait s’interroger ici sur l’engagement des capacités masochiques des patients qui défraient ce genre d’intervention, capacités qui pourraient orienter défavorablement le cours du travail, en particulier si ce genre d’intervention devient un modèle de technique dans la cure.

Lacan reprend la position des auteurs britanniques en revenant sur la question de la participation et de l’engagement de l’analyste par rapport à ce qui est défini comme contre-transfert. Il s’arrêtera sur l’une des définitions du contre-transfert que donne L. Tower, à savoir que « est contre-transfert tout ce que le psychanalyste refoule de ce qu’il reçoit dans l’analyse comme signifiant ». Pour Lacan, ce propos décharge de sa portée ce dont il s’agit effectivement. La question n’étant pas celle du contre-transfert, « car c’est de l’état de confusion où elle nous est apportée qu’elle prend sa signification. La seule signification à laquelle aucun auteur ne peut échapper, c’est justement le désir de l’analyste. » (Lacan, 1959-1960, p. 175)
La question majeure serait ici de savoir pourquoi la prise en compte des affects contre-transférentiels dans une cure déchargerait-elle l’analyste de la responsabilité de la direction de la cure et du désir de l’analyste en question, sauf à considérer le contre-transfert comme une théorie généralisable, utilisable systématiquement, qui peut expliquer certains excès que l’on connaît.

Dans notre pratique, et avec certains patients, il nous arrivait d’être justement amené, à jouer la carte d’un « sentiment vivant », et là nous pensons à la précieuse expérience de Ferenczi de l’analyse mutuelle (expérience remise en question ultérieurement), avec ce qu’elle a pu nous apprendre par ailleurs, et les conséquences que les analystes ont pu en tirer après lui en mesurant paradoxalement l’importance de ces expériences, mais aussi le risque de leurs effets sur la suite de l’analyse. Nous continuons à penser que les interventions mettant en avant l’affect de l’analyste, ne constituent qu’un moyen extrême et particulier d’intervention dont l’objectif est de constituer la trame des élaborations ultérieures. Mais c’est leur théorisation et leur généralisation comme théorie de la technique qui serait responsable du fourvoiement ayant valu la « guerre » au contre-transfert. Dans cette optique, nous essaierons d’examiner brièvement dans la dernière partie de ce texte, pourquoi Freud a eu tellement du mal à écrire un essai sur le contre-transfert.

Du contre-transfert de Freud avec Dora (contre-transfert comme synonyme d’erreur technique), jusqu’aux allégations les plus directes, les plus dévoilantes du psychisme de l’analyste ou encore les plus agressives, – et Lacan n’a pu lui-même y échapper – le contre-transfert s’est révélé dans la pratique comme ayant toujours été ce phénomène de l’ordre de l’incontournable, que les analystes se sont essayé à maîtriser, tant par une compréhension de la situation qui leur permette une relance du processus, que par une exploitation et une utilisation de la technique interprétative qui en découle. Toujours est-il que ce qu’a voulu apporter Lacan à partir de l’expérience de ses prédécesseurs et ses contemporains allait plus dans le sens d’une responsabilité de l’analyste dans la conduite de l’analyse (et la fin de celle-ci), d’une manière d’en saisir les mouvements, encombres et points de fragilité, quels que soient la mesure et les aléas du jeu transféro–contre-transférentiel qui demeurent, somme toute, de l’ordre d’un phénomène contingent au regard d’un engagement de l’analyste dans « la direction de la cure ».

Dans les quelques années qui suivent son séminaire sur l’angoisse, à commencer par ses interventions au lendemain de la décision du comité exécutif de l’IPA de lui retirer sa fonction de didacticien (fin 1963), nous notons chez Lacan des interventions clés qui convergent vers un renforcement de la notion du désir du psychanalyste. Nous en citons notamment le résumé de ses interventions à un colloque à l’Université de Rome du 7 au 12 janvier 1964, (certains points de ce résumé sont évoqués plus haut dans cet article – chapitre sur le désir du psychanalyste comme « désir de rien ») résumé connu sous le titre Du « Trieb » de Freud et du désir du psychanalyste (Lacan, 1966).
Trois jours après son retour de Rome, Lacan entame le 15 janvier son séminaire à l’École Normale Supérieure, séminaire qui porte le titre Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse et dans lequel le concept du désir du psychanalyste joue un rôle prépondérant dès la séance d’introduction au séminaire.
En 1967, le concept, bien que plus rarement utilisé, revient chez Lacan à l’occasion de son examen de la logique de la fin de l’analyse et de la question du devenir analyste (Safouan, 2005, p. 181). Durant cette même année, le désir de l’analyste reste présent, notamment dans la Proposition du 9 octobre 1967 et dans la réponse aux manifestations d’avis que la Proposition avait suscitées. Cette réponse a été prononcée le 6 décembre 1967, et comporte des références multiples au désir du psychanalyste, avec notamment la distinction entre désir d’être psychanalyste et désir du psychanalyste, ce dernier se soutenant de l’acte psychanalytique et non pas de « la condition professionnelle qui le couvre. » (Scilicet 2/3, pp. 9-29)


L’ESSAI DE FREUD SUR LE CONTRE-TRANSFERT

L’articulation des deux concepts du contre-transfert et du désir du psychanalyste ainsi que la réflexion que cette articulation peut susciter – à savoir l’emploi des variantes issues de la notion de contre-transfert tant au niveau conceptuel que technique d’une part, et le désir du psychanalyste comme socle de la direction de la cure, d’autre part – nous amène à nous interroger rétroactivement sur le malaise de Freud face à son projet d’essai sur le contre-transfert, projet qui n’a jamais abouti malgré la « nécessité » d’une élaboration sur le sujet comme il l’a laissé entendre à Jung. Si on peut trouver chez Freud certains concepts cliniques, techniques et théoriques correspondant à ce que Lacan a pu développer sur la question du désir du psychanalyste [10], son apport mince mais néanmoins très signifiant concernant le contre-transfert ne peut que maintenir l’interrogation sur le sujet.

En essayant de simplifier la position freudienne concernant le contre-transfert, on peut dire que dans ses correspondances, le ton général qu’il prônait est resté celui d’une mise en garde contre l’aspect de glissement vers l’agir, dont ses élèves étaient la proie. Même si en 1912 (Conseils aux médecins), sa thèse s’oriente plus dans le sens d’un certain brouillage des frontières définissant l’inconscient du patient et celui de l’analyste quand il avait développé ses idées sur l’attention flottante, il n’en est pas moins resté attaché à l’idée d’après laquelle le contre-transfert doit être maîtrisé, ce que l’on donne aux patients ne devant « jamais être affect immédiat, mais toujours affect consciemment accordé… » Il continue en pensant qu’en « certaines circonstances, on peut accorder beaucoup, mais jamais en puisant dans son propre inconscient. Ce serait pour [lui] la formule. Il faut donc à chaque fois reconnaître son contre-transfert et le surmonter. » (Lettre du 20 février 1913 à Binswanger).

Quant à l’essai sur le contre-transfert, il avait écrit à Jung deux ans et demi après l’échange épistolaire à propos de S. Spielrein : « … L’essai sur le “contre-transfert”, qui me semble nécessaire, ne devrait pas être imprimé, mais circuler parmi nous en copies. » [11] L’idée de cet «essai nécessaire» comportait visiblement sous la plume de Freud quelque chose de l’ordre de l’embarras et du paradoxe car malgré sa connotation d’essai – à comprendre comme une élaboration théorisante du concept –, il devait rester limité au groupe de ses disciples et collègues. Essayons de comprendre ce malaise.

Dans la même lettre à Jung, et compte tenu d’un échange antérieur avec S. Ferenczi (ce dernier s’était plaint de la « répression du contre-transfert » exigée par Freud, répression qui empêchait un analyste de montrer son amour et de s’engager affectivement dans sa pratique), il écrivit : « Puis-je, en digne vieux maître, vous avertir qu’avec cette technique on fait régulièrement un mauvais calcul, qu’il faut bien plutôt rester inaccessible et se borner à recevoir ? » Cette mise en garde montre le désir de Freud d’en rester là et de limiter l’élaboration au niveau de la réflexion intime en groupe. Donc quoique reconnu dans la situation analytique, le contre-transfert serait considéré sous son aspect « accidentel » comme appartenant essentiellement aux analystes peu expérimentés comme il le laissait entendre en parlant de lui-même comme d’un « vieux maître ».

« En digne vieux maître », Freud avait peut-être compris que malgré un projet d’essai sur le contre-transfert, la parole d’un père ne pouvait être contournée dans une situation qui risquait le débordement. Père de sa théorie ? Père de sa découverte ? Ou peut-être, père mettant en garde les risques intrinsèques des effets de l’objet de sa découverte. En tout cas le « conseil » lui semblait inévitable, et la solution par la théorie et par « l’essai », insuffisante.
Sur un autre plan, l’essai sur le contre-transfert mettait Freud paradoxalement dans l’urgence de théoriser les interrogations et les débordements qui s’imposaient, tout en voulant retenir à « l’intérieur » – en circulation « parmi eux » – la réflexion sur les excès possibles des analystes de cette première génération. Toujours est-il que ce travail n’ayant eu lieu, il n’a pas empêché les analystes des générations suivantes, inspirés par Ferenczi, de s’essayer aux développements que nous connaissons.

R. Britton, dans une très intéressante communication lors d’un congrès de la Fédération Européenne de Psychanalyse, et souscrivant à l’appellation de « névrose de contre-transfert » adoptée par H. Racker, estime que si Freud avait écrit son essai, il aurait identifié la « névrose de contre-transfert » comme une forme de résistance à l’analyse, tout comme l’est la névrose de transfert. Il avance aussi que comme le transfert érotique et le transfert négatif ou haineux peuvent entraver ce qui est considéré comme une condition nécessaire pour l’analyse, à savoir le transfert positif ordinaire, Freud aurait pu dire que « le contre-transfert érotique et négatif entravent tous deux le contre-transfert positif prévalent qui est une toile de fond nécessaire pour l’analyse. » (Britton, 2003)

Plutôt qu’imaginer ce que Freud aurait pu encore ajouter à ses premières avancées, nous posons l’hypothèse que le malaise aboutissant à la non réalisation de l’essai préalablement prévu, montre déjà l’impossibilité pour lui d’élaborer un essai sur le contre-transfert (érotique et négatif) autrement qu’en lui octroyant une valeur de précepte ou une valeur normative. Car du temps du débat de Freud avec ses contemporains, le désaccord concernait moins le contre-transfert comme outil de réflexion qui réinterroge les points aveugles ou les problématiques non solubles dans l’analyse personnelle en le réutilisant [12] (Freud avait bien écrit à Binswanger qu’il fallait pouvoir reconnaître son contre-transfert afin de le surmonter), que les tentatives de redressement des situations provenant des mésaventures de ses élèves.

Dans ce que l’on pourrait entendre des avancées de Freud sur le sujet, on peut dire que la compréhension et le travail d’élaboration de ce qui se jouait au niveau des affects contre-transférentiels dans l’analyse avaient pour lui l’objectif d’atténuer, voire d’éradiquer les entraves au déroulement du processus analytique ; la réflexion de l’analyste concernant son vécu contre-transférentiel serait de ce fait un moyen circonstanciel qui vise à maintenir la capacité d’analyser de l’analyste (son désir d’analyser), et non une charpente conceptuelle et « théorisable » qui a le potentiel de s’instituer et de se ranger parmi les concepts-clés de la psychanalyse comme l’est le transfert par exemple. Et je pense qu’on se rapproche là de la généalogie et des développements ultérieurs qui ont permis à Lacan de forger sa notion du désir de l’analyste.

À partir de ces données sur la position de Freud, et en reprenant les élaborations de Lacan, nous retiendrons dans la conceptualisation du désir de l’analyste les points suivants :

- Le désir de l’analyste suppose un retour au Père (ici au père de la psychanalyse qui a essayé de mettre en garde Jung et Ferenczi contre les « mauvais calculs » qu’implique le fait de se laisser aller à son contre-transfert), par définition un père qui se débat simultanément avec le désir incestueux (celui du père de la horde) et la loi contre le désir. Freud, comme père (tout puissant ?) de ses concepts, ne pouvait que s’instituer paradoxalement des limites contre toute autonomie indomptable de ses théorisations (Cf. dans ce texte l’articulation du désir du psychanalyste au concept du Nom-du-Père chez Lacan). Par ailleurs, et contrairement à ce que l’on pourrait penser, un père garant de la loi est aussi un père qui « permet » l’expérimentation du désir, comme le soutient J.-P Hiltenbrand quand il dit que « le Nom-du-Père signifie (…) que le sujet assume son désir comme assenti à la loi du père (la castration symbolique) et aux lois du langage (sous le coup du refoulement originaire. » (Hiltenbrand, 1998)

- « Instituer » la notion de contre-transfert comme axe majeur de la doctrine freudienne (en écrivant l’essai) lui aurait donné valeur de concept fondamental, ce qui de ce fait même, aurait contribué à l’utilisation du contre-transfert comme outil indispensable au processus analytique, plutôt que comme entrave au processus. Freud se serait alors retrouvé dans une situation à la limite de l’intenable : écrire un essai (donc théoriser un concept) sur une notion « encombrante », à maîtriser, ce qui a valeur d’oxymoron en soi.

- Le contre-transfert est appréhendé par Freud comme affect contre-transférentiel (là, nous pensons à un Ferenczi se plaignant de la « répression du contre-transfert » face aux « exigences » de Freud). Dans son rapport implicite à la loi de l’interdit de l’inceste, Freud invite à un renoncement aux pulsions contre-transférentielles en vue d’une maîtrise des affects s’y rapportant. Les pulsions crées par et dans l’analyse seraient orientées chez l’analyste, avec une inhibition quant à leur but, vers un désir de savoir, un désir des origines lié au symptôme – le symptôme hystérique à la base – et à la levée du refoulement. Ce désir de savoir, ce désir des origines devient chez Lacan un « désir de rien », un désir absolu, un désir pur qui n’est autre que le « désir d’analyser » d’où se soutient toute entreprise psychanalytique.

En guise de conclusion, nous estimons que chacun des deux concepts du contre-transfert et du désir du psychanalyste conserve sa place propre dans l’expérience analytique, en souscrivant par ailleurs à ce qu’avance P. Guyomard quand il dit que la notion de contre-transfert garde sa pertinence dans la mesure où pour l’analyste qui en est traversé, « la question se pose pour lui d’y adhérer ou pas. » Pour Guyomard, « On n’attend pas de lui qu’il y adhère sans réserve. On attend tout autant qu’il s’interroge sur ce qui se passe en lui, et c’est là un enjeu de formation ou de transmission. » (Guyomard, 2003) C’est donc de cette position que se soutient le désir de l’analyste, garant de la conduite de la cure, malgré une mise à mal de son identité par des expériences transféro-contre-transférentielles. Nous pensons que si le désir du psychanalyste est ce qui se passe « au début » et qui porte en soi les assises fondamentales de la direction de la cure, le travail du contre-transfert serait ce qui maintient et relance constamment le désir du psychanalyste tout le long du travail analytique.
 


Références bibliographiques

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