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Réflexions sur la conférence de M. Osseiran

L'autre : le dissemblable

Rabih EL CHAMMAY


Être ici avec vous ce soir me ramène à mes débuts de psychiatre à Paris où je raffolais de lecture et de séminaires sur la psychanalyse. Je réalise combien cette atmosphère et ce plaisir intellectuel qui en découle me manquent. Ceci dit, j’aimerai bien clarifier que je ne suis pas psychanalyste – disons pas encore – et je n’ai même pas l’intention de construire un argument soutenu par un apport psychanalytique théorique. D’autant plus que cela n’est pas pertinent après les deux interventions que nous venons d’entendre. J’ai décidé de partager avec vous les associations que j’ai faites après avoir lu le texte de Mouzayan.
Dr. Osseiran a intitulé son intervention L’autre : le dissemblable. Quand j’ai lu le titre pour la première fois, la première association que j’ai faite de façon très profane était « L’autre c’est moi » qui est un spectacle de Gad El Maleh dans lequel l'humoriste centre son spectacle sur « le blond », l'homme parfait qui n'a aucun souci pour surmonter les aléas de la vie. À vrai dire, j’ai beaucoup hésité à le mentionner par crainte de banaliser notre sujet mais quand j’ai poussé la réflexion dans ce sens j’ai trouvé que c’était quand même pertinent de le faire. Au fait trois axes prennent naissance de cette association :

1. « L’autre c’est moi » dans le sens où ce qui est en moi et que je refuse, refoule, forclos, est reflété sur l’autre.
2. « L’autre c’est moi » dans le sens que chacun a en soi une part d’altérité qu’il connait ou qu’il ignore.
3. « L’autre c’est moi » dans le sens que j’ai besoin de l’autre pour me former. Je ne peux exister qu’à travers l’existence de l’autre.

Selon la première perspective, « ce qui est en moi et que je refuse, refoule, forclos, est reflété sur l’autre », l’autre est un miroir qui met en relief surtout la différence. Le postulat princeps dans ce cas de figure serait l’unité du sujet qui se regarde dans ce miroir. Or cette unité implique une harmonie entre les différentes pulsions d’une part et entre principe de plaisir et principe de réalité d’autre part. Ceci ne peut être plus loin de la réalité qui est plutôt du côté de la dysharmonie comme les cliniciens parmi nous le constatent.

Le conflit interne, source de cette dysharmonie, n’est pas nécessairement mauvais, il est d’ailleurs à la base de toute évolution individuelle ou groupale. Mais quand il devient trop lourd à gérer, une externalisation devient vitale et l’autre, ce miroir, devient une issue valide d’un point de vue d’économie psychique.
Dans ce cas de figure, l’autre n’est pas vraiment le dissemblable car son altérité n’est qu’une partie du sujet projetée à l’extérieur et la relation à lui n’est autre que la relation à une partie de soi-même.
La deuxième perspective, « chacun a en soi une part d’altérité qu’il connait ou qu’il ignore », va dans le même sens que la première avec la nuance suivante : le sujet est par définition « contaminé » par l’autre.

Lacan disait que le désir est désir de l’Autre. Si ce désir, pour une raison morale, religieuse, culturelle est inacceptable par le sujet, il devient évident d’essayer de le « rendre » à l’autre et de nier sa présence en soi. Et donc toute relation à l’autre doit nécessairement passer par la relation à l’altérité dans le sujet. Ainsi toute paix ou acceptation de l’autre doit commencer par l’acceptation de cette l’altérité en soi.

La troisième perspective « J’ai besoin de l’autre pour me former » aborde l’altérité autrement : dans ce sens où l’autre est essentiel pour la construction du sujet. Le « non » de l’enfant de deux ans lui sert d’étayage pour commencer à se forger une identité en s’opposant à l’autre – le parent dans ce cas. Une construction par négation certes, mais un passage obligé vers une identité positivement installée plus tard dans la vie.
J’ouvrirai une parenthèse ici pour rebondir sur le texte du Dr. Osseiran où elle décrit et analyse avec beaucoup de finesse l’intolérance envers l’altérité que l’on vit actuellement dans la région et la violence qui en découle pour parler un peu du Liban. Pendant 20 ans, le Liban a dû subir une guerre civile dont l’impact est toujours ressenti et dont le poids du non-dit pèse tout autant. Cette guerre a été menée sous le drapeau de l’identité : l’identité du pays, l’identité chrétienne, l’identité musulmane, l’identité arabe, l’identité phénicienne et j’en passe. On a voulu à tout prix mettre au devant nos différences comme béquilles identitaires – comme cet enfant de deux ans. Et comme on le sait tous, ceux qui se ressemblent le plus se déchirent le plus pour marquer leur différence. Le terrain fut alors très fertile pour l’éclosion d’une violence destructrice qui a perduré pendant des décennies.

Mon hypothèse est que notre impasse au Liban n’est pas avec l’autre, elle réside profondément dans la fragilité de l’identité libanaise qui découle de la fragilité de l’État-loi face au pouvoir communautariste qui règne en maître absolu.

Pour revenir à l’actualité, ce qui se passe de nos jours dans la région et dans le monde n’est-il pas d’une certaine façon la répétition du drame libanais ? Est-ce un hasard que ces conflits prennent une dimension clairement religieuse ici-même dans le berceau qui a vu naître les trois plus grandes religions monothéistes du monde ? Serions-nous plus prêts à mourir ou à tuer qu’à admettre que finalement on n’est pas tellement différents ?
Le malaise que l’on vit actuellement et cette impasse dans laquelle tout le monde se trouve se renforce par les discours polarisés et polarisant niant le droit à la différence si menaçante pour les identités fragilisées.

Place est à la parole, parole pour discuter, négocier la relation à l’autre comme on l’a bien vu avec le témoignage du Dr A. Akl.
Mais place est à la parole surtout pour reconnaître. Reconnaître l’autre dans ce qu’il a de semblable et de dissemblable. Reconnaître nos traumatismes pour enfin pouvoir ne pas les répéter et échapper peut-être au cycle de réincarnation du Phénix qui renaissant de sa cendre, n’ayant rien appris, chemine de nouveau vers son destin macabre.