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Masculin du féminin

Jacqueline GODFRIND

(Conférence prononcée le 22 juin 2013 dans le cadre des conférences de l'Association Libanaise pour le Développement de la Psychanalyse).


Il m’importe de situer mes propos actuels par rapport au cheminement de mes précédents travaux sur la féminité : « Comment la féminité vient aux femmes ». Cet ouvrage avait la particularité de se centrer essentiellement sur la relation mère/fille, abordant une filiation féminine qui, de mère en fille, transmet l’héritage du féminin. Transmission souvent tumultueuse, marquée par les séismes des relations mère/fille qui conflictualisent l’identification à la mère et à la féminité.

Avant d’aborder le vif de mon sujet, une question reste pour moi d’actualité : qu’est-ce que la féminité ? Qu’est-ce qui spécifie la féminité ? Le plus souvent, le plus banalement aussi, la féminité se définit en référence à des critères sociaux, rôle, fonction, qualités dévolues à la femme selon les pays, les cultures, les époques, critères transmis transgénérationnellement par l’investissement conscient et inconscient de la fille par les parents et l’environnement et l’identification de la fille aux fantasmes dont elle est l’objet. Ces « critères culturels », façons de s’affirmer femme en utilisant des attributs d’affirmation identitaire, relèvent essentiellement des identifications secondaires, identification à la mère, certes, mais au père également, nous y viendrons . La conflictualisation de l’utilisation des « attributs féminins » est, elle, associées aux avatars de la psychosexualité infantile.

Il revient à l’analyste de faire la part entre ces attributs étroitement liés à la culture et acquis à travers les identifications secondaires et des spécificités qui, celles là, s’ancrent dans le corps (l’anatomie c’est le destin) évoquant davantage le « féminin » cher à M. et J. Cournut. J’ai, pour ma part, tenté de définir la spécificité d’une féminité entée sur un féminin en deçà du culturel qui s’ancre dans le corps féminin « en creux », « infans orificiel » selon J. André ; et qui s’étaie sur l’identification primaire à la mère. Cette féminité se caractérise pour moi par des attributs tels que la « réceptivité active » ((bien différente de la « passivité » évoquée par Freud), une capacité de rêverie (Bion), capacité de symbolisation selon moi, l’aspiration à la maternité, le masochisme de vie, et, sans doute, une façon de marquer l’attente amoureuse de l’homme. Ces « attributs là » me semblent pour ma part associés aux fondements de la féminité, « matrice de la féminité » d’essence narcissique, identité féminine de base, que prendra en relais l’organisation propre à la psychosexualité féminine. Et cette matrice est étroitement associée à la relation primaire à la mère

Dans mon livre, j’avais tout particulièrement mis en évidence l’importance du lien homosexuel à la mère et sa conflictualisation dans l’accès à la féminité. J’évoquais des analysantes pour lesquelles le potentiel identificatoire à la féminité lié au lien homosexuel génital avec la mère se trouvait lourdement hypothéqué par les affres liées à la relation homosexuelle primaire à la mère. L’analyse de la relation primaire mettait en évidence, sous l’apparente haine exprimée à l’égard de la mère, l’existence d’une crypte soudée autour d’un « pacte noir », fascination de la fille pour la mère, appel à une rencontre « trou à trou » radicalement aliénante pour la fille que son amour pour la mère inféode inconditionnellement à elle. C’est l’analyse de ces racines précoces du lien à la mère, le pénible détachement de cet amour délétère, qui libère le potentiel identificatoire secondaire au féminin et contribue au déploiement harmonieux de la féminité.

Le matériel qui m’a permis pareilles élaborations est issu de moments analytiques après de très longues analyses, moments qui ouvrent l’accès à « l’analyse du narcissisme », strates abyssales qui ne sont accessibles que dans ces conditions. Les réflexions que je propose s’appuient sur l’analyse de ces mêmes strates en choisissant cette fois d’axer ma réflexion sur le père. Malgré la spécificité des conditions d’analyse de ce type de matériel, je pense que sa prise en considération peut aider à la compréhension de problématiques exprimées dans des conditions différentes, analyses, psychothérapies…

Je le répète, tout au long des considérations sur le lien mère fille, ses avatars, ses malheurs et ses bonheurs, j’insistais répétitivement sur l’incontournable prise en compte du père, du tiers, de l’homme dans le travail de dégagement du lien identificatoire adhésif à la mère… Mais sa présence ne se disait qu’en filigrane. Ici, mon fil conducteur sera de m’intéresser à l’amour de la fille pour le père, amour hétérosexuel cette fois, en contrepoint de l’amour homosexuel. Je m’attache à réfléchir à la présence de l’homme, à la relation au père dans la construction de la féminité, son importance, certains de ses modes d’interventions et leurs vicissitudes. Comment la relation au père intervient-elle plus spécifiquement dans la construction de la féminité ? A quelles identifications la relation à lui préside-t-elle ? Y a-t-il des identifications au père qui puissent être considérées comme spécifiquement « masculines » ?

Il est dans l’ordre des choses que la rencontre avec le père donne lieu à des identifications. Or, la clinique donne à voir combien et comment la conflictualisation du rapprochement au père entrave le potentiel identificatoire dont il devrait être porteur. Ces conflictualisations constituent une part importante de l’analyse, notamment, lors de l’analyse de l’oedipe où le père apparaît comme « objet total », donnant lieu à des identifications secondaires. Dans ce contexte, les particularités de l’analyse de la « sexualité féminine », (titre de l’ouvrage de J.Chasseguet et all qui fit date en sont temps) me serviront de repère théorique pour interroger certaines problématiques de la relation au père. Toutefois, ce ne sera pas là l’essentiel de mon propos d’aujourd’hui, même si j’en rappellerai certains alea. Je pense, en effet, ici aussi, que les conflictualisations « oedipiennes » (liées à l’organisation névrotique) sont sous-tendues par des problématiques archaïques / précoces/ narcissiques que révèlent des moments particuliers d’analyse qui apportent un éclairage nouveau sur le matériel oedipien. Les strates d’analyse qui retiennent toute mon attention concernent le noyau basal de l’identité féminine. Et j’émettrai certaines hypothèses relatives à l’intervention du père dans la constitution du narcissisme au féminin, « matrice de la féminité », soubassement narcissique de la psychosexualité. Mais j’en attends également la spécification du masculin au-delà des stéréotypes sociaux dont la pertinence reste relative.

 

La clinique

C’est l’intérêt suscité par certaines situations cliniques qui alimenta les réflexions que j’aborde. Je m’appuie sur l’observation d’analysantes dont les mères présentent une structure psychotique plus ou moins bien compensée. Elles témoignent toutes de caractéristiques caractérielles profondément insécurisantes pour leur fillette : instables, non fiables dans le quotidien, imprévisibles, elles entretiennent un climat angoissant. Tantôt tendres et attachantes, elles deviennent brusquement distantes et dysqualifiantes, capables d’une intrusion irrespectueuse du psychisme voire du corps de leur petite fille. Leurs absences psychiques évoquent le syndrome de la mère morte (Green) tandis que leur présence s’accompagne d’une demande adhésive d’amour exclusif ainsi que d’une exigence à la transparence. Pareil tableau présente évidemment toutes les caractéristiques propres à entretenir les affres d’une « homosexualité primaire » dramatiquement conflictualisée, j’y reviendrai plus loin. J’en dirai pour l’instant que la détresse psychique de ces mères provoque chez la fille un amour réparateur particulièrement aliénant dans le même temps qu’il expose à une identification angoissante de type mélancolique, composantes du psychisme de ces analysantes par rapport auxquelles elles ont déployé une énergie défensive considérable et apparemment efficace. En effet, entre réparation éperdue et haine durement réprimée elles ont développé un arsenal névrotique qui leur confère une adaptation sociale et un étoffement psychique de névrosées.

Ainsi, toutes se sont « réalisées » dans la vie. Elles font preuve d’une maîtrise qui leur a permis une réussite professionnelle appréciable, elles sont mariées et ont des enfants. Toutes ont déjà fait un parcours analytique personnel chez un homme. Je les qualifie de « modestement phallique » ou « discrètement phallique » (référence donc à un « masculin » nous y reviendrons) mais aussi de « superwoman », hyperactives et perfectionnistes. Elles s’adressent à l’analyste pour des difficultés affectives : instabilité dans leurs relations amoureuses, angoisses phobiques, manque « intérieur » d’assurance…

J’ajouterai encore que le couple des parents est décrit comme fantasmatiquement soudé dans un fonctionnement de « complémentarité névrotique » dont il y aurait beaucoup à dire. Que penser, en effet, d’un homme qui choisit d’être le soutien d’une femme d’une telle fragilité ? Quelles composantes psychiques interviennent dans un mode d’être qui assure, en tout cas auprès de la fille, l’image d’un couple idéalement uni autour des attitudes de toute-puissance réparatrice du mari?

Toutes ces femmes relevaient d’une indication d’analyse. Comme je l’ai dit, toutes présentaient une organisation névrotique mais qui laissait soupçonner une fragilité narcissique sous-jacente. L’analyse permettra en effet d’explorer les deux registres du fonctionnement de ces analysantes. L’analyse de l’organisation psychonévrotique permettra l’approche de la relation oedipienne au père, « objet » total génital infiltré certes de prégénitalité, mais niveau qui contraste avec la relation « narcissique », archaïque même si ces deux registres sont en perpétuelle dialectique.
 

L’analyse du névrotique

Dans un premier temps, je m’arrêterai sur quelques particularités propres à la relation au père au sein de l’organisation névrotique, analyse de la psychosexualité infantile, rappel de notions connues mais qui me paraissent importantes à resituer. Je mentionnerai à cet égard une remarque qui prendra son importance dans la suite de mes considérations. L’analyse de la relation au « père objet total » peut être menée « pour elle-même », sans imbrication relationnelle avec la mère sinon sous forme d’interdits oedipiens. On peut même évoquer, à ce niveau d’analyse, un certain clivage entre les représentations inconscientes qui concernent la mère et celles qui concernent le père. En d’autres termes, on constate un évitement de la scène primitive.

La relation avec le père a sa physionomie propre, ses défenses et ses fantasmes. Elle est dynamisée par l’intense amour qu’éprouve toute petite fille pour son père mais dont l’expression subit de lourds interdits, d’importantes conflictualisations. Il peut être camouflé, biaisé, de mille manières. Il peut se dissimuler (ou s'exprimer...) derrière l’érotisation d’une relation sado-masochique. Il peut être masqué par violence, haine ou dégoût. Le plus souvent, ce sont les séismes de l’adolescence qui ont fixé la mise en place de défenses contre le rapprochement au père, soit par peur du rapprochement sexué induit par les remaniements pubertaires, soit par les mouvements contre oedipiens du père lui-même. Mais l’analyse permet toujours de retrouver la trace de l’amour qu’une petite fille oedipienne voua à son père, père qui, dans ses fantasmes, le lui rend bien. L’interdit oedipien maternel pèse évidemment lourdement sur le rapprochement avec le père. La rivalité avec la mère est d’autant plus difficile à assumer que la fille est confrontée à la fragilité de la mère, au risque de la détruire mais aussi de la détruire en la privant du support assuré par le père.

A ce niveau de l’analyse, la rencontre avec le père se caractérise par certains paramètres communs à toutes les femmes. J’en retiendrai ici ceux qui m’intéressent particulièrement dans la mesure où leur conflictualisation hypothèque les identifications structurantes au père. Parmi eux, l’envie du pénis occupe une place privilégiée. C’est sans doute la problématique féminine la plus sujette à polémique, la plus critiquée par les féministes, la plus sollicitante pour les hommes, Freud le premier qui en fit un centre de gravité de la féminité. Et on peut, aujourd'hui encore, la considérer comme la manifestation clinique qui rend le mieux compte de la conflictualité liée aux mouvements de convoitise du masculin. Qu’en dire qui ne fut déjà dit. Je me propose dès lors d'en parler à ma manière...

Toutes les analyses de femmes révèlent à un certain moment, l’expression de ce qu’il est convenu d’appeler l’envie du pénis. Très schématiquement, je rappelle qu’on peut considérer le pénis comme symbolisant la différence des sexes, différence qui subsume toutes les différences. Comme le mentionnait Green, ce n’est pas ce « petit morceau de chair » qui suscite intérêt, curiosité, envie. Ce sont les significations dont il est porteur. Au niveau névrotique/oedipien, le pénis devient symbole des inégalités sociales, familiales, professionnelles qui pèsent encore sur le destin de la femme. Dans ce sens, il peut être le représentant de qualités attribuées préférentiellement à l’homme et contestées à la femme… réalisations professionnelles, libertés sexuelles etc… selon les époques et les milieux culturels. L’attribution à l’homme de qualités spécifiques dépend également de l’histoire familiale de chacun, éventuellement prise en relais par la culture. L’envie concerne dès lors, pour la fille, les attributs dont elle estime qu’ils appartiennent à l’homme et dont l’utilisation lui est barrée. Rivalité entre les sexes, certes, « l’herbe est toujours plus verte chez le voisin ».... Et le voisin, lui, a un pénis. Normal qu’il suscite des envies coupables. Problématique de l’avoir pour être, la fille subit la conflictualisation de l’exercice de prérogatives attribuées à l’homme qu’il s’agit de lui ravir pour affirmer une féminité à part entière.

Une question reste néanmoins entière : pourquoi est-ce le pénis qui draine de telles significations symboliques pour les deux sexes ? M. Perron insiste sur le fait que le pénis s’avère la « différence » la plus perceptible, la plus visible, les filles ne disposant que de richesse « cachées »… Pour ma part, j’évoquerai, au niveau névrotique où nous nous situons, une « qualité » dudit pénis indépendant de la culture, intrinsèque à la différence des sexes, qualité qui puisse expliquer sa surévaluation, celle de pouvoir potentiellement satisfaire sexuellement la mère. Ce masculin-là est envié à l’homme en-deça de toute implication culturelle. Freud, le « golden sigi » de sa mère, n’estimait-il pas que seule la relation amoureuse entre mère et fils était parfaite et, pour la réaliser, il faut un pénis… Ici, aucune ambiguïté, aucun symbolisme : c’est bien le pénis « ce petit morceau de chair » qui est envié par la fille! Retour à l’anatomie et la « vraie » différence des sexes.

Quoi qu’il en soit, la problématique de l’envie du pénis chez la femme est responsable de l’inhibition dans l’utilisation des attributs paternels vécue comme une appropriation coupable. J. Chasseguet a imputé au contre-investissement du sadisme associé à ces désirs de prédation l’existence, chez la fille, de l’attitude de « bras droit du père », issue relativement favorable à la « culpabilité spécifique » des femmes. Il est vrai que les conséquences de l’envie du pénis se présentent différemment selon la violence, l’agressivité voire, en effet, le sadisme qui lui sont associés… Pour moi, néanmoins, ce n’est pas là la principale explication de l’attitude de « bras droit du père » en effet très répandue chez les femmes, j‘y reviendrai tout à l’heure.

Toujours est-il que l’analyse de « l’envie du pénis » est censée libérer la femme de certaines entraves inhérentes à la conflictualisation de la relation au père, libérant l’utilisation de ressources dues aux identifications paternelles jusque là vécues comme usurpées à l’homme, barrées à la féminité. Il en fut ainsi pour les analysantes qui m’intéressent ici. Et pourtant, j’ai été frappée par la permanence d’un intérêt inassouvi, envahissant parfois pour quelque chose du masculin qui restait en suspens… J’avais le sentiment d’un malaise dont je comprenais mal l’origine. Qu’est ce qui, dans ce masculin, continuait à tarauder ces femmes, les empêchant de profiter davantage du plein déploiement de leur féminité, pleine liberté d’être, femme en l’occurrence, capable d’utiliser les « attributs masculins » pour se réaliser.

En contrepoint de ce malaise, je relèverai dans l’analyse « névrotique » de la relation au père, la permanence de l’idéalisation dont le père est l’objet et qui, à ce moment de l’analyse, correspond à une mesure de protection du père. Certes, je rappelle la façon dont les femmes peuvent traiter l’amour pour le père : dégoût, critique, violence sont, en effet, au rendez-vous. Cependant, au-delà de ces manifestations l’analyse laisse deviner par moments la fidélité et l’accrochage à l’image d’un père idéalisé, image farouchement défendue, conservée à partir de celle que construisit la petite fille oedipienne que j’ai dite. Bulle aux accents narcissiques qui recèle également le besoin éperdu de reconnaissance de la féminité de la fille par le père.
 

Le narcissisme…

Et j’en viens au cœur de mon propos pour tenter certaines hypothèses qui répondent à ces interrogations. Mon intérêt pour la problématique que je me propose d’explorer a été sollicité par des moments d’analyse particuliers qui concernent la strate « narcissique » dont j’ai évoqué l’existence précédemment. L’accès de cette strate « identitaire » se fait, je le répète, après un long temps d’analyse. Jusque là le matériel névrotique dominait le paysage analytique. Le malaise qui persistait se disait à certains moments de « dérapage » mineur, moments de sidération, d’angoisse, d’affects narcissiques, attitudes de défenses aussi quand le matériel ou une interprétation touchait de trop près à l’affirmation identitaire basale.

Pour aborder mon propos, je ne peux faire l’économie de revenir à la problématique que j’ai largement développée ailleurs, celle des affres liées à la relation homosexuelle primaire à la mère. J’évoque ici le moment où cette problématique, jusque là enclavée dans une crypte, se déploie brusquement dans la cure. Je rappelle que j’avais évoqué l’image d’un « pacte noir », fascination de la fille pour la mère, appel à une rencontre de « trou à trou » radicalement aliénante pour la fille que son amour pour la mère inféode inconditionnellement à elle.

Les composantes psychotiques des mères dont il est ici question ne peuvent qu’exacerber une telle problématique. Les alliances mortifères avec la mère se disent dans des mots déchirants : « Ses yeux ont un attrait lancinant, ils me fixent et je voudrais m’y fondre… L’appel d’un miroir mais qui, tout à coup, se brise… Ses yeux alors vacillent, la folie les habite… et je suis happée par un tourbillon dément… folles, elle et moi, je la rejoins. » Mais aussi : « Ses yeux parfois m’abandonnent…Suspendue à eux, je ne vois plus que le vide de son absence à moi… la mort l’habite et je tente, désespérément, de la ranimer…mais nous ne sommes plus que deux enfants qui dérivent vers un néant qui les aspire».

Comment alors abandonner à son destin cette mère folle et démunie ? L’amour réparateur qui habite la fille l’empêche de s’arracher à cette mère vampirique. La haine, dont on connaît les vertus séparatrices « l’objet naît dans la haine », ne peut s’exercer sur une mère aussi désemparée. Le « drame de l’enfant doué » s’actualise ici dans toute sa toxicité. Comment gagner son autonomie et construire son identité de femme, enchaînée par les tentacules de l’amour de la mère ?

Pourtant, c’est bien la revendication à l’affirmation identitaire féminine que clament les femme dans les strates d’analyse que j’évoque ici, revendication qu’elles n’ont jamais proférée avec autant de fermeté mais aussi dans tant de douleur. Femmes elles sont, femmes elles veulent s’affirmer mais cette affirmation passe par la dure séparation d’avec la mère. L’arrachement qu’elles souhaitent les secoue dans les tréfonds de leur être; il se vit dans une violente souffrance et mobilise des énergies considérables.

C’est dans ce contexte que j’avais déjà évoqué les métaphores relatives au « pénis salvateur ». De la déchirure entre mère et fille (je me cite :) « de la césure qui s'opère ainsi émerge une forme phallique représentée dans des rêves ou des fantasmes caractéristiques : « J'ai une plaie sur la hanche, un stylo en émerge »; « J'ai un furoncle sur le sein, des vers grouillants s'en échappent » ; « J'ai la gorge ouverte, un insecte s'en détache. » Ces formes « dermiques » peuvent être prises en relais par d'autres niveaux de corporalité, d’autres symboles « phalliques ».

Aujourd’hui, je voudrais témoigner des mouvements sous-jacents à ces représentations, mouvements que les analysantes dont je parle m’ont permis de découvrir. En articulation sur l’analyse de la séparation d’avec la mère primaire, j’ai été frappée par l’appel éperdu au père en tant qu’agent séparateur de la relation homosexuelle primaire entre mère et fille. Pareille constatation peut paraître d’une banalité consternante : le tiers est fondateur de la symbolisation, la censure de l’amante préside à la naissance de la vie psychique. Une chose est de théoriser, une autre de constater cliniquement la physionomie que peut prendre pareille problématique. Et, sur le terrain, le recours à l’amour du père, amour masculin qui vienne soutenir les velléités de la fille à se soustraire à l’emprise maternelle, est pathétique. La puissance d’attraction mortifère de pareilles mères demande un antidote puissant qui permette de résister aux chants des sirènes… Et cet antidote, c’est dans l’image d’un père tout puissant que la fille peut espérer le trouver.

Nous nous situons ici dans des moments d’analyse qui réveillent un fonctionnement archaïque propre à la résurgence de problématiques clivées. Dans mes travaux antérieurs, j’avais insisté sur l’existence d’une crypte qui recèle la relation primaire à la mère. Je pense que le recours au père dont je tente d’analyser les composantes procède lui aussi d’un noyau clivé dont l’archaïsme se révèle à travers la radicalité des mécanismes mis en cause. C’est ici que s’exprime une envie de la toute puissance prêtée au père. C’est bien des soubassements de l’envie du pénis que je crois parler, pénis dont l’essentielle vertu est, à présent, celle d’être protecteur contre la mère. Aussi ce « pénis » perd-il sa qualité d’objet d’échange partiel significatif des attributs masculins pour devenir antidote phallique au « trou narcissique » que creuse la dépendance existentielle à la mère. Mais pour qu’il remplisse sa fonction il faut qu’il soit tout-puissant. De là l’impérieuse nécessité de transformer le père en objet idéalisé qui puisse servir d’objet identificatoire efficace, livrant la clef de la permanence de l’idéalisation sous-jacente du père que j’évoquais tout à l’heure.

Cette image idéalisée s’avère existentiellement garante de l’intégrité de la fille. Enclose dans une crypte soigneusement préservée de toute mise en cause, elle cache, elle aussi, un « pacte » relationnel à un père idéalisé, porteur d’une identification phallique au père, solidarité qui fut indispensable à la survie psychique de la fille. L’effort de la fille pour construire une image idéalisée du père indemne de tout indice de castration, image à laquelle s’identifier est pathétique, forcenée aussi. Dans ces moments d’évocation du père, toute critique à son égard est oubliée. Le père devient le dépositaire de qualités exceptionnelles, magnifiées par la fille dans un mouvement d’identification adhésive aveugle. Le choix de ces qualités n’est pas anodin : la puissance attribuée au père est destinée à « contrer » la terrible fascination qu’exerce la mère sur la fille et la menace que représente la tentation de s’abandonner à elle, « folles, elle et moi ». On ne sera dès lors pas étonné de constater que les qualités essentielles que la fille prête au père et auxquelles elle s’identifie sont celles-là mêmes qui permettent de se défendre contre l’engloutissement par la mère : maîtrise, contrôle, affirmation, toutes qualités appartenant à ce que la culture considère comme « viriles » voire « phalliques », du côté de l’agir. On se souviendra que les analysantes dont je parle ici se sont « réalisées socialement», utilisant je pense certaines qualités propres au père.

J’irai d’ailleurs plus loin dans les hypothèses que je propose à la discussion. Je pense donc que pour la fille, la construction de son identité, féminine en l’occurrence, inclut l’identification aux qualités paternelles susceptibles de la soutenir dans ses efforts de différentiation d’avec la mère primaire, de se soustraire à l’identification aliénante à cette mère. Or on peut penser que ces particularités, maîtrise, contrôle, affirmation « phallique », sont celles-là mêmes que le père a développées pour se différencier de l’identification aliénante à sa propre mère. On sait en effet les difficultés spécifiques que rencontre le garçon dans son développement, lui qui, comme la fille, rencontre la mère comme premier objet d’identification, identification primaire féminine, garçon qui devra déployer une énergie considérable pour développer une identité masculine en s’appuyant sur son propre père. Dès lors, les qualités dont il est ici question, défenses narcissiques « érigées » pour se protéger de la mère des origines, pourraient être considérées comme spécifiquement masculines, le caractère masculin s’inscrivant au sein du processus d’individuation premier qui, selon moi, implique la la différenciation des sexes et, corollairement, la sexuation de l’identité. Et je propose dès lors de considérer lesdites qualités comme le masculin commun aux deux sexes, qualités auxquelles les filles s’identifient. Toutefois, l’utilisation des attributs paternels ne peut porter atteinte au père. Il s’agit donc de réaliser un compromis. Je l’ai dit, ces femmes sont « discrètement phallique », usant avec réserve des qualités paternelles…

Par ailleurs, elles n’utilisent pas seulement les attributs du père pour leur propre compte. Elles se sont consacrées (dévouées) à maintenir intacte l’illusion de l’image idéalisée du père, colmatant activement les défaillances physiques et psychiques du père, réalisant ainsi une « fusion phallique » agie. Ce désir narcissique, phallique, me paraît sous-tendre la problématique du « bras droit du père », nécessité existentielle de participer au maintien de la toute puissance paternelle garante à la fois de la virilité intacte du père mais aussi de la protection qu’elle assure à l’intégrité de la fille. J’irai encore plus loin dans mes hypothèses. Je me demande si ce n’est pas à la présence de ce noyau basal qu’on peut attribuer une complaisance inconsciente des femmes à soutenir ces qualités « viriles » chez les hommes, participant dès lors aux préjugés culturels phallocentriques que l’on sait…

Autre manifestation clinique : La vie amoureuse des femmes dont je parle présente certaines particularités associées aux fantasmes qui les habitent. Elles choisissent comme père de leurs enfants un homme qui avait toutes les apparences d’un « homme viril », puissant, affirmé. Bardé de défenses narcissiques, souvent parfait « macho », il incarne l’idéal de puissance dont ces femmes éprouvaient et affirmaient le besoin par déplacement de l’image du père idéalisé. Pareille relation dura le temps de la désidéalisation inéluctable. Je ne m’étendrai pas sur les ruptures parfois tragiques ni sur la poursuite de liaisons (croqueuses d’hommes) d’abord idéalisées pour donner lieu à d’amères déceptions. Je voudrais relever ici un trait commun à toutes ces femmes. Il s’agit de leur violente intolérance au « féminin de leur homme », à un certain « féminin du masculin » cette fois. Certes, elles apprécient les attentions, la tendresse (maternelle ?) de l’homme. Mais point trop n’en faut : un certain « trop » les plonge dans l’agacement, le dégoût, le désinvestissement. Comment comprendre ce trait ? Tout se passe comme si le rappel au sein même de l’attachement à l’homme d’un indice qui évoque l’angoisse d’engloutissement homosexuel par la mère, s’avérait insoutenable. On peut également penser que le « féminin du masculin » éveille les risques de la faillibilité de l’homme dans son rôle de protecteur contre le « trou féminin ». Dès lors, attaque au féminin du féminin du masculin intolérable, « cachez ce trou que je ne saurais voir … », témoin de la complexité des enjeux engagés dans la rencontre sexuée.
 

Quand la crypte se fissure…

L’accès à la crypte que j’ai évoquée correspond, comme toujours en analyse, au moment où le processus analytique provoque la fissure de son étanchéité, moment de désidéalisation du père, moment d’analyse extrêmement éprouvant. Abandonner la vision d’un « père/soutien », père solide, fiable, père aimé et admiré, pour reconnaître la réalité d’un père humain, faillible, fragile mais parfois aussi pitoyable voire méprisable ne va pas sans souffrance. Et c’est bien ce que le matériel donne à voir : les illusions de la fille s’effondrent, elle n’est plus dupe des apparences de puissance conférées par les caractéristiques phallico-narcissiques du père ni de ses efforts de contrôle dont la rigidité obsessionnelle se révèle. Amour déçu, amour blessé, la fille doit composer avec cette nouvelle réalité. Mais c’est aussi à une blessure narcissique qu’elle est confrontée : il lui faut remanier son organisation narcissique dont l’identification au père constitue un élément central. Derrière les identifications idéalisantes apparaissent des images d’un masculin intériorisé castré, amoindri, abîmé (moignon rabougri…). Sentiments d’impuissance, d’infériorité, de détresse de honte aussi sont le lot de cette douloureuse période d’analyse.

Et se donnent à voir de façon étonnante les mécanismes de déni qui ont présidé à l’élaboration de l’image idéalisée du père. C’est avec perplexité, effarement parfois, voire incompréhension que ces femmes s’interrogent sur leur aveuglement. « Comment ai-je pu à ce point nier ce qu’il était, m’aveugler sur sa réalité… Pourtant je pense que je savais, que je pressentais… mais non, ce n’est pas possible… Je ne sais plus, je l’aimais tellement. Aujourd’hui, je ne peux plus que pleurer sa médiocrité, sa froideur, notre infinie distance… et vivre ma haine pour ce qu’il n’a pas été, pour ce qu’il ne m’a pas donné… » . Car en effet, en même temps que s’effondre l’image du père, ce sont les qualités d’amour de ce père pour sa fille et la reconnaissance de sa féminité qu’elle met en cause. Il n’est pas rare que la fille retrouve alors une nouvelle fois, différemment, le souvenir des aspects moqueurs, ironiques voire incestueux du père à l’égard de la féminité de sa fille, contribuant à une image dévalorisée de la féminité : « ses sales pattes sur mon corps de petite fille » mais aussi ses propos persifleurs pour l’adolescente qui se cherche.

Par ailleurs, j’avais mentionné le fait que parallèlement à l’idéalisation du père, les imagos maternelles et paternelles restaient relativement clivées. Les défenses narcissiques avaient entretenu la vision d’un couple narcissiquement soudé. Pareil couple ne manquait pas de soulever l’envie de la fille, les envies : envie pour l’ « amour parfait » des parents, envie pour la place occupée par chacun d’eux, désir aussi de s’immiscer dans le couple. Mais subsistait le caractère rassurant d’une scène primitive narcissiquement figée, elle aussi idéalisée, protégée de toute attaque, indéfectible dans son immobilisation. Pareille vision assurait une image pacifique des rôles masculin et féminin, référence rassurante pour la fille.

L’assouplissement progressif des défenses narcissiques et la levée des refoulements et des clivages donnent lieu au déploiement d’un matériel d’une toute autre facture. On assiste à présent à un déferlement pulsionnel d’une intensité et d’une violence jusque là contenues. Cette fois, l’espace analytique donne à voir de nouvelles versions de la rencontre entre les sexes, abord d’un autre « masculin du féminin ». Les avatars de la scène primitive, témoins des différents éclairages conférés par les incursions prégénitales et narcissiques de la « sexualité infantile » se déploient en une fantasmagorie souvent terrifiante. Cette fois, la rencontre dans l’affrontement et la violence entre le masculin et le féminin occupe une large part de la scène analytique. La « guerre des sexes » comme je l’ai appelée, fait rage, selon les fantasmes fruits de l’imagination de la fille mais également articulées sur l’inconscient présumé des parents. Les imagos des parents se modulent au gré des mouvements pulsionnels évoqués. Ainsi le père, dépourvu, comme je l’ai dit, des projections réparatrices idéalisantes, peut s’avérer brusquement sadique, dominateur voire incestueux dans les fantasmes de la fille. Mais il peut également apparaître comme châtré, passif, démuni, soumis aux exigences d’une femme qui le tyrannise par sa faiblesse même. En effet, la mère exerce une emprise terrifiante : sa puissance s’exerce en exploitant la dépendance de l’homme. L’attachement, l’amour, la dépendance s’avèrent des armes redoutables au sein du couple, comme elles le sont entre mère et fille…La scène primitive devient rencontre basale habillée par des scénarios prégénitaux, fantasmes oraux (dévoration, cannibalisme, engloutissement…), anaux (contrôle, emprise, domination) modulant la rencontre entre les protagonistes du couple. Comment spécifier le féminin et le masculin dans une telle fantasmagorie ? Hommes et femmes, père et mère se voient successivement attribuer des rôles contradictoires, dominant puis dominé, actif puis passif, dévorant puis dévoré.

Les fantasmes qui se déploient illustrent combien, à ce niveau de l’analyse, le « pénis », « psychanalytiquement » corporalisé cette fois, incarne l’objet partiel dont les significations donnent raison aux hypothèses freudiennes : pénis génital certes, mais aussi « équivalent » de fèces, bébé, sein… Lesté de problématiques prégénitales, le pénis devient l’enjeu d’une rivalité forcenée, porteur d’une puissance convoitée et disputée, tantôt masculin, tantôt féminin… Pourtant, en filigrane, le matériel s’inscrit également dans une réécriture de l’organisation oedipienne. C’est dire combien à ce niveau d’analyse s’interpénètrent, se dialectisent des problématiques « archaïques », « anciennes » passées au filtre des strates les plus récentes de l’organisation psychosexuelle, organisation génitale /œdipienne sexuée. Cependant, pareille perspective n’est pas sans susciter de farouches résistances. Et l’accrochage désespéré au père réapparaît sous une forme elle aussi plus corporalisée : celle d’un coït interminable, infini avec le père assurant ainsi la possession simultanée des deux sexes, évitant séparation, désillusion, différence des sexes…

Mais le caractère illusoire de ce fantasme est ici immédiat. Le travail analytique fait son œuvre : paradoxalement, c’est au sein de cet univers narcissico-prégénital que la différence des sexes, la « sexuation » des protagonistes apparaît de façon omniprésente, violente, caricaturale. Les scénarios qui se jouent se dessinent selon une rencontre clairement sexuée même si masculin et féminin prennent en signification certaines positions prégénitales interchangeables assumées par les protagonistes de la scène primitive. Traversant les avatars de la scène primitive, se dégage une représentation archaïque du féminin et du masculin. Le féminin est associé au trou du « creux féminin », menaçant par la fascination pour un engloutissement mortifère qu’il exerce. Le masculin, en contrepoint, est associé au pénis érigé, pénétrant, violant/violent… Images ancestrales qui viennent du plus profond des âges, alimentant une fantasmagorie de la rencontre des sexes ancrée dans des images corporelles. Toujours est-il que ces nouveaux avatars des représentations du masculin n’en facilitent pas l’introjection. L’appropriation tant souhaitée du masculin se heurte à de nouveaux freins liés à l’image d’un pénis sadique, violent, violant que la fille ne veut en aucun cas « partager » avec le père, complicité dont une des issues consisterait à détruire la mère.

Là encore, il faudra un très long temps d’analyse pour qu’enfin masculin et féminin trouvent « la paix des sexes », autorisant les introjections d’une image harmonieuse de la rencontre des sexes ; pour mon propos, les représentations clivées du père se réconcilient et s’apaisent, autorisant l’introjection d’attributs modestement humains. Libérée des « exigences phalliques » à la hauteur des qualités idéalisées que la fille prêtait au père, la fille pourra, à présent, s’affirmer sur un mode « bisexué » qui intègre un masculin « suffisamment bon », « suffisamment masculin ». Ouverture aussi à l’analyse des limites, des doutes, de la finitude qu’impose la perte des illusions narcissiques mais qui humanisent une affirmation « bisexuée » bien tempérée. Temps nécessaire pour que la fille puisse introjecter une image apaisée d’un masculin qui nourrisse son identité féminine. C’est de pareille issue que dépend la capacité de s’assumer pleinement femme fécondée par l’exercice du « masculin du féminin ». Mais au prix, pour le propos qui m’intéresse, de la souffrance jamais tout à fait éteinte d’avoir perdu l’illusion d’un père d’autant plus idéalisé que sa réalité se révèle dramatiquement décevante. Eclairage qui ouvre également à la référence au travail de deuil, deuil ici d’un père idéalisé, deuil aussi du sexe qu’on n’a pas.

Une remarque encore avant de conclure. Elle concerne l’idéalisation dont il a été beaucoup question. Selon moi, l’idéalisation est un mouvement banal, mécanisme de défense parmi d’autre, qui permet à la vie d’être vécue dans un climat qui atténue les rudesses de la vie. Pour autant que l’idéalisation ne prenne pas, comme dans les cas auxquels je me réfère ici, des proportions excessives qui témoignent de l’archaïsme de son origine. Une telle idéalisation s’apparente, en effet, aux défenses narcissiques drastiques telles que les définissent les kleiniens, associées d’ailleurs au déni et au clivage dont il a également été question dans la construction des cryptes que j’ai dites.

Pour conclure… Mes élaborations s’appuient sur le matériel d’analysantes appartenant à une constellation familiale particulière. Je pense, cependant, que de telles situations permettent de mettre en lumière des problématiques communes à toutes les femmes. En effet, le chemin que doit parcourir toute fille pour conquérir sa féminité passe par le détachement de la mère des origines. Et, dans ce difficile parcours, il est dans l’ordre des choses qu’elle s’appuie sur un père dont toutes les femmes attendent un soutien. Encore faut-il que s’assouplisse la nostalgie pour un père mythique afin de pouvoir acquérir ses attributs humainement masculins, « masculin du féminin » constitutif d’une féminité à part entière.


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Peinture : Katya Traboulsi, "Des autres".