Conférences en ligne

« Nous »/« Eux »

Quand se manifeste l’«Inquiétant»

Marie-Thérèse KHAIR BADAWI

(Conférence prononcée le 22 juin 2017 dans le cadre des conférences de l'Association libanaise pour le développement de la psychanalyse. Le texte de la conférence a été publié en italien avec pour titre  « Noi »/« Loro » : quando emerge il perturbante. Ritratti dal Liban. In Identità polifonica al tempo della migrazione ; Verso una "clinica delle molteplicità" in psicoanalisi. A cura di Chiara Rosso, prefazione di Florence Guignard, Alpes, Roma, 2017).

 

Le vingt-et-unième siècle sera religieux
ou ne sera pas.
Malraux A. (Cité de mémoire)

Ton voisin du coin
Plutôt que quelqu’un de ta famille qui est loin.
(Proverbe libanais)


Stupéfaction, consternation… m’animent face à ce que les différents médias nous donnent à voir tous les jours : des hordes de personnes à la gueule de métèque, hispides et hagards, se cramponnant misérablement à des barbelés qui se dressent çà et là pour les empêcher d’avancer. Ils viennent de partout où la misère est un mode de vie, allant vers ce capteur de rêves qui cristallise ce que représente pour eux l’Occident. Il est bien loin l’Orient des lumières… Que se passe-t-il vraiment ? Est-ce une confrontation entre Orient et Occident ? Ou bien « Le dérèglement du monde » par épuisement simultané de toutes nos civilisations ? (Amin Maalouf) L’histoire nous montre les innombrables guerres qui pendant des siècles ont déferlé entre ces deux pôles : équipées guerrières, conquêtes militaires, empires dictatoriaux… Dans un souci d’interdisciplinarité les historiens y répondraient mieux que moi. Mais mon questionnement cherche à comprendre le rejet éprouvé par les occidentaux dans ce qu’ils perçoivent comme menace à leur identité face à la déferlante étrangère – particulièrement musulmane – qui les envahit avec ce qu’on appelle aujourd’hui les migrants.

Novice en histoire, en débat politique encore plus, qu’il me soit permis de transposer ce débat collectif en débat individuel en parlant de vécus personnels qui semblent liés à ces sentiments de menace et de rejet, pour en arriver par la suite à essayer d’expliquer ce qui se passe au niveau général. Tentative limitée certes, pour rendre compréhensible le choc de la confrontation continue avec l’irrationnel…


Myriam

Elle me demande d’être sa directrice de thèse de doctorat. Elle se présente à mon bureau à l’université légèrement vêtue, comme beaucoup de jeunes filles en classe en ce chaud mois de mai. Un prénom occidental, un nom de famille neutre. Ce qui veut dire que je ne pouvais à aucun moment savoir si elle était chrétienne ou musulmane, exercice que nous faisons souvent à notre insu, Nadine, Sandra, Tania, Carine, Myriam… étant des prénoms largement répandus au Liban, pays où certains noms de famille peuvent également appartenir aux deux principales religions monothéistes du pays.

Je l’appellerai Myriam. Elle me présente son thème de recherche qui m’intéresse d’emblée. J’accepte donc de guider son travail et de l’accompagner dans le cheminement de sa réflexion. Libre un jour de congé, je lui donne rendez-vous. Elle me dit : « Je vous demande de bien vouloir m’excuser car je dois retrouver mes parents à déjeuner pour la fête ». Fête ? Quelle fête ? C’était une fête musulmane. Surprise, je suis étonnée de penser : « Elle est musulmane ? Mais cela ne se voit pas ! Elle est comme “Nous” ! »  De plus, voilà que je m’aperçois que j’insiste pour qu’elle vienne…

Un instant plus tard je ressens une forme de honte. Même moi je tombe dans le piège des stéréotypes ! Comme si être musulmane ne pouvait passer que par le donner à voir et en premier, le voile pour les femmes. Comme si être chrétienne ne pouvait passer que par l’assimilation à des codes visibles, retrouvés de manière paradoxale dans l’apparence physique d’une jeune fille musulmane.

Quelques jours plus tard, une autre surprise m’attendait.


Layal

Je rentre en classe. Étudiant(e)s de licence. Une quarantaine. Quelques filles voilées près de filles en short. Jusque-là, cheveux cachés versus cuisses dégagées, ne pose pas de problèmes au Liban. Une toile d’un illustre peintre libanais, Omar Onsi « Jeunes femmes à une exposition », montre bien ce côtoiement qui existe depuis toujours. Mon regard tombe sur un visage inconnu. Portant le hijab noir. Pas le voile sur la tête tel que nous le voyons habituellement. Non. Hijab noir. De la tête aux pieds. Visage visible uniquement. Très inaccoutumé chez « Nous ». Un sentiment d’étrangeté m’envahit. Nous sommes en milieu de semestre et je connais les étudiant(e)s une à une/un à un. Je ne pose pas de questions. Je me résigne à faire l’appel, chose que je n’aime pas faire d’habitude, ayant peu de problèmes d’absentéisme à mes cours.

Noms et prénoms défilent. Les photos accompagnent ma liste. Je reconnais les étudiant(e)s aisément. J’arrive à une photo d’une jeune fille que je connais bien. Souriante, une belle chevelure blonde, le torse visible montrant un cou et des bras libres de tout vêtement. La personne en hijab répond présente. Elle voit la surprise dans mes yeux. Avec beaucoup de légèreté, elle déclame devant toute la classe : « J’ai mis le hijab comme ça… J’en avais envie… J’aime… ma mère est furieuse… » Je m’entends lui dire, revendicative : « Mademoiselle, c’est parce que la génération de votre mère s’est battue pour l’enlever ! »

En sortant du cours, je ressens une forme de gêne. Pourquoi ma surprise ? D’où vient ce sentiment d’étrangeté ? Une rupture avec ce que nous avons ou n’avons pas l’habitude de voir d’ordinaire ? Moi qui croyais être réceptive à la multiplicité des cultures comment ai-je pu ressentir de l’intolérance ?

Curieusement, me revient à l’esprit une expérience vécue dans mon cabinet de consultation, un an plus tôt.


Omar

Il appelle pour prendre rendez-vous. Un ton magistral, dans un arabe pur, presque littéraire, alors qu’au Liban nous sommes habitués à entendre des phrases où les trois langues majeures du pays se mélangent en une seule phrase, l’arabe, le français et l’anglais étant couramment parlés par une grande majorité de la population.

Il arrive. J’ouvre la porte. Je vois apparaître un homme en costume sombre, sans cravate, une cinquantaine d’année, cheveux grisonnants, barbe de trois jours, faciès fermé. Je tends ma main pour la poignée de mains habituelle en lui disant « Bonjour ! ». Elle demeure en suspens. Il ne me tend pas la sienne. Il la pose sur sa poitrine, avance son torse légèrement, comme on le fait en islam et me dit comme le font les puristes de la langue arabe : « Assalamou Aalaykom » (Que la paix soit avec vous). Je ne montre pas ma surprise. Neutralité bienveillante. Apparente. Je lui indique le fauteuil sur lequel il doit s’installer. Il le fait confortablement.

Aussitôt assis, il parle. Sans aucune hésitation. Sans pudeur. Sans honte. Il m’explique dans le détail ses problèmes sexuels. Son pénis flasque le soir avec sa deuxième femme après une relation sexuelle avec sa première femme le matin, son incapacité à maintenir une érection suffisante pour pénétrer sa troisième femme le lendemain, performances courantes antérieurement. Un langage cru, vulgaire mais non grossier, qui lui semble habituel. De plus, aucun mot en langue étrangère comme « Nous » le faisons tous. Surtout quand il faut dire des mots tabous qui nous semblent étonnamment moins bruts quand ils sont dits dans une autre langue que l’arabe.

Des hommes sont venus solliciter de l’aide. Exposer leurs difficultés érectiles. Leurs inhibitions sexuelles. Raisons le plus souvent mises en avant dans la demande quand ils viennent consulter. Mais… ils hésitaient, parlaient avec des détours, avaient honte… Là, j’avais en face de moi un homme pour qui j’étais visiblement une femme qu’il ne pouvait même pas toucher pour une poignée de mains, mais il pouvait me parler sans pudeur, aucune, de la chose la plus intime qui soit, posant alors sur moi un autre regard, la connaisseuse avec qui il pouvait discuter de sa sexualité.

Je n’arrivais pas à comprendre ce qui arrivait. Bien que la sexualité soit un thème abordé de manière plus directe en Islam que dans les autres religions monothéistes, je sentais un malaise. Quelque chose me dépassait. À la fin de la séance, je me surprends à l’orienter vers un collègue, homme, musulman.

Qu’est–ce qui fait le lien entre ces trois situations ? Pourquoi sont-elles liées dans mon esprit ?

C’est qu’il semble que toutes trois, marquées par la surprise et l’inconnu, répondent de manière particulière à un sentiment de malaise décrit par Freud comme étant « L’Inquiétant », face à des personnes et/ou des situations qui sont ou devraient être familières (Freud S. (1919), L’Inquiétant, OC, XV, PUF, 2006, « L’Inquiétante étrangeté » dans les anciennes traductions).

Comment s’exprime « L’Inquiétant » dans les situations décrites ?


L’étrange, le familier, l’ « inquiétant »

Je me sentais confrontée à de l’incompréhensible, à de l’inconnu. Je trouvais étrange que Myriam à l’allure d’une jeune fille occidentale, nom et prénom inclus, soit musulmane. Que Layal surgisse inopinément en hijab en classe alors que dans le passé elle aussi avait une allure de fille occidentale et que chez « Nous » le hijab était peu ordinaire. Que Omar ne me serre pas la main, me parle exclusivement en arabe, de sa sexualité en mots crus de surcroît. Le familier devenait étrange. Je pensais connaître les deux jeunes filles, en réalité ce n’était pas tout à fait vrai. Je considérais que tendre le bras pour une poignée de mains rencontrait naturellement l’autre main, en fait ce n’était pas conforme aux codes que « l’autre » utilisait.

Il y avait une apparence de contradiction et de ressentiment en moi : le différent apparaissait familier et le familier différent !

C’est Crawlay, cité par Freud, qui me revient aussi à l’esprit. Sa notion de « narcissisme des petites différences » plus précisément (Freud S. (1918), Le tabou de la virginité, in OC, tome XV, PUF, 2010, p. 86). Les différences entre ce qui se ressemble par ailleurs fondent les sentiments d’étrangeté et d’hostilité entre les individus rapporte-t-il. Hostilité ressentie face au hijab de Layal, au refus de me serrer la main de Omar. Sentiments d’étrangeté face à des situations où je ne retrouvais plus mes repères familiers : Myriam qui n’avait rien du stéréotype de la jeune fille musulmane, Layal qui y entre brusquement et fait irruption avec un hijab dans un cadre où d’ordinaire il n’était pas coutumier, Omar qui m’envahit par un comportement contradictoire. Je rentrais ainsi inévitablement dans le « Nous » et « Eux », ressentant une forme d’intolérance, rappelant des revendications féministes face à Layal, orientant Omar vers un collègue musulman homme. Il n’y avait plus entre nous d’appartenance commune alors que nous étions tous libanais. L’hostilité et les sentiments d’étrangeté que nous observons dans toutes les relations humaines triomphent du sentiment « d’une commune appartenance et terrassent le commandement de l’universel amour des hommes (Idem, p. 86) ».

N’est-ce pas ce que nous retrouvons dans les médias occidentaux après les violences de chaque attentat ? « Qu’ils rentrent chez « eux »… C’est incompréhensible, on ne s’y retrouve pas, même leurs noms sont bizarres… Nous ne nous sentons plus chez “Nous”… » avons-nous entendu dire ces français après l’attaque des terroristes contre Charlie Hebdo le 8 janvier 2015 à Paris, en se désignant comme « Nous » face à « Eux », les musulmans, étrangers, alors qu’ils sont nés en France. Ce que nous retrouvons également dans tous les témoignages des personnes interviewées face à l’horreur de la répétition des attentats en Europe, dernièrement celui de Saint-Étienne-du-Rouvray, en passant par celui de l’Hypercasher, du Bataclan, de Zaventem, de Maalbeek, de Nice, de Munich…, l’énigmatique, l’étrange qui fait du même, humain, familier, compatriote, un autre, étranger, qui « éveille le sentiment de l’inquiétant… » (Freud S. (1919), op. cit. p. 152). Ce sentiment étant déclenché par le paradoxal face à l’étrange dans le familier, en qualifiant « un homme vivant d’inquiétant, [en lui imputant] des intentions mauvaises… ces intentions qu’il a de nous nuire [se réalisant] avec l’aide de forces particulières… secrètes », ici l’Islam (Idem. P. 177). On va alors généraliser à tout ce qui est musulman, tous les musulmans devenant inquiétants. Ils sont « Eux », nous sommes « Nous ». On les observe. On les toise. On évite de les rencontrer. On les enferme dans des ghettos… on les met dans des camps… on les parque dans une île… Comment peut-on être musulman ? (pour paraphraser Montesquieu.)

Ne pouvons-nous pas dire que cet « Inquiétant » qui a suscité l’horreur provoque en nous un sentiment d’angoisse ? (Idem, p. 151). L’angoisse comme affect éprouvé face à une situation de danger tel que développé par Freud et la psychanalyse ?

Alors que nous sommes dans le familier, que la situation nous surprend et devient étrange, l’angoisse va s’immiscer insidieusement dans ce sentiment de malaise face à ce qui nous apparaît dangereux et menaçant dans la réalité externe. Elle va réveiller en conséquence une tension dynamique interne mettant en danger l’équilibre économique. Vont se mobiliser les mécanismes de défense inconscients qui ont pour but de lutter contre l’angoisse, réduire ainsi le débordement du moi par la tension provoquée, dans le but de maintenir une cohésion intra-psychique et de parvenir tant bien que mal à essayer de s’adapter à la réalité.

Ici, s’adapter à la réalité de la menace qui conduit sur le plan défensif à éviter l’angoisse en la déplaçant sur « l’autre » qui devient un objet phobogène, à attaquer cet « autre » à l’extérieur de lui par la projection du mauvais en nous sur lui, sur « Eux », pour se préserver en tant que bons, « Nous ».


La menace, « Nous » / « Eux »

Le « Nous » c’est ce que nous possédons, ce que nous détenons. C’est ce que nous sentons que « Eux » vont nous prendre. Ils vont nous l’ôter, nous l’arracher. La mise en place du « Nous » / « Eux » va constituer comme une protection défensive contre l’émergence de l’angoisse de castration, comme la réaction au danger de la perte d’une partie de soi (Freud S. (1926) Inhibition, Symptôme, Angoisse, OC, XVII, PUF, 1992, p. 246) par cet autre qui va « nous endommager » (Freud (1919), op. cit. p. 164). En même temps va se former une phobie de l’autre comme évitement face à la menace de dépossession qu’il constitue, devenant par déplacement l’objet phobogène qui « localise l’angoisse et lui trouve sa raison d’être » (J. André, (2009), Les 100 mots de la psychanalyse, PUF, p.91)

Le « Nous » / « Eux » nous apparaît ainsi être une sorte de clivage, une défense contre l’angoisse de perdre son identité face à cet « autre » qui la met en péril. C’est la projection qui est à l’œuvre, expulsant les angoisses paranoïdes sur la représentation de « l’autre » comme nuisible. On lui attribue une fonction persécutrice, se transformant ainsi en mauvais objet qui va nous anéantir. C’est la protection contre l’émergence d’« une situation de désaide » dirait Freud (Freud S. (1926), op. cit., p. 281), l’angoisse d’ « anéantissement de la vie » pour M. Klein, « la peur d’annihilation » selon F. Tustin.

Ceci n’est pas sans nous rappeler l’angoisse du 8ème mois décrite par R. Spitz où l’enfant exprime une frayeur face à un étranger qu’il sent comme menaçant. « Dès l’instant où il a perdu sa mère de vue, il se comporte comme s’il ne devait jamais plus la revoir » nous avait dit avant lui Freud pour parler de l’angoisse du nourrisson qui, au lieu de voir sa mère, voit une personne étrangère (Idem, p.284). Là aussi « l’autre », l’étranger qui crée une séparation d’avec le familier, est représenté comme un persécuteur, projection de l’angoisse d’anéantissement qui sévit sans relâche.

Nous revient à l’esprit la description que fait Winnicott de l’angoisse d’intrusion, d’invasion, qui effracte le pare-excitation tel « l’impinging » où on sent l’envahissement par l’autre persécuteur comme aliénant et empiétant sur l’identité de la personne. Ceci pouvant conduire jusqu’à ce qu’il a appelé « angoisses disséquantes primitives » dans sa composante de retour à un sentiment de désintégration (Winnicott D. W. La crainte de l’effondrement, in La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Gallimard, Paris, 2003). Le seul mot angoisse n’est pas assez fort ici, dit-il, c’est plus que de l’angoisse d’anéantissement, c’est « l’agony », c’est la désintégration, la fragmentation.

Ces angoisses internes et ces mécanismes de défense dont nous parlons, appartiennent à différents registres qui vont des conceptions freudiennes de la pulsion aux différentes théories de relation d’objet. Comme le dirait André Green, (Séminaires de la Société Psychanalytique de Paris, suivis occasionnellement entre 2000 et 2010) ne rentrons pas dans la discussion des différences de leur causalité temporelle, les unes formant un fond primitif pour les autres, mais essayons de comprendre le processus qui les sous-tend. C’est ainsi que les défenses inconscientes du moi que nous avons décrites se mobilisent au prix d’un lourd travail intra-psychique pour lutter contre une situation conflictuelle perçue comme désorganisatrice, qui fait surgir une angoisse face à « l’autre » qui menace de me déposséder de ce que je suis, jusqu’à mettre en danger mon identité même. Il est le mauvais, lui, ses actes, ses comportements son être tout entier, devenant le lieu de projection de toutes les angoisses internes refoulées qui font pression pour revenir, ce dont me protège donc le déclenchement inconscient des mécanismes défensifs, préservant ainsi l’économie psychique du retour du refoulé.

Se constitue ainsi une barrière de protection défensive contre le surgissement de l’angoisse qui va placer le « Nous », les bons, face à « Eux », les mauvais qui nous menacent, devenant par ce fait des objets phobogènes. Le rejet, l’évitement, le déplacement, la constitution d’une phobie, les agirs de toutes sortes, la projection… sont alors les mécanismes qui se déploient pour « Nous » protéger de ce qui est « Eux » et de ce qui les représente.

C’est ainsi que face à Myriam, j’avais besoin de son assimilation à « Nous » et le surgissement paradoxal de son appartenance à « Eux » a fait naître en moi « L’Inquiétant », l’angoissant, contre lequel dans l’immédiat s’est exprimé un rejet, le déni même d’une différence, en insistant pour qu’elle vienne au rendez-vous un jour qui confirme son appartenance à « Eux ». Face à Layal, le besoin de faire l’appel en classe, ma revendication féministe, cristallisaient un agir défensif face à l’objet phobogène que représentait à présent le hijab. Face à Omar, dans un mouvement contre-transférentiel négatif, je l’orientais vers un autre collègue, homme et musulman, par évitement d’avoir affaire à un homme qui représentait tout ce qui était « Eux » : l’aspect extérieur, le refus de la poignée de mains, sa polygamie, sa manière de parler… son être tout entier devenait phobogène.

Mais au Liban, pays aux pluralismes religieux, culturel et politique légendaires qui constituent autant sa force que sa fragilité, où on dénombre dix-huit confessions différentes étonnement régies par dix-huit tribunaux distincts pour tout ce qui touche au statut personnel, nous sommes largement rodés à l’étranger. Comment, ai-je pu ressentir tout cela !? C’est qu’il semble que ce qui s’est passé en moi dans l’instant de la manifestation de l’« Inquiétant » et dont j’ai eu honte dans l’Après-coup, est une sorte de retour du sentiment de base par rapport à l’étranger des premières angoisses décrites, qui gardent toujours une enclave en nous, ressuscitée devant les montées d’exode au Liban et en Europe. C’est comme si je m’identifiais d’une part, au « Nous » des chrétiens du Moyen-Orient – et non des chrétiens d’Orient comme on les appelle, la chrétienté étant partie d’ici – et d’autre part, au « Nous » des européens, comme si moi, une libanaise, chrétienne, je m’identifiais au citoyen occidental et je me sentais attaquée par ce que représente l’islam comme menace pour « Nous » les chrétiens en Orient et en Europe ! J’étais rattrapée par le retour du refoulé ! Je me retrouvais dans une position contre laquelle j’ai souvent lutté dans mon environnement culturel, les chrétiens s’identifiant aux occidentaux de par leur mode de vie, leurs repères, leurs coutumes… allant jusqu’à refuser même leur identité arabe et revendiquant être des phéniciens d’origine, ceci étant peut-être plus vrai pour la génération de nos parents, bien qu’existant encore chez une certaine catégorie de jeunes. Une forme de dénégation pour trouver une issue au douloureux écartèlement entre deux cultures ? Néanmoins, la nouvelle génération a produit plusieurs tentatives du vivre ensemble, la plus émouvante étant certes le mixage en plusieurs stances de l’ « Ave Maria » de Caccini et du « Allahou Akbar », « la Shahada » de l’invitation à la prière du Muezzin, merveilleusement chantés par des voix d’exception. Formation réactionnelle ou sublimation ?

Qu’observons-nous aujourd’hui dans l’Occident chrétien – Europe, États-Unis, Australie… – face au flux des migrants constitués principalement de populations à confession musulmane ?

« Eux », les musulmans, « les mauvais », sont une menace pour « Nous », les chrétiens, « les bons ». Ils vont nous endommager, nous faire perdre notre identité … L’islamophobie s’installe : le rejet et l’évitement autant que possible de tout contact avec les musulmans, la protection contre eux par des agirs ou en les isolant dans des ghettos, la projection sur eux du mauvais… C’est ainsi que la construction de la barrière défensive « Eux » / « Nous » va enfermer chacun de son côté. Une forme de clivage. D’un côté le retour au nationalisme et à l’extrême-droite. De l’autre la multiplication des ghettos de toutes sortes. Et dans la même mouvance, le refus d’intégrer quatre-vingt millions de musulmans turcs dans l’Europe chrétienne…

Des barricades et des barbelés érigés ainsi dans l’entre-deux. Face à « l’Inquiétant », le menaçant, le surgissement de l’angoisse, plus de détours par les idéaux moraux ou les droits humains. On appelle les choses par leur nom. On parle de chrétiens, de musulmans, ce qui était irreprésentable il y a juste dix ans ?... ou même seulement cinq ans ?

Pour ne citer que quelques exemples, la France, après plusieurs décennies de laïcité rappelle qu’elle est un pays laïc de tradition catholique et son premier ministre évoque, à l’assemblé nationale en avril 2016, l’identité française menacée, langage impensable à gauche et habituellement réservé à l’extrême-droite. La Hongrie a posé des barbelés à ses frontières et a déclaré tout haut, de manière très claire et sans aucune ambiguïté, accepter uniquement les chrétiens parmi les migrants. Aux Etats-Unis le candidat républicain à l’élection présidentielle prône l’interdiction de l’entrée des musulmans aux USA et refuse de reconnaître, en août 2016, le statut de martyr pour un soldat américain musulman mort au combat. L’Australie se félicite d’arrêter les bateaux de migrants dans l’île de Nauru, un îlot du pacifique de 21 km2 l’un des plus petits états au monde, en donnant en échange un soutien financier (Le Monde, 5 août 2016, p. 2). À contre-courant, l’Allemagne de Merkel qui dans un discours célèbre en 2010 avait déclaré l’échec de la politique de l’émigration et l’impossibilité d’intégrer les musulmans étrangers, surtout turcs, ouvre ses frontières en 2015, en véritable formation réactionnelle, étant le pays occidental accueillant le plus de migrants. Notons aussi que pour lutter contre les certitudes simplificatrices du nationalisme aveugle, dans la pédagogie allemande, le « Nous » national est banni (Interview de Patrick Boucheron, historien, Professeur au Collège de France, L’OBS/No 2696, 07/07/2016, p. 57-60).


Quant au Liban, son problème avec les réfugiés est toute une autre histoire. De triste mémoire, dans son histoire récente en 1948, il fut un des pays arabes à recevoir le plus de réfugiés palestiniens, installés provisoirement dans des camps, où… ils y sont toujours ! Pays multiconfessionnel (dix-huit confessions différentes tel que rappelé plus haut), seule république arabe démocratique dirigée par un chrétien de surcroît dans une région à majorité musulmane, il fallait toujours montrer patte blanche et en faire toujours plus que les autres pour prouver son arabité par des agirs répétitifs, ce qui a largement contribué à le déstabiliser. Étant le seul pays arabe à signer le 3 novembre 1969 un accord qui donne aux palestiniens le droit de porter des armes en dehors des camps et d’intervenir dans le Sud-Liban, ces armes se sont retournées contre lui ce qui a été une des multiples causes du déclenchement de la guerre libanaise, dite civile, en 1975 : de palestiniens /chrétiens, musulmans/chrétiens, jusqu’à devenir musulmans/musulmans et finir en chrétiens/chrétiens, cette guerre a constamment changé d’identité, de région et de parties belligérantes (Khair Badawi M.-T. Guerre et survie, in Bulletin de Psychologie, Paris, Sorbonne, tome XLIX, no 424, 1996 ). Mentionnons au passage que les livres d’histoire s’arrêtent à la date fatidique du début de la guerre de 1975 et qu’il n’existe pas de véritable « travail de mémoire » sur la guerre, incapables que nous sommes d’élaborer nos « traumatismes cumulatifs », par peur de retomber dans la compulsion de répétition du même et de l’identique des guerres confessionnelles qui jalonnent depuis toujours notre histoire, tous ne célébrant ni les mêmes héros ni les mêmes martyrs. Accueillant actuellement le plus de réfugiés syriens de par le monde - un million et demi déclarés pour quatre millions d’habitants libanais vivant dans le pays - ils constituent avec les réfugiés irakiens et palestiniens plus de la moitié de la population libanaise. Si vous arrivez au Liban par avion, vous verrez du ciel, près de l’aéroport, des habitations en tôles, véritables taudis, où les réfugiés s’entassent dans des camps insalubres avec des conditions inhumaines. On les installe là, ou ailleurs, mais toujours loin, pour ne pas les voir dans la ville, véritable acte contraphobique pour éviter tout contact avec « Eux ».

C’est ainsi que se développent des ghettos de tous genres où la barrière de protection « Nous » / « Eux » se met en place pour éviter toute rencontre avec « Eux » : au Liban et dans les pays d’Occident qui ont reçu des réfugiés, on les enferme dans des camps, on les empêche d’en sortir, on instaure un couvre-feu qui ne fonctionne que pour eux, on les cantonne dans des frontières véritables prisons en plein air… Anne Poiret, journaliste française, interviewée sur Radio France Internationale le 14 août 2016 pour son reportage « Bienvenue au Refugistan », raconte qu’il existe 17 millions de réfugiés de par le monde, parqués dans des camps, administrés par des ONG qui constituent une sorte de gouvernance comme s’ils formaient tous ensemble un véritable pays utopique, aux confins du monde entier qui les rejette.

Alors que la tendance à la fin du vingtième siècle était à l’abolition des frontières, l’appel au respect de la différence, la création de l’Europe, l’ouverture de l’espace Schengen, la laïcité, la mondialisation… voilà que nous assistons aujourd’hui au retour des frontières, au rejet du différent non assimilable à soi, à la fermeture de l’espace Schengen, au retour à la religion, au repli nationaliste… La célèbre phrase d’André Malraux « Le vingt-et-unième siècle sera religieux ou ne sera pas » qui paraissait incongrue et indécente au vingtième siècle se trouve étonnamment vérifiée ! La mondialisation, en noyant l’individu dans un espace ouvert à tous vents, a créé une vulnérabilité identitaire : « l’autre », « L’Inquiétant », le menaçant qui réveille l’angoisse, c’est le différent, le non familier, le non assimilable à soi. L’autre Femme ? L’autre homosexuel ? L’autre juif ? L’autre noir ? L’autre pauvre ? Noyés par les migrants de confession musulmane, face à l’inélaborable de l’horreur traumatique des attentats répétitifs et imprévisibles, les occidentaux qui redécouvrent qu’ils sont chrétiens, se désignent un nouvel « autre » inquiétant. Ils le nomment maintenant. C’est le musulman. Ils le transforment alors en entité englobant tous les musulmans, ce « Eux » menaçant. Il faut les agresser, les attaquer par n’importe quel moyen, les détruire avant qu’ils ne « Nous » détruisent, en se protégeant contre « Eux » par la mobilisation inconsciente de tous les procédés défensifs possibles pour qu’ils ne réveillent pas les angoisses archaïques, et les anéantir avant qu’ils ne « Nous » anéantissent.

Ou lui ou moi. Ou « Nous » / ou « Eux ». Mais pointe à l’horizon une forme de révolution culturelle des religions qui pourrait faire croire à une aube nouvelle. Enfin le réinvestissement de la relation à l’autre et l’accès à l’ambivalence ? Et lui et moi, et « Nous » et « Eux », sortie possible du clivage de l’enfermement dans un monde binaire ?



Références bibliographiques


André J. (2011), Les 100 mots de la psychanalyse, Paris, QSJ, PUF.

Freud S. (1918), Le tabou de la virginité, in OC, tome XV, Paris, PUF, 2010.

Freud S. (1919), L’Inquiétant, in OC, XV, Paris, PUF, 2006.

Freud S. (1926), Inhibition, Symptôme, Angoisse, in OC, XVII, PUF, 1992.
 
Green A., Occasionnellement, séminaires de la Société Psychanalytique de Paris, entre 2000 et 2010.

Khair Badawi M.-T., Guerre et survie, in Bulletin de Psychologie, Paris, Sorbonne, tome XLIX, no 424, 1996.

Le Monde, 5 août 2016, p. 2.

L’OBS, Interview de Patrick Boucheron, historien, Professeur au Collège de France, No 2696, 07/07/2016, p. 57-60

Radio France Internationale, Interview de Anne Poiret, 14 août 2016, à propos de son reportage, Bienvenue au Refugistan, visible sur le site de Arte

Winnicott D. W., La crainte de l’effondrement, in La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Gallimard, Paris, 2003.


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Peinture : Katya Traboulsi, "Des autres".