L'autoportrait au miroir
À la recherche du regard perdu
Conférence donnée en 2014 à l'Université de Galatasaray dans la cadre d'un Symposium interdisciplinaire de psychanalyse, littérature et philosophie intitulé "Narcissisme et créativité" (27-28 septembre 2014). Co-organisé par l'Université Lyon 2 Lumière, l'Université Galatasaray et Psike Istanbul. Publication : Narcissism and Creativity, Cogito, Erdem, N. (Ed.), 2017.
Ma présentation sera autour du rôle du visuel dans la construction du narcissisme ou plutôt autour des conséquences du non regard dans cette construction.
Les peintres des autoportraits sont peut-être ceux qui n’ont pas été suffisamment portés du regard et chez qui le miroir maternel a été défaillant. En quelque sorte, ces peintres ont besoin de se recréer constamment comme pour assister à leur propre naissance. L’enfant croit créer le sein nourricier et le regard porteur et c’est comme si l’enfant-peintre va être pris dans une création de soi inachevée ; l’autoportrait pourrait donc satisfaire un fantasme d’engendrement.
Je vais me lancer à partir des hypothèses sur la construction du Moi chez des théoriciens comme D. W. Winnicott , F. Pasche , G. Lavallée et R. Roussillon pour essayer de comprendre ce qui est mis en œuvre dans les autoportraits au miroir. Pour illustrer ceci, j’ai choisi des œuvres de peintres symbolistes contemporains des années 30-40, tels Leon Spilliaert, Edvard Munch et Francis Bacon.
Il faut savoir que le miroir est un élément très cher aux peintres symbolistes qui ont placé le Moi au centre de leur préoccupations, un Moi tourmenté par l’angoisse du vide, de la mort, la terreur sans nom au sens de Bion [1].
Léon Spilliaert
Peintre belge né à Ostende au bord de la mer du Nord, va peindre profusément des thèmes du reflet, de la nuit, de la solitude de l’âme, de la terreur … sans nom de Bion? Halluciné en son miroir… Spilliaert revient régulièrement sur son autoportrait, un exercice dans lequel l’introspection bascule vers une vision hallucinatoire. Il peint le reflet de lui-même dans un clair-obscur qui maintient le flou. Il peint les reflets de l’ombre projetée. L’ombre, comme dans la célèbre phrase de Freud concernant « l’ombre de l’objet perdu qui tombe sur le moi » [2].
Spilliaert va peindre des têtes avec l’œil démesurément grandi, le regard fixe ou vide, œil crevé ou vitreux. Regard halluciné, parfois pétrifié, ombre inquiétante. L’ombre de l’objet… Freud à nouveau. Le thème du miroir est récurrent dans les autoportraits de Spilliaert. Il y aura des peintures avec plusieurs miroirs sur une seule toile. Nous voyons la relation de Spilliaert au miroir, à cet objet créateur d’images, osciller entre séduction et répulsion. L’autoportrait au miroir le plus énigmatique montre Spilliaert, le dos au miroir. Sa bouche ressemble à un trou béant d’où surgit un cri silencieux. L’œil difforme semble annoncer une dislocation prochaine. Les objets bourgeois et familiers semblent prendre l’aspect d’apparitions étranges…, objets bizarres au sens de Bion [3]. Léon Spilliaert va nommer ses toiles “vertige”, “seule”, “ nuit”. Il peindra aussi des femmes en noir, silhouettes féminines tristes contemplant la mer (sa mère ?) et les vagues… Paysages de mer (mère) noir et blanc, nocturnes, ombres, angoisses... le deuil, le vide… Est-ce Spilliaert lui-même, vague à l’âme contemplant les vagues, dans les méandres du regard de sa mère… Est ce lui au bord de la mer, incapable d’y pénétrer, de pénétrer le regard de sa mère ?
Le regard de la mère serait le premier miroir humain que le sujet rencontre et qui va le structurer, dira Winnicott[4]. L’insistance de ce besoin impérieux, de cette compulsion à s’auto-portraiturer – et on voit ça très clairement chez Francis Bacon et Léon Spilliaert – témoigne peut-être du fait que quelque chose a fait défaut dans la transmission psychique de ce regard maternel créateur. Winnicott dans son article de 1967 [5]va reprendre l’idée de Lacan sur l’importance de la fonction du miroir dans le développement du Moi [6] mais il va plus loin en attribuant cette fonction au visage maternel. Winnicott va “prolonger” la pensée de Freud, comme dirait René Roussillon dans son article sur la déconstruction du narcissisme primaire [7] et introduire la fonction des soins maternels dans la construction de ce narcissisme primaire en interposant un autre, un miroir de soi entre le sujet et lui-même.
Winnicott va donc lier la fonction développementale du miroir avec le rôle du visage maternel : « quand un bébé regarde le visage de sa mère c’est lui-même qu’il voit… quand je regarde, on me voit donc j’existe. Je peux alors me permettre de regarder et voir. Je regarde alors créativement et, ce que j’aperçois, je le perçois également. » [8]
En 1971, Winnicott va parler de l’apperception de la mère [9]: le bébé peut se voir ou s’apercevoir dans le visage maternel en “oubliant” la mère. Le bébé va devoir “intérioriser” le miroir maternel et l’“oublier”. Le visage de la mère devient écran et le bébé est seul en présence de sa mère. C’est là où les psychotiques échouent.
Pour Geneviève Haag, l’intériorisation du regard de la mère est un objet d’arrière-plan d’identification primaire qui va se déposer d’une certaine façon dans l’axe verticale du dos et permettre à l’enfant de se mettre debout. C’est cela qui va permettre le début de la différentiation. Pour pouvoir y arriver, il faudra que le visuel se mélange au tactile. Haag va dire qu’il faudra que le visuel psychique fabrique assez de substance dans l’objet d’arrière-plan pour que celui-ci puisse s’ouvrir et se déployer dans l’image du corps [10].
Edvard Munch
Surtout connu pour son cri… Il peint une rétine malade. Munch perd sa mère à l’âge de 5 ans puis plus tard, sa sœur aînée. Une autre sœur devient folle, il perd la vue d’un œil, d’où les yeux noirs dans ses peintures. Le cri s’est transformé en aveuglement.
Dans sa peinture, Munch se présente alité, regardant comme dans une hallucination une tache énorme et sombre comme s’il s’identifiait à une rétine malade. Celle que sa mère porta sur lui ? Dans le fond, des taches sombres comme des corbeaux (oiseaux de mort) qui volent. L’œil blessé. Terreur sans nom et objets bizarres au sens de Bion ? [11]
Pour Edvard Munch, le Moi est hors de moi. Il va dire :
“ … quand j’allume une lampe, je vois soudain mon ombre immense sur la moitié du mur jusqu’ au plafond. Et dans le grand miroir au-dessus de la cheminée je me vois moi-même, mon visage de spectre.” [12] L’ombre de l’objet encore.
Francis Bacon
Pour Francis Bacon, la multitude d’autoportraits serait-elle comme une compulsion pour saisir un reflet qui lui aurait échappé ? Gilles Deleuze dira : « Les miroirs de Bacon sont tout sauf une surface qui reflète. » [13]
On sait que Bacon a souffert de négligence et de traumatismes dans son enfance : père autoritaire qui le rejette et le martyrise ; mère indifférente et absente. Bacon déteste la campagne et les chevaux à cause de ses fortes crises d’asthme. Le père force les palefreniers à le fouetter. Bacon est pris dans une relation sado-masochique avec son père qui l’attire sexuellement. On se rappelle de ses fameux portraits du pape le tourmenteur. Dans deux études pour le portrait de George Dyer, on y voit la présence étrange d’un corps englué. L’image déformée du miroir contamine le sujet qui commence à se liquéfier au niveau des membres inférieurs.
Didier Anzieu écrit que le spectateur des œuvres de Bacon ne trouve pas de mots pour décrire son effroi et sa terreur [14]. Comme le désespoir du nourrisson en face d’une mère absente incapable de le recevoir et de le refléter. L'arrière-plan des peintures chez Bacon est souvent sans relief, comme un environnement maternel froid et distant ou fusionnel qui donne naissance à un envahissement psychotique [15].
Dans son article de 1967, Winnicott va dire : « Francis Bacon se voit lui-même dans le visage de sa mère, mais avec une torsion en lui ou en elle, qui nous rend fous, et lui, et nous. » [16] Winnicott décrit la crainte d’effondrement dans les souffrances identitaires-narcissiques. La menace d’annihilation serait alors une angoisse primitive antérieure à toute angoisse.
Pour Anzieu : « l’image de notre propre corps se ternit et s'altère quand l’autre nous en renvoie un reflet vague, inattentif, désinvesti et inconsistant. Le Moi peau n’enveloppe pas ou plus et l’intérieur qu’il retient menace de s’écrouler. » La peau est liquéfiée, arrachée, comme si la séparation d’avec la mère a entrainé l’arrachement de la peau au sens de Tustin : l’homme « désespécé », comme le dit brillamment Didier Anzieu à propos de Bacon [17].
Chez Bacon on voit des personnages dont la tête est emmurée derrière la vitre de l’indifférence.
Dans Nu couché dans un miroir, on voit le reflet d’un nu enkysté dans un miroir. Les contours de celui-ci tendent à se confondre avec le tableau lui-même bien que Bacon ait voulu souligner la disjonction avec l’objet. La présence du miroir est à peine suggérée. En effet, le miroir chez Francis Bacon est souvent opaque et ne reflète rien. Dans certains portraits au miroir, le personnage ne regarde pas le miroir mais il en est séparé et dans d’autres, une moitié de visage se dégrade. Beaucoup de trous, d’orifice, orbites, béances trous dans la psyché… corps mous, sans ossature, informes, difformes, vides de leur contenu.
Dans la déformation des figures chez Bacon on ressent une sensation de déséquilibre. Peut-être que c’est comme cela que Bacon s’est perçu dans le regard de sa mère qui se perçoit elle-même quand elle se regarde dans son fils, déformée et liquéfiée. Pour Deleuze, il s’agit d’un éprouvé corporel qui s’est ancré dans les relations de l’enfant avec ses parents et qui s’est soldé par une faillite de la figuration et par un état proche de la dépersonnalisation [18].
Pour Bacon pourtant, il y a eu aussi une identification à sa grand-mère qui avait un certain don artistique. Bacon va s’inspirer de l’architecture de la résidence de cette grand-mère excentrique qui donnait des fêtes et aimait danser. La grand-mère bienveillante qui lui insuffle une vitalité pulsionnelle et qui va le protéger de la froideur maternelle.
René Roussillon va dire que c’est en fait non seulement le visage de la mère mais tout le corps de celle-ci qui forme le premier miroir [19]. D’après Roussillon, ce « miroir » malléable et sensible au bébé va produire un effet de « double narcissique », un même, semblable à soi mais un autre aussi. L’identité primaire se construirait alors par le biais de la construction et de l’effacement d’une identification narcissique qui prend sens au sein d’une relation homosexuelle primaire « en double ». La création de l’objet viendra ensuite [20]. Pour cela, la mère va devoir être capable d’empathie ou d’être capable de maintenir une fonction alpha au sens de Bion [21]. Pour y arriver il faudra une capacité chez les deux partenaires à se rencontrer comme « double » l’un de l’autre, et créer ensemble un mouvement de plaisir/déplaisir… Un jeu, une danse à deux… La mère doit pouvoir être l’écho d’un mouvement psychique du bébé pas seulement être un récipient pour une « décharge ».
Guy Lavallée élabore son hypothèse de l’enveloppe visuelle du Moi à partir de la notion d’enveloppe psychique de Didier Anzieu mais aussi sur la théorie d’André Green sur l’hallucination négative. Pour Lavallée, l’hallucinatoire est la première activité psychique du bébé et la perception de l’objet primaire engage massivement l’hallucinatoire. C’est dans la relation infans-mère que l’excitation primaire va se transformer en hallucination positive et serait le premier mode de liaison pulsionnelle dedans-dehors à l’œuvre même du narcissisme primaire.
L’effacement figuratif de la mère dans le mouvement de son intériorisation produit un « blank » qui est tissé de sa substance, dit Lavallée. « Le vide, le « blank », rendent figurables les contenus, comme la toile blanche appelle le touché du peintre, comme le silence et l’invisibilité de l’analyste borde par le cadre analytique appellent la parole de l’analysant [22].
Pour Lavallée, l’hallucination négative n’est pas un échec de l’hallucination positive. Lavallée rejoint Winnicott pour dire que ceci est le produit de la capacité d’être seul en présence de l’autre. C’est sur cet écran (le visage de la mère halluciné) que vont pouvoir s’appuyer les projections qui vont faire un retour au Moi, et c’est sur cet écran que le bébé va pouvoir psychiser des défenses hallucinatoires sinon la mère toute puissante et omniprésente aurait le visage de la Gorgone…
Pour Lavallée, le concept d’enveloppe visuelle du Moi, psychiser la perception c’est lier la libido narcissique et objectale. Les créations visuelles (tableau, photo etc.) portent encore la trace du miroir maternel : le créateur travaille jusqu'à ce que, métaphoriquement, dans son image créée comme dans le visage maternel, il peut se reconnaitre.
Quand Winnicott parle de détresse et d’agonie liés à l’absence de l’objet ou à sa non réponse, Pasche [23] parle de la mère archaïque qui est une mère envahissante intrusive qui ne permet pas d’espace psychique. Le bouclier miroir de Persée va permettre d’instaurer une distance et une subjectivation et sortir du narcissisme primaire. On a deux miroirs : Le miroir de Narcisse et le miroir de Persée. Le mythe : pour affronter la méduse et lui trancher la tête, Persée doit pouvoir l’approcher sans la regarder dans les yeux sinon il serait pétrifié et aspiré par elle. C’est à l’aide d’un bouclier poli qui lui servira de miroir que Persée va pouvoir regarder le reflet de la Méduse mais pas elle directement. Le bouclier de Persée aurait en quelque sorte une fonction de pare excitation et de défense contre l’engloutissement dans le regard de la mère archaïque, la méduse- gorgone. Aussi, dans le mythe d’Ovide, c’est en regardant son reflet dans l’eau miroir que Narcisse se perd lui-même. Écho la nymphe, dépourvue de pensée et de langage, est condamnée à répéter les mots des autres comme une automate. Donc Narcisse est seul face à son double visuel et auditif sans fond de pensée, de regard et de parole. Est-ce que la toile des peintres des autoportraits aux miroirs deviendrait elle aussi une sorte de bouclier de Persée ?
Pour Pasche, le bouclier de Persée est à la fois une enveloppe protectrice et un miroir mais surtout il est un prolongement du corps maternel dépourvu de désirs maternels dirigés sur l’enfant. Ce miroir métaphorique, dira Pasche, est une déclinaison du miroir maternel et va permettre une représentation du monde extérieur et une représentation de soi même… [24].
Persée va ainsi se donner les moyens de produire une représentation de l’absence de représentation, un reflet de l’absence de reflet. Comme le peintre à travers son œuvre. Mais c’est le regard du peintre et le regard du spectateur halluciné qui vont aussi permettre de créer un fond de regard et de pensée. Donc Narcisse ne se noie plus dans son reflet et Écho n’est plus condamnée à répéter les mots des autres sans penser. Le peintre de l’auto-portrait a mis un Moi spectateur… un entre-deux. Il va créer une triangulation.
J’aimerais citer Paul Éluard dans son poème Mourir de ne pas Mourir : « Entre les murs l’ombre est entière et je descends dans mon miroir comme un mort dans sa tombe ouverte. »
Notes et références
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1. Bion W. R., (1962), Learning from Experience. London: Heinemann, p. 96.↩
2. Freud S. (1917 e [1915]), Deuil et mélancolie, Métapsychologie, trad. fr. J. Laplanche, J.-B. Pontalis, J.-P Briand, J.-P. Grossein, M. Tort, Paris, Gallimard, 1968 ; OCF.P, XIII, 1988 ; GW, X.↩
3. Op. cit. ↩
4. Winnicott D. W., (1969), De la pédiatrie à la psychanalyse. Payot.↩
5. Winnicott D. W., (1967). Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l'enfant. Article écrit en 1967 et repris dans Jeu et réalité, 1971, Gallimard, p. 157.↩
6. Lacan J., (1949). Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, Écrits, Seuil, 1966.↩
7. Roussillon R., Déconstruction du narcissisme primaire, Année Psychanalytique Internationale, 2011, p. 236.↩
8. Winnicott D. W., (1967). Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l'enfant. Article écrit en 1967 et repris dans Jeu et réalité, 1971, Gallimard, p. 209.↩
9. Ibid, p. 118 et 172.↩
10. Haag G. (1988), Aspects du transfert concernant l’introjection de l’enveloppe : duplication et dédoublement. Introjection du double feuillet, Gruppo, 4.↩
11. Bion W. R. (1962). Learning from Experience, London, Heineman.↩
12. Munch E., Notes manuscrites de l’artiste. Oslo, Munch-museet.↩
13. Deleuze, G., Francis Bacon, The Logic of Sensation. Translated and with an introduction by D. W. Smith, Afterword by T. Conley, Continuum, 2003. p. 17.↩
14. Anzieu D. La peau, la mère et le miroir dans les tableaux de Francis Bacon, Le corps de l’œuvre, Paris, Gallimard, 1981, p. 339.↩
15. Anzieu D., op. cit. p. 333.↩
16. Winicott D. W. [1967], (1971), op. cit, p. 172.↩
17. Anzieu, D. Monjauze, M., Francis Bacon ou le portrait de l’homme désespécé. 2004, Paris, Seuil.↩
18. Deleuze, G., op. cit.↩
19. Roussillon R., Déconstruction du narcissisme primaire, L’Année Psychanalytique Internationale, 2011/1, p. 236.↩
20. Roussillon, op. cit.↩
21. Bion, W. R. (1962), Op. cit.↩
22. Lavallée G., L’envelope visuelle du Moi. 1999, Dunod, Paris.↩
23. Pasche F. (1971), Le bouclier de Persée ou psychose et réalité, Le Sens de la Psychanalyse, PUF, 1988, p. 29.↩
24. Pasche F., Op. cit.↩