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Haïr pour pouvoir aimer

Mona CHAHOURY CHARABATY


(Vestigia, Int. Network of Psychotherapeutic Practice, Vol. 2, Number 1. Wordpress, Ed. Array, 2018)

 

 

Ne faut-il pas commencer par se haïr, lorsque l’on doit s’aimer.
Friedrich Nietzsche
([1882-1888], 1975)

 


L’affirmation de Nietzsche prête à équivoque ; ce qui annonce bien notre sujet : se haïr, s’aimer, ont-ils pour objet soi ou l’autre ?
Pour commencer, la haine n’est pas un concept psychanalytique. Contrairement à Adler, Freud éprouve une réticence à l’institutionnaliser dans l’ordre du savoir psychologique. Pour lui les motions pulsionnelles ne sont en soi ni bonnes ni mauvaises.

Le concept appartiendrait à la littérature, la poésie, le théâtre, le cinéma... Un dictionnaire de psychanalyse la définit par un affect, un sentiment d’aversion violente à l’égard de quelque chose, de quelqu’un à qui on fait du mal ou désire de le faire (Roudinesco et Plon, 2006). Du point de vue psychanalytique elle porterait un paradoxe : elle est la décharge d’un sentiment inconscient. L’affect est inconscient. Le sujet haineux est conscient de sa haine mais méconnait son origine, même quand elle est soi-disant repérée par son moi conscient. L’aversion pour le conjoint peut s’originer dans celle que l’enfant portait contre sa mère. A cet égard, la haine fait circuler sans arrêt le rapport conscient/inconscient. Originaire de l’inconscient, elle n’y séjourne pas entièrement.

Quel(s) lien(s) avec l’amour ? Peut-on aimer si on n’existe pas en tant que sujet ? Si l’on ne passe par la haine séparatrice défusionnante ? Peut-on éviter que les deux sentiments se conjuguent ou que l’amour se transforme en haine, ou que même cette dernière puisse être le terreau favorisant l’émergence d’une passion amoureuse ?


Origine de la haine

Dans La négation (1925), Freud affirme que malgré leur intrication et la parenté de leurs effets dans les premières phases du développement, ces deux affects ne sont pas dérivés du clivage d’une réalité originaire commune. Ils suivent chacun son développement propre avant de se constituer en opposés sous l’influence de la relation plaisir-déplaisir. L’amour vient du narcissisme et finit par coïncider avec la tendance sexuelle dans sa totalité (pulsion de l’objet). La haine provient du refus originaire que le moi narcissique oppose à l’excès d’excitation provenant du monde extérieur, haine du réel. Elle garde toujours un lien étroit avec les pulsions d’auto-conservation du moi (pulsions du moi). Dans l’économie psychique, elle serait donc, dans le registre de l’auto-conservation mais aussi dans celui des pulsions sexuelles, tant du coté de la pulsion de vie que de la destructivité, dans une alternance de liaison à une chaine de représentations, et de déliaison dans des processus primaires, comme le souligne Félicie Nayrou (2005). Elle alterne en liaison et déliaison destructrice à l’intérieur même de la pulsion de vie. Localisée du côté des pulsions du moi, la haine ne dérive pas de la vie sexuelle mais du combat du moi pour sa conservation. Elle est de l’ordre de la défense légitime, nourrit le sentiment moïque. Le haï est du côté de l’objet, dont l’objet premier, la mère. Ce qui est intérieur, est  du côté de l’aimé.


Intrication amour-haine

Pas de tronc commun entre l’amour et la haine. Mais ce couple à deux origines se transformera en opposés et s’intriquera, tout comme les pulsions de vie et de mort, sous l’influence du plaisir. Il y aura une éducation érotique de la haine qui va l’intéresser à la sexualité.  Pour Freud, la haine en tant que relation à l’objet est plus ancienne que l’amour.
A l’origine, et plus tard au stade sadique-anal, donc même au-delà de la phase introactive du moi-plaisir, l’amour peut encore à peine se distinguer de la haine dans son comportement à l’égard de l’objet. La dynamique libidinale du sado-masochisme érogénéise l’agressivité, rapproche l’amour de la haine. La haine mêlée d’amour provient en partie des stades prégénitaux du développement psychosexuel, ou buts sexuels provisoires, incomplètement dépassés : incorporer ou dévorer est ainsi un type d’amour compatible avec la suppression de l’objet dans son individualité. Un schéma amoureux qui tient plutôt de la perversion, tout au moins de l’immaturité, que de l'ambivalence. Il est quand même banal que la mère au Moyen-Orient exprime son amour à l’enfant par le « je vais te dévorer !» tant il est beau et « délicieux ».

De même, dans l'emprise mise en œuvre par l'organisation prégénitale sadique anale, endommager ou détruire, l'objet n’est pas pris en compte. Dans le fonctionnement prégénital l'amour peut à peine se distinguer de la haine dans son comportement avec l'objet. Des couples à transactions sadomasochistes suscitent perplexité et effroi chez l'observateur. Les partenaires ont développé une érotisation de leurs motions prégénitales, les amenant à vivre plaisirs et souffrances entremêlés. La littérature abonde de descriptions d'amoureux soumis à la volonté absolue de leur bien-aimé et des tortures combien délicieuses de l'amour.

Jacqueline Shaeffer dans son article Et si tu m'aimes prends garde à toi !... écrit : « et si tu m'aimes prends garde au monstre prégénital ! » (Shaeffer, 2001, p. 77). La vie amoureuse, surtout la passion qui peut la sous-tendre, réactive les fonctionnements archaïques et les met en interaction chez les deux partenaires, tout en réveillant les pulsions refoulées. Ils basculent entre l'intensité de l’attachement amoureux et la férocité de la haine.

Dans l'établissement du lien amoureux intervient le processus d'idéalisation qui trouve sa source dans les premiers moments de la vie du nourrisson complètement dépendant du sein nourricier maternel. Il s'agit de s'assurer la présence d'un protecteur sans défaut pour neutraliser les menaces de destruction. La stratégie amoureuse reproduit le recours au clivage qui protégera l'objet d'amour totalement bon de toute contamination ou attaque par les mauvais objets. Ce processus, normal au début de la relation, dénonce une immaturité affective et même parfois une pathologie quand le sujet se montre incapable d'évoluer vers une relation de caractère ambivalent.

Un cas de figure : le rejet massif de tout rapport avec celui qui, après avoir été idéalisé et adulé, montre une faille dans l’image de l’amoureux parfait projetée sur lui. Blanc ou noir, objet totalement bon ou mauvais, amour ou haine-rejet. Position paranoïde chez un sujet fragile, incapable de supporter les processus de culpabilité et de deuil de la position dépressive, et donc de s'engager dans une relation amoureuse de longue durée où les mouvements de haine sont modérés et ne menacent pas la pérennité du lien amoureux.

Reconnaître et accepter l'imperfection de l'objet, son caractère non totalement satisfaisant, renoncer au clivage premier et à l'idéalisation, c’est accepter d'éprouver à son égard des sentiments ambivalents, donc tout autant hostiles qu'aimants ; c'est aussi faire en même temps le deuil d'une représentation totalement bonne, idéalisée, de soi-même.


Ambivalence

La haine de l'objet aimé peut provenir de réactions de refus de la part du moi, du fait de conflits fréquents entre les intérêts du moi et ceux de l'amour. Dans Considérations actuelles sur la guerre et la mort (1915), Freud rattache l'ambivalence affective à la proximité entre l'amour intense et la haine violente. Les motions pulsionnelles se présentent en couples opposés. Les formations réactionnelles, suite au refoulement, en sont facilitées ; et donc le passage d’un sentiment en son contraire. Freud évoque dans L'interprétation des rêves (1900), les rêves absurdes, ceux des morts aimés. Ils posent des difficultés d'interprétation du fait précisément de l'ambivalence affective à l'égard du mort.

Quand il existe chez le patient un conflit d'ambivalence, l'émergence d'une pensée hostile ou d'un rêve à contenu hostile, Dominique Bourdin suggère, pour parvenir à un progrès, de renforcer chacune des deux tendances, permettant une isolation fondamentales des deux motions contrastantes dont chacune sera menée à son terme.


Freud, Klein et Winnicott

La polarité de l’amour et de la haine sera introduite par Freud avec la deuxième topique, dans l’opposition des deux espèces de pulsion de vie et de mort. Au risque de confondre haine et pulsion de mort, issue facile à la difficulté de représentante de cette pulsion sans objet repérable et tellement controversée par les freudiens eux-mêmes, Freud tranche : la haine n’est pas la pulsion de mort, ni n'en dérive nécessairement. Elle lui en désigne les objets, lui montre le chemin. A un moment il sera tenté de supposer, dans le moi et le ça, une seule énergie déplaçable et indifférenciable en érotique et destructivité.

Mélanie Klein dira : « La haine est souvent utilisée comme le masque le plus efficace de l’amour » (1998, p. 130). « Lorsqu'au cours d'une analyse on parvient jusqu'aux conflits les plus profonds d’où jaillissent la haine et l'angoisse  on trouve aussi l'amour ». Plus loin : « l’amour n’est pas absent chez les criminels ». Elle reconnaît l’existence de l'angoisse et de la haine dès le début de la vie :

Dans la position schizo-paranoïde, en forme de clivage. La force de l'angoisse de persécution et des processus dissociatifs est à son apogée. La première protection contre la forme primaire de la pulsion de mort est de la projeter à l’extérieur, l’attribuer aux objets. Idéalisation, clivage et pulsion d'agression permettent au sujet de se séparer, se différencier. Cette première attitude défensive ne disparaît jamais au cours de l'existence. Elle est prête à émerger quand se trouvent menacés le narcissisme ou l’intégrité du moi.

Dans la position dépressive, au moment de la réduction du clivage, en ambivalence amour-haine. Pour M. Klein, la synthèse entre les sentiments amoureux et les pulsions destructrices à l’égard d’un seul et unique objet, le sein, donne naissance à l’angoisse dépressive, à la culpabilité et au besoin de réparer l'objet aime endommagé, le sein « bon » (p. 52).
En inaugurant l'Œdipe, la haine atteint son acmé. Ne serait-elle pas le passage obligé vers l’élaboration du choix de l’identité sexuée et sexuelle ? On s’identifie au parent haï pour rivaliser avec lui et prendre sa place auprès de l’aimé.

En dépit d’organisations psychiques plus évoluées, les mécanismes de défense du registre archaïque continuent à faire partie de la panoplie des défenses de chaque sujet. L’état amoureux les réactive.

Winnicott reprend la question du passage obligé par la haine du bébé, adressée à l’objet maternel, comme constitutive de l'objet et par conséquent du sujet lui même, comme l'a bien mis en évidence Freud, au sujet de la perception de la mère comme objet total et extérieur, permettant l'émergence du sujet. Pour Winnicott, la capacité de sollicitude est la composante essentielle et incontournable de la future empathie et possibilité d'aimer ; aimer l'autre, la culture, l'humain. L'humanisation de l'être humain et sa maturité dépendent de l'acquisition de cette aptitude à se sentir concerné par autrui grâce à la mère suffisamment bonne qui investit l'enfant affectivement. Haine de la mère, culpabilité, désir de réparation, sont les étapes qui, vécues dans un environnement facilitant, grâce à une mère  assumant le « holding », « handling », et « taking care » réagissant avec tolérance aux mouvements de haine, sans déprimer ni disparaître ni rejeter, permettent à l'enfant de prendre le chemin de l'autonomie, en assumant l'ambivalence des sentiments. La capacité de sollicitude se développe donc chez l'individu lorsque les pulsions agressives sont contrôlées par les pulsions libidinales, c'est à dire lorsqu'il désire protéger et maintenir l'objet, préalablement haï, contre la destruction. Ce concept élaboré par Winnicott se rapproche de celui de réparation de l'objet chez Klein.
L'espace transitionnel sera alors la scène où se jouent, entre l'intérieur et l'extérieur, le sujet et l'objet, des rapports d'amour et de haine modérés, comme sur le mode du jeu (playing).


Étape cruciale de l’Œdipe

Ce n’est que par l’accès à la situation œdipienne et sous le régime de l’organisation génitale que l’amour achèvera de devenir l’opposé de la haine.

Dans le complexe d'Œdipe, l'amour et la haine se répartissent respectivement sur la personne du sexe opposé et sur celle du même sexe. Chaque affect va se porter aussi de façon concomitante sur chacun des deux personnages du triangle œdipien et sur ce que chacun représente comme élément de la vie psychique. Dans le meilleur des cas, le rôle du père permet de réguler amour et haine. Freud attribue à la haine une dimension symbolique dans la mesure où elle conduit à haïr un père castrateur mais organisateur psychique.

En conclusion, diverses figures de la haine, signent son intrication à la pulsion de vie, et rendent la distinction impossible, entre les deux ; l’une étant liée a la pulsion de mort et l’autre à la pulsion de vie :

Comme précurseur à l’amour. L’aversion se transformant en amour passionnel. Dans certain cas d’homosexualité, le frère rival de l’enfance se transforme avec le temps en objet d’amour.

En dialectique de remplacement chronique avec l’amour, comme parfois dans ces couples inséparables dans la haine et la dépendance amoureuse.

Comme entremêlée à l’amour (ambivalence).

L’analyse de la genèse complexe de l’amour et de la haine, permet de comprendre pourquoi l’amour est si souvent ambivalent, c'est-à-dire, accompagné de motions de haine envers le même objet.


Références bibliographiques


Fine A., Nayrou F., Pragier G. (2005), La haine. Haine de soi, haine de l'autre, haine dans la culture. Paris, PUF.
Freud S. (1900) L'interprétation des rêves (1900), Œuvres complètes - psychanalyse - vol. IV, 1899-1900 (trad.) J. Altounian, P. Cotet, R. Lainé, A. Rauzy, F. Robert. Paris, PUF.
Freud S. (1915), Considérations actuelles sur la guerre et la mort, Essais de psychanalyse, Paris, Editions Payot.
Freud S. (1925), La négation, Œuvres complètes - psychanalyse - vol. XVII, 1923-1925 (trad.) J. Altounian et al. Paris, PUF.
Klein M. (1998), Essais de psychanalyse 1921-1945. Paris, Editions Payot.
Niezsche F. (1882-1888), Dithyrambes de Dionysos, Œuvres philosophiques complètes, VIII, 2 (trad. J.-C. Hémery, Paris, Gallimard, 1975.
Roudinesco E., Plon M. (2006), Dictionnaire de la psychanalyse. Troisième édition. Paris, Fayard.
Schaeffer J. (2001), Et si tu m’aimes, prend garde à toi ! : le social mis à mal par le sexuel… et réciproquement, La vie amoureuse, Paris, PUF.