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Espace de jeu, espace de vie

Mona CHAHOURY CHARABATY

(Conférence prononcée le 18 avril 2013 dans le cadre des conférences de l'Association Libanaise pour le Développement de la Psychanalyse).


Introduction

Freud, et plus encore Lacan donnèrent de l’importance au jeu de la bobine, du fort-da, jeu qui symbolise et maîtrise, dans une articulation essentielle entre la parole et la répétition, l’imaginaire et le symbolique.
Il a fallu qu’un pédopsychiatre psychanalyste anglais contemporain de M. Klein (qui a préconisé le jeu de l’enfant comme enjeu et support thérapeutique), révolutionne, avec la plus grande simplicité de termes et d’idées la façon de percevoir l’incontournable impact du jeu comme support d’une vie psychique satisfaisante et créative.
P. Guyomard évoque à l’occasion de la lecture de Winnicott « un nouveau jeu qui déjouait les habitudes, les rites et les constructions précédentes ; un autre jeu dans le jeu et aussi une autre façon de jouer ».
Comment et pourquoi s’installe le jeu comme façon d’être, de fonctionner, d’exister dans la première année de vie ?


Espace potentiel intermédiaire. Phénomènes transitionnels
Évolution du nourrisson


" Un bébé, ça n'existe pas" c'est-à-dire que, si on décrit un bébé on s'aperçoit qu’on décrit un bébé et "quelqu'un d'autre". Un bébé ne peut exister tout seul. Il fait essentiellement partie d'une relation. L’environnement facilitant adéquat, les soins maternels, forment un avec l'enfant.
L'enfant passe durant la première année de sa vie de la dépendance absolue à la dépendance relative, à travers trois réalisations majeures :
- Intégration
- Personnalisation
- Débuts de la relation d'objet.

Ces réalisations ne sont pas nécessairement chronologiquement successives : elles peuvent être interdépendantes et peuvent se chevaucher ; elles ne sont pas consolidées d'un seul coup.


Trois étapes de la dépendance

1. Absolue : l’enfant n’est pas encore capable de reconnaître les soins maternels. Il en tire profit ou souffre de perturbation.
2. Relative : l’enfant est capable de se rendre compte du besoin qu'il a des soins maternels dans leurs détails. Il peut les reproduire plus tard dans le transfert.
3. Vers l'indépendance : l'enfant acquiert le moyen de se passer des soins avec un élément en plus : la compréhension intellectuelle. L'indépendance n’est jamais absolue. Individu et environnement restent interdépendants.

Au début de la vie l'enfant est un paquet d'anatomie et de physiologie dont les matériaux sont les éléments moteurs et sensoriels. Il est doté d’une tendance vers la croissance physique, vers le développement de la part psychique de la collusion psychosomatique, dans le sens de l'intégration et de l'acquisition de l’unité. Le moi est un potentiel inné capable d'éprouver une continuité d'être aboutissant au sentiment d’exister à partir d'un narcissisme primaire.

La réalisation du "Je suis" - Intégration-non-intégration

Le rassemblement des noyaux du moi est impossible sans un environnement facilitant, procuré par la "mère suffisamment bonne".
À l'étape de la dépendance absolue le holding est primordial : adaptation maximale de la mère à l'enfant dans la satisfaction des besoins physiques, le support au moi, par ego- relatedness, c’est-à-dire, qu’« elle a l'enfant à l'esprit comme une personne entière ». Si ce support au moi est fiable l'enfant peut le prendre pour acquis. Il pourra être à certains moments, non intégré sans danger pour sa continuité personnelle,. Il expérimente la passivité. La mère est là sans rien exiger. Ses yeux se promènent autour, en va et vient. Cet état non-intégré, cette expérience qui se résume par l’état de calme, de détente, de repos et de se sentir rattaché aux personnes et aux choses lorsqu'il n'y a aucune excitation alentour. C'est un état précurseur de la capacité de l’adulte à se détendre, être insouciant et jouir de la solitude.

La capacité d'être seul, que Winnicott considère comme l'un des "signes les plus importants de la maturité du développement affectif", ne peut être acquise que lorsque le support donné pour la présence active de la mère au début de la vie, rend l'état de non intégration possible. "Être seul en présence de quelqu'un" se reproduit dans l’expérience de l’analyse où l’analysant est seul en présence de quelqu’un d’autre.
L'enfant devient capable de renoncer à la présence affective d'une mère ou son substitut.

L’édification d’un environnement interne s'enclenche selon Winnicott ; "Le terrain est prêt pour une expérience instinctuelle".
C'est seulement quand il est seul que le petit enfant peut découvrir sa vie personnelle. L'alternative pathologique est une existence fausse construite sur des réactions à des excitations externes.

« Le moi du nourrisson s’affermit et s'achemine vers l'état dans lequel les exigences instinctuelles seront ressenties comme faisant partie de soi et non de l'environnement. Lorsqu'il y parvient, la satisfaction du ça devient alors un facteur très important de renforcement du moi ».
« Le cavalier doit conduire sa monture, non être emporté par elle ».


Relation d'objet primitive et expérience de toute puissance

Au stade où le moi/non-moi ne sont pas séparés, l'objet est encore un objet subjectif par opposition à l'objet objectivement perçu. À l'initiative de l'action provenant du nourrisson, la mère permet une brève période au cours de laquelle l'omnipotence est un sujet d’expérience.
L'apparition et la disponibilité de l'objet satisfaisant répondant au besoin de l'enfant au moment où il se manifeste, fait que le « c'est exactement ce dont j’avais besoin » se transforme en « j'ai créé ceci » : c’est l'objet trouvé-créé.
En parallèle la psyché s'installe dans le soma en même temps que le corps entier devient le lieu de résidence du soi. Cette Installation repose également sur un apport suffisamment bon de l'environnement par le Handling ou maniement de l'enfant : soins corporels suffisamment bons, actifs, adaptés. « À partir de là se développe la croyance que le monde peut contenir ce qui est désiré et nécessaire ».
Notons l’affirmation de Winnicott : « ce processus est extrêmement simplifié si les soins sont donnés à l’enfant par une seule personne, selon une seule technique. »
Il n’approuve pas la multiplicité des nourrices : « ce n’est qu’en se fondant sur la monotonie qu’une mère peut réussir à enrichir le monde de son enfant, répétitions bénéfiques des séquences, excitations, satisfaction. »
C’est dans l’aire ou l’espace de la relation (activités, sensations) à la mère, devenue objet subjectif, que le fantasme et la réalité se rencontrent et forment un tout.
Le monde extérieur et le monde intérieur continuent à se recouvrir de sorte que, ce que l’enfant découvre dans le monde extérieur, et qui par le fait même devient « non- moi », est également crée par lui. L’illusion de toute puissance est ainsi contrôlée et « l’insulte » de la réalité concrète peut être confrontée et acceptée par l’enfant.


Aire de l’illusion. Espace potentiel-objet transitionnel

Pour Winnicott donc, il existe une troisième partie, autre que la réalité psychique interne et la réalité externe partagée, « qui constitue un espace intermédiaire d’expérience où la réalité interne et la vie extérieure contribuent l’une et l’autre au vécu ».
« Je me hasarde à avancer qu’il existe un état intermédiaire entre l’aptitude de l’enfant à reconnaître et accepter la réalité et son aptitude croissante à le faire. Ce que j’étudie ici, c’est donc l’essence de l’illusion, celle qui est permise au petit enfant et qui est propre à l’art et à la religion dans la vie d’adulte ».
À une expérience auto-érotique, comme sucer le pouce, s’ajouterait une autre activité : l’enfant prend dans l’autre main un bout de drap, de couverture, ou les cheveux de sa mère ou même s’adonne à une activité buccale : ma ma…
C’est le schème des phénomènes transitionnels qui apparaît à quatre, six, huit ou douze mois. Dans l’ensemble, il arrive que se dégage une chose ou un phénomène qui prend une importance primordiale : un mot, une mélodie, ou même un geste habituel. L’enfant l’utilise au moment de s’endormir. C’est une défense contre l’angoisse et plus particulièrement l’angoisse de type dépressif.
En même temps, l’espace potentiel devient l’aire de toutes les expériences satisfaisantes grâce auxquelles le bébé retrouve des sensations « intenses et par le fait même la conscience d’être vivant ».
Le jeu trouve sa place dans cette aire intermédiaire, « le lieu où nous vivons vraiment, le lieu où nous pouvons, en fait, communiquer, le lieu possible d’une expérience partagée. »
« Les phénomènes transitionnels deviennent diffus, se répandent sur tout le territoire intermédiaire qui sépare la réalité psychique interne du monte externe, c’est à dire qu’ils recouvrent tout le domaine de la culture ».

Le destin de l’objet transitionnel est d’être relégué dans les limbes mais ce qui demeure à jamais c’est le mouvement psychique qu’il a favorisé et qui malheureusement est absent dans la psychose. C’est la capacité d’habiter cet espace potentiel qui devrait s’avérer dans les meilleurs des cas, le lieu de l’espace de la cure analytique comme le souligne bien Laura Dethiville parlant de Winnicott.
Plus tard, cette expérience fera partie de la vie quotidienne. Winnicott évoque : regarder une peinture, écouter la musique, partager une blague, regarder un match de foot, s’habiller pour une occasion spéciale…

Revenons à la possibilité du déploiement de cet espace. Winnicott affirme que le petit enfant peut employer un objet transitionnel seulement quand l’objet interne est vivant, réel, et suffisamment bon, pas trop persécuteur, ni trop déprimé.
Le développement sera direct : . Pour Winnicott, le jeu lui–même est la base de « toute l’existence expérientielle de l’homme ».
Le jeu préoccupé des enfants est une extension de l’utilisation des phénomènes transitionnels appartenant également à l’espace potentiel entre le soi individuel et l’environnement. Le jeu est une expérience satisfaisante.
Rappelons la définition du jeu que donne le Dictionnaire Larousse : Activité physique ou mentale sans fin utile, à laquelle on se livre pour le seul plaisir qu’elle procure » ou « Activité physique ou inutile non imposée et gratuite à laquelle on s’adonne pour se divertir, tirer du plaisir. »

Pour Winnicott, « toute expérience satisfaisante est un jeu », engagement significatif avec le monde, processus à double direction.
Les qualités particulières du jeu commenceraient par la préoccupation, « cet état proche du retrait qu’on retrouve dans la concentration des enfants plus grands et des adultes » ; il tient du rêve, implique le corps, une activité du corps, qui peut représenter le monde interne (M. Klein), l’évacuer, le projeter, le symboliser.
Le jeu du coucou contribue à la qualité permanente de la vie externe : « coucou- voilà », qui fascine les bébés ; ainsi en est-il de celui qui consiste à cacher des objets.
Pour Winnicott le jeu n’a d’utilité que dans sa valeur intrinsèque de produire la détente, la satisfaction, « le sentiment que la vie vaut la peine d’être vécue ».
« C’est en jouant, et seulement en jouant, que l’individu enfant ou adulte, est capable d’être créatif et capable d’utiliser sa personnalité toute entière. C’est seulement en étant créatif que l’individu découvre le soi ».
Quand l’illusion de la toute puissance devient désillusion, il devient important, vital pour l’enfant d’installer et de prolonger la capacité de créer. Prolonger l’espace de toute puissance obstrue la voie de la personnalisation et de la créativité.
La créativité, au sens le plus large, implique l’individu dans l’action spontanée au quotidien : être présent en personne.
Elle ne renvoie pas nécessairement à une œuvre d’art, une invention réussie… elle est liée à la vie de chacun, elle est personnelle dans un sens où l’on parle d’avoir une vie créative ou créatrice. Elle donne une coloration à toute attitude face à la réalité externe, une coloration, des couleurs et aussi des contrastes, une diversité.
« N’est ce pas en étant Dieu que les être humains en arrivent à l’humilité propre de l’individualité ».


Être créatif, c’est se sentir exister et vivant

Guyomard résume Winnicott : « Qu’est ce qui peut donner le sentiment que la vie vaut la peine d’être vécue ? Si la question a un sens elle implique que des événements, après un certain nombre de douleurs, des entraves, des fractures, aient interrogé ou suscité le désir de vivre. Plus que le désir de vivre, la retrouvaille du sentiment de se sentir vivant ce qui n’est pas tout a fait la même chose que le désir de vivre, au sens d’être en vie. »
« La créativité pour Winnicott s’enracine dans les enjeux de vie et de mort qui sont des enjeux tragiques ainsi que les enjeux de violence et de soumission. La soumission « imposée » dans la violence (subie et intériorisée) mène à un sentiment de futilité et de vanité. Une désaffection de la vie. Le lien avec soi-même et les autres se perd et se défait. C’est la défaite interne. La destruction peut aller jusqu'à l’annihilation de toute souffrance, et la dissociation irréversible du vrai et du faux self.

La capacité de vivre le monde de façon créatrice est l’aboutissement d’un processus qui se situe entre le trop grand collage à la réalité et l’expérience de vivre un monde purement imaginaire.
Qui n’a pas à faire avec des patients presque désespérants, tellement ils vous plongent dans l’ennui, presque l’impuissance, qui n’arrivent pas à naviguer entre leurs mondes interne et externe.
L’aire intermédiaire n’a pas été suffisamment expérimentée. Pensée opératoire, discours enfermé dans l’événementiel sans narration, intellectualisation, trop grande prédominance des processus secondaires.
Prêter son appareil psychique s’impose à l’analyste, un appareil psychique capable de cette liberté de naviguer acquise dans sa propre enfance ou au cours de son analyse personnelle.

Que faut-il faire ?

Injecter de l’imaginaire ? Du fantasme ? Tenir la position de la mère a cette étape de la vie de l’enfant : vigilante, activement présente, et capable tout aussi bien de rêver, d’accueillir l’érotique, « tout en ayant l’enfant à l’esprit en tant que personne ».
Je dirais aussi naviguer entre le féminin et le masculin ou – accepter ces moments de la cure où « il ne se passe rien ». C’est que l’inadaptation de la mère ou son incohérence ont entravé l’acquisition de cette possibilité d’être seul, de rêver, de recourir à un certain auto-érotisme.
L’analyste dans ce cas, serait-il capable d’assurer le « climat-espace » favorable à une reprise, remake, permettant l’émergence de l’expérience réparatrice ?

A ce moment, il ne s’agirait peut être pas de compréhension, d’interprétation, autant que de façon d’être concerné, voguant entre la vigilance et la capacité de rêver.
L’analyste, pressé de faire les liens, d’interpréter, empêcherait l’installation de ce troisième espace, à la fois intérieur et extérieur, terrain d’éclosion de la capacité de « jouer », rien que pour le plaisir d’être seul en présence de quelqu’un.
Le secours de la psyché en détresse, en tension, s’appuie-t-il toujours sur la symbolisation ?
L’homme ne doit-il pas entretenir, toute sa vie, une aire d’espace transitionnel, de refuge, de lieu de déploiement de fantasmes, de rêveries, de sensations, d’activité minimale du corps et de l’esprit, celle à laquelle il pourrait avoir recours quand il est trop seul, très malade, mourant même… ?
C’est dans ce sens que je soutiens l’importance du schéma – espace qui s’installerait ou pas, définitivement, durant la première année de la vie et qui fait que la qualité de la présence maternelle soit irremplaçable, incontournable à ce moment crucial de la vie.

Dans sa façon d’être mère et amante, présente et préoccupée par quelque chose d’autre que l’enfant, n’exigeant rien de lui, afin que cet espace où jouer avec les images, les sensations, les fantasmes, le corps, soit reconnu, et se déploie dans toute sa richesse et sa créativité !
Qui préfère la jungle à découvrir, ou s’y abandonner, aux jardins structurés et bien travaillés !


Références bibliographiques

Green A., Jouer avec Winnicott, Paris, PUF, 2005, 130 p.
Guyomard P., Désir et créativité, in Winnicott, un psychanalyste dans notre temps, Lettres de la SPF, n° 21, Paris, PUF, 2009, pp. 113-121.
Winnicott D. W., Jeu et réalité : l’espace potentiel, trad. C. Monot, J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1975, 219 p.