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Le dialogue psychanalytique :

Autour de la technique

Wafica ABOU-HABIB KALLASSI


(Conférence prononcée le 19 janvier 2012 dans le cadre des conférences de l'Association Libanaise pour le Développement de la Psychanalyse).

J'imagine que si Freud était encore vivant, il aurait certainement changé dans ses postulats et hypothèses. Après avoir essayé une esquisse scientifique à la discipline, il avait déja changé de son vivant, quand il a renoncé à sa neurotica (1897), au profit de la théorie du fantasme qui prend la relève de l’étiologie des névroses.
La psychanalyse oscilla ainsi jusqu'à nos jours, entre la vie mentale et le scientifique, entre la philosophie chère au cœur de Freud, et sa formation médicale.
Klein continua dans le sens des fantasmes primitifs, Lacan du langage, et Winnicott essaya de faire le pont transitionnel entre le monde intérieur et extérieur. Tandis que Bion vira vers la pensée, tout en essayant comme Lacan, de codifier la psychanalyse dans un langage algébrique.
Comment peut-on en réalité séparer la psychanalyse, qui est la relation de l'être avec le plus profond de son être, de l’environnement ? Comment étudier un sujet intérieur séparé de l'objet extérieur ?
La psychanalyse, qui est une discipline de la connaissance de soi, n'est que le pont entre l'objet et le sujet ; elle est le processus de la connaissance qui les lie ensemble.
Cette connaissance tend à être philosophique voire même métaphysique. Car Freud s’est inspiré de la métaphysique pour écrire sa métapsychologie, tout en essayant de lui donner un cachet scientifique. Il essaya ainsi, d’allier le pourquoi de la philosophie au comment de la science.

Une question s’impose : science et psychanalyse sont-elles séparées ? La Connaissance qui est unique, doit en principe les unir. Comme le dit J. Kristeva (Oct. 2011) : « … la découverte freudienne de l’inconscient a transféré les ambitions religieuses et philosophiques d’un occident soucieux des droits de l’homme au cœur même de la rationalité scientifique. »
Nous voyons toutefois actuellement comme un divorce entre science et psychanalyse, plutôt neuroscience et psychanalyse. Mais l’essai de dialogue est là, heureusement : dernièrement, un Congrès international (le 12ème !) de la neuropsychanalyse a eu lieu à Berlin, et où le débat tourna autour de la jonction du soma et de la psyché. Surtout la représentation du mental (l’état affectif) dans le corps, et du processus du ‘’minding’’du corps, comme on l’appelle. How the mind comes to body ? et inversement, c.-à.-d. la relation entre l’intérieur et l’extérieur, qui ne peuvent jamais être séparés.

De notre côté, nous estimons que cette jonction nécessite un espace transitionnel de vide. Comme le silence entre parler et écouter. Cet espace préconscient ou sophrologique, nous amène, comme dans un état second, à capter le message du corps parlant pour le comprendre au niveau du sens d’une communication inconsciente entre deux êtres.
C’est le travail par excellence de la psychanalyse.
Prenons l'exemple de l'univers : l'hypothèse plausible actuelle plaide pour un univers plat, c.-à.-d. infini.
Cette cogitation n'est pas pour autant philosophique, car l'infini est une notion rencontrée en mathématiques.
Les chiffres sont aussi infinis. Et qu'est ce qui pourra être plus scientifique que les chiffres ?
Si alors l'inconscient n'est qu'une image de cet univers, il sera aussi infini, et aussi scientifique !
L'inconscient incarne la mémoire du temps, passé, présent et futur. Il est le réceptacle de tout le passé de l'humanité comme l’a soutenu Freud dans ''Totem et Tabou'', toute l'histoire du genre humain autant que de l'univers, et le recoupement de la phylogenèse et de l’ontogenèse.
De là, nous butons contre notre savoir limité de ce réservoir infini et indicible, et l'on admet alors avec Bion que la psychanalyse n'est qu'à ses balbutiements. Freud se demandait déjà avant sa mort si le processus psychanalytique est fini ou infini.
Quelle sera alors la technique adéquate à l’exploration de cet inconscient infini ?
Explorer un infini, nécessite du matériel infini ; cela veut dire que rester cramponné à nos techniques d’antan, n’est qu’utiliser une digue contre le flot de l’inventif et de la créativité.

Notre sujet se complique quand une dimension sociale s'ajoute à l'interpersonnel et l'intrapersonnel.
Et l’on se demande si la psychanalyse est encore viable dans ce monde où la science tient les rênes d'un côté, avec le Malaise dans la civilisation (Freud) transformé en pathologie de la civilisation de l'autre ! Pathologie perverse où le revers du refoulement pathologique freudien se joue actuellement sur la scène mondiale, croyant que la débandade sexuelle est la réponse à notre malaise, comme l’a soutenu Freud.

Mais l’envers de la médaille nous a chaviré dans un univers de libértinage pervers où tout est permis. La loi du Père en souffre, la psychanalyse avec ses règlements aussi… D’où, actuellement, le malaise de cette technique édifiée sur le complexe d’Œdipe et la loi de la prohibition de l’inceste (à l’image de la horde primitive de Totem et Tabou), qui se déploie dans une société où la « criminalité transnationale » et le fanatisme prévalent, tandis que l’inceste est prôné en roi.
A Segal (2002, p. 35) croit que la structure psychologique du monde a complétement changé depuis l’événement du 11 septembre 2001. Elle déclare : « Nous avons été précipités dans un univers de fragmentation et, parfois, de désintégration totale et de terreur psychotique, ainsi que dans la plus grande confusion : qui sont nos amis ? Qui sont nos ennemis ? De quel côté seront-nous attaqués ?… Et, avons-nous des ennemis à l’intérieur ?... Il s’agit de la terreur la plus primitive dans notre développement personnel, non pas d’une mort ordinaire, mais en quelque sorte de la vision d’une désintégration personnelle pourrie par l’hostilité. » (cité dans « Lire Freud », J.-M. Quinodoz, puf, p.269).

Devant tous ces défis, un réajustement de la théorie et de la technique analytique nous semble impératif. Quelle suggestions actuelles ?
Nous proposons pour ce soir d’expliciter la technique bionnienne aujourd’hui, son ou ses modalités d’application et sa démarcation d’avec la technique freudienne classique.
Un fragment de cette technique pourra s’incarner dans une pratique de la théorie du champ analytique inaugurée par Ferenczi, complétée par Bion à l'aide de l'identification projective en séance, par Winnicott et l’aire transitionnelle, et revisitée par les Baranger (1961-1962) et les post-bioniens .
L'hypothèse de travail considère que comme les enfants et les parents qui reçoivent respectivement leurs identifications projectives, l'analyste et l'analysant semblent revivre la même situation dans l'ici et le maintenant de la cure.
C'est avec ce ''risque professionnel'', comme on l'appelle, que cette circulation d'affects et de représentations entre analyste et analysant par le biais du jeu transfero- contre-transferentiel, détecte les signaux dans ce champ analytique, ce huit clos de l'ici et le maintenant.
Di Chiara (1992 ) parle de l'analyst's mind setting, dans ce sens que le fonctionnement mental de l'analyste dans la situation analytique est d'une importance primordiale dans sa capacité de recevoir et de contenir les identifications projectives de l'analysant, leur donner un sens, un décodage alfa si l’on adopte le langage de Bion, ou associer une représentation à une émotion brute qui n'arrive pas à se symboliser dans un langage ou une image sublimée.
Cela recoupe la co-pensée de Widlöcher (1996).
C’est la capacité de l'analyste d'être en communication et en accord avec ses objets internes, cela veut dire aussi qu'il a réussi la séparation d’avec ses objets d'origines, et cela relève bien sûr de sa propre analyse, le roc sur lequel toute psychanalyse bute, selon Bion.
Et Cette séparation crée un espace (entre le moi de l'analyste et ses objets) ; et c'est justement dans cet espace-là, amical, récepteur et apprivoisé que l'analyste sera apte à recevoir les identifications projectives du patient, avec l'assurance du respect de son potentiel individuel et indépendant.
Mais un vrai danger guette ici l'analyste : s'il y a des éléments restés rebelles à ses propres analyses et investigations – et qui n'en a pas ! – le risque de succomber à l'intensité des projectiles identificatoires des patients, pourra polluer son appareil psychique de réception, le parasiter en quelque sorte, au point que le message reçu sera mal décodé, à cause de l'interférence des objets bizarres, persécuteurs, beta, peu importe leur appellation.
Cette interférence pourrait exposer la santé mentale de l'analyste à une contagion imminente, d’où la nécessité des dix ou quinze minutes entre les patients !
Je dis ''pourrait'' au conditionnel, car nous avons la possibilité, si jamais nous sommes fatigué ou malade, de travailler avec notre appareil conscient de réception, nos théories et préjugés analytiques qui resteront sur la surface de l'interaction inconsciente. La relation analytique souffrira alors de compréhension et de contenance.
Pour donner une figure de style à ce jeu de partenariat analyste-analysant, ce jeu ressemblera à un tournoi de tennis où le score dépendra des balles ratées, jetées à côté, ni vues, ni rendues ! Le jeu se jouera alors en dehors des lignes de réception du champ du jeu, tout en continuant le va et vient fatiguant de part et d’autre, mais toujours avec un score zéro !
Un autre risque guette notre pratique analytique : que l'analyste soit réduit à, et dépendant de son propre modèle théorique et que le patient soit convaincu que l'analyste ne pourra faire des erreurs !
C’est-à-dire, que la référence de l'analyste soit la méthode psychanalytique ou l'école de son appartenance, et cela risque de transformer le travail dynamique intérieur en un dogme religieux ou idéologique.
L'assurance de l'analyste que sa théorie est son garant, fait rentrer l'analysant dans une illusion de toute puissance de son analyste, qui y croit aussi. La croyance n'est qu'une réponse, et toute réponse biaise la vérité des questionnements.
Et comme le dit bien T. Bokanowski (2007) : « La réponse aux questions posées n’étant pas dans les livres, l’analyste, lors de sa pratique analytique, doit se fier à son intuition, à sa perspicacité et à son propre jugement. »
Nous dirons avec Bion, que l’analyste doit se fier plutôt à son inventivité et sa capacité de rêverie.


Comment le courant bionien envisage-t-il actuellement la relation analytique ?


1. La technique : L’analyse est tout simplement une rencontre (meeting) entre deux personnes qui essayent de se comprendre l'un l'autre à travers leur substance émotive commune. Une rencontre de paroles, de silence et communications non-verbales, des objets internes qui les habitent et les hantent.
C'est un champ bi-personnel d'interaction où le narratif du patient rencontre celui de l'analyste – le rêve éveillé de Bion – et ce n'est qu'avec ce potentiel narratif du champ analytique, comme le soutient A. Ferro, que l'appareil de réception du patient sera élargi en capacité et qualité de contenu (co-association-pictogramme).
Cela nous renvoie à un livre de J.-D. Nasio, Les yeux de Laure (2009), où il parle de ce champ de rencontre d’une image renvoyant à tout un matériel inconscient chez sa patiente.
Bien que ses hypothèses vont dans le sens de la forclusion locale, cette expérience à deux prouve cependant le recoupement des approches de la vérité analytique, indépendamment de la diversité des Écoles.
Cette technique analytique vise essentiellement à doter l'appareil du patient d'une capacité de contenance par identification projective à l'analyste, plutôt qu'analyser le contenu des affects.
Comme cet analysant de structure borderline qui me déclare après un an 3 mois de prise en charge : ''Je sens que mon intérieur s'élargit et que j'arrive à gérer les problèmes ingérables et indigestes du passé. Avant, j'étais petit devant un monde énorme comme une balle qui allait m'écraser à chaque fois... actuellement, j'ai grandi, la balle est devenue petite, gérable, elle ne me fait plus peur. Au contraire, j‘arrive actuellement à la contourner, à voir ses différentes facettes, à jouer avec !".
Car si on aide l'analysant à élargir son contenant, il y mettra facilement après, et de lui-même son contenu, ses vérités dont il est le seul détenant. Trouver un sens, plutôt que la cause ou l'étiologie dans un retour du refoulé (D. Houzel, 2011).
La réviviscence de la mémoire du passé n’est plus le but en lui-même de la prise en charge, car la pratique m’a appris personnellement, que rester collé à la mémoire du passé est plutôt l’handicap de l’être humain pour s’adapter, vivre son présent et envisager un futur.
De même, par rapport au refoulement sexuel accusé par Freud d’être le soubassement des névroses, la pratique m’a montré un fonctionnement sexuel « normal » avec la persistance des symptômes névrotiques. Ce qui changera le but et la technique analytique elle-même qui ne visera plus à l’abréaction et le retour du refoulé sexuel.
A. Ferro déclare à ce propos (2007) : « Il ne s’agit plus d’une analyse qui s’applique à soulever le voile du refoulement ou à rapprocher les clivages, mais d’une psychanalyse qui s’intéresse au développement des outils qui permettent le développement et la production même de la pensée, autrement dit des appareils pour rêver et pour penser. »
Et comme l’affirme A. Segal (Dream, phantasy and art, 1991), actuellement, on ne fait pas seulement attention aux contenus des rêves, mais à la fonction actuelle du rêve, à ce moment-là de la relation analytique.
Notre outil de travail sera dans ce cas, le dialogue analytique, en référence aux « dialogues » platoniciens visant l'accouchement de la vérité. Ce dialogue analytique défini par Bion dans Les séminaires Brésiliens, comme ''une conversation... qui devrait être comme la vraie vie" (a conversation… that ought to be like real life).

Car, du seul fait où deux personnes sont ensemble dans une pièce, tout dépend de ce qui se passera entre eux et non à propos de l'analyste ou de l'analysant, comme le dit Luciana Nissim (1992, « Shared experience »). Que serait-ce si la salle de consultation est professionnelle ? Dans ce cas, la conversation qui se tiendra sera ''étrange'' et différente d'une conversation ordinaire entre deux personnes.

Car l'espace entre ces deux personnes contiendra toutes les identifications projectives de leurs objets internes réciproques ; cet espace-champ est là où tout le travail analytique se déploie. Ce champ pourra se mouvoir aussi comme une spirale, les situations peuvent s'inverser : les rôles, les peurs et les haines. Comme le Squiggle de Winnicott.
Je soutiendrai ici une hypothèse à propos de la grille de Bion qui pourra être vécue réciproquement par l’analyste comme par l’analysant. C.-à-d. si on prend le niveau A, D ou F, ce sont des situations mentales vécues dans le champ analytique par l’analyste autant que par l’analysant.
A. Robutti rappelle que Freud, après avoir rejeté la suggestion et l'hypnose définit la séance analytique comme ''une conversation entre deux personnes également éveillées" (1904).
Cette révision de la psychanalyse classique, si on peut l'appeler ainsi, est actuellement un sujet de débat entre différentes Écoles.
Reste notre visée principale qui est le but thérapeutique et le soulagement de la souffrance humaine.

2. Le 2ème point, c'est la neutralité de l'analyste, qui n'est plus perçu comme impartial ou objectif, mais plutôt comme faisant une place, une sorte de « chambre » au dedans de lui, sans pour autant perdre son identité ; comme le soutient Di Chiara en sollicitant l'analyste d'adopter la perspective du patient pour observer son propre fonctionnement d'analyste.
Son indice sera la phrase qui suivra son intervention.
Si le patient poursuit par exemple, en parlant de son directeur qui n’arrive pas à comprendre son point de vue à propos de son projet de travail, on saura alors qu’on n’a pas saisi l’idée du patient, qu’on n’était pas sur sa longueur d’onde.
L'analyste dans ce cas, participera émotivement aux ''turbulences'' du champ (joie, tristesse, haine, amour... etc.), tout en sauvegardant la rigueur du cadre (temps et lieu) ; c'est toute la capacité de l'analyste de filtrer les émotions communes du champ, à travers son psychisme contenant, en alphabétisant les élements bruts, béta ou persécuteurs.
L’analyste sera actif dans le champ commun par sa capacité négative et positive et non plus neutre.
J. Dufour écrit dans ce sens (2007) : « sa capacité (l’analyste) de “rêverie maternelle” (Bion,1962) définira à la fois sa capacité négative d’éprouver des angoisses et violences semblables à celles du patient, et sa capacité positive de se détacher de leur emprise totalitaire et d’en transmettre la possibilité de les figurer ».


3. Le concept de transfert : Ce n'est plus l'analyste-miroir qui ne fait que renvoyer les projections ; il est présent en personne, et les associations du patient le concernent autant que les objets internes joués dans le champ, et les personnages communs aux deux protagonistes de ce huit clos.

Je donne l'exemple de ce thérapeute qui était pris par la pensée de la mort, associée à un accident vasculaire d'une amie. Ce jour-là, le thème commun à tous ses patients, enfants et adultes, fut la mort, par une communication inconsciente indéniable dans ce champ commun entre analyste-analysant.
Un autre exemple : la supervision d’une thérapeute qui avait rêvé que sa patiente était venue le mardi au lieu du jeudi, jour effectif de sa séance, alors que le mardi était le jour de sa supervision avec moi. Dans le rêve, la patiente était furieuse du changement du temps, la psy énervée.
Durant la séance de supervision, nous avons essayé à travers le dialogue, de comprendre la raison de cet énervement dans le rêve. Il s’avéra que la structure psychologique de la patiente rappelait à la thérapeute sa propre sœur, ce qui l’amenait à vouloir me référer sa patiente plutôt que de continuer à s’en occuper !
Nous voyons comment le contenu des séances analytiques poursuit l’analyste aux confins de ses rêves nocturnes, ce qui confirme la communication inconsciente intense dans le champ analytique qui va en expansion parfois au-delà des limites du setting analytique (cadre, analyste- analysant).
Le patient fonctionnera alors en séance, comme ''Le rêve contre-transférentiel de l'analyste'', comme le dit Ferro.

Notre rêverie nous indiquera les émotions bloquées qui seront à remanier au sein de l'ici et le maintenant, tout en renvoyant au passé et à l'avenir du patient.
Car je crois de mon côté, que l'intervention ou l'interprétation ne pourra se contenter d'actualiser dans l'ici et le maintenant du transfert, mais d'associer aussi avec l'événement du passé, la relation avec les objets primaires. Sinon une note incestueuse sera à flairer dans un champ très ''clos'' qui deviendra étouffant, pervers et mortifère.

Un dernier avertissement donné par A. Ferro dans son dernier livre Vivre les
émotions, éviter les émotions
(2007) : « Un risque toujours présent est celui du transfert de l’analyste sur le patient ; pour le dire avec mes mots, c’est le risque que l’appareil psychique de l’analyste opère des transformations en hallucinoses “en voyant” dans le patient ce que lui, analyste, y projette en fonction de ses théories, de ses besoins émotionnels, de ses urgences narratives. »

4. L'interprétation : La position de Bion à ce propos est claire : (1982, Séminaires cliniques) : « Une interprétation pourra être donnée six jours, six mois ou six ans après avoir été pensée. »
Mais nous sommes d’accord qu’une interprétation sera énoncée dans un moment rare où l’intuition et les concepts se recoupent. Bion semble hésitant. Il déclare dans La preuve, chap. 3 : « Voilà notre problème : Comment devons-nous présenter les intuitions aux concepts, et les concepts aux intuitions ? En d’autres termes, comment devons-nous énoncer à l’aide d’un discours conscient et rationnel une chose qui, de facon flagrante, peut être mariée à un sentiment ? Je pense parfois qu’un sentiment est une des rares choses que les analystes ont le luxe de pouvoir considérer comme un fait. Si les patients se sentent irrités, effrayés, sexuellement excités ou n’importe quoi, nous pouvons au moins supposer qu’il s’agit là d’un fait : en revanche, dès qu’ils s’embarquent dans des théories ou dans des choses qu’ils tiennent par ouï-dire, nous ne pouvons plus distinguer le fait et la fiction. »
Exprimer les émotions du patient ne semble pas alors une tâche facile, c’est pourquoi Bion préconise d’éviter l’interprétation, la remplaçant plutôt par des petites interventions en coups de sonde tout en dialoguant et non par une césure interprétative.
Car le patient qui vient de commencer suffoquera s'il est trop ''gavé'' ! Comme si on apprendra à un enfant de classe de 12ème par exemple, la géométrie dans l'espace !
Respecter la capacité de digestion idéique du patient, semble primordial là où les interventions prendront le relais des interprétations, qui seront de dernier recours comme l’intervention chirurgicale.
Mais en général, nous considérons que commencer une analyse ressemble à l'apprentissage du penser pour un nouveau-né.
L'analyste doit alors aller trouver le patient là où il est pour l'amener après vers le « meilleur » fonctionnement psychique.
Luciana Nissim relate l'histoire de cet homme sage qui pour aider le fils du roi qui se prenait pour une poule, le rejoint sous la table où il se cachait. Cheminer en partenariat avec cette ''poule géniale'', comme assurance que sa vraie nature ne sera pas altérée : c'est toute l'importance de comprendre la spécificité du soi du patient.

Di Chiara estime que le patient a besoin d'un psychanalyste qui soit libre des clichés culturels et qui sera capable de communiquer avec sa nature, la respecter et faciliter son développement ; sans pour autant pouvoir éviter tout le temps l‘interprétation . Ferro déclare (2007) :
« Mais si l’espace “transformationnel” qui passe à travers le style conversationnel est l’un des principaux moteurs de l’analyse, il est également vrai que l’interprétation forte est parfois ce qui ouvre de nouveaux horizons. »
J.-M. Quinodoz (2007) parle de son côté de la contre-identification projective qui pourra
devenir un outil précieux à utiliser pour formuler les interprétations. Il donne cet exemple: « En effet, l’analyste peut être à son tour effrayé par le contenu primitif du rêve et se laisser entraîner par l’angoisse de son patient : dans ce cas, il aura tendance à l’interpréter dans le sens d’une régression, cédant ainsi à une contre-identification projective. »
Bion, en réalité, reconnait les limites de l’analyste en chacun de nous, il écrit dans les Séminaries cliniques (2008 ) :
« Vous pouvez, à coup sûr, reconnaître que vous n'y connaissez pas grand-chose ; moi-même j'ai le sentiment de n'avoir donné que des interprétations inadéquates – je serai d'ailleurs inquiet si vous pensiez qu'il vous est arrivé un jour de donner une interprétation tout à fait adéquate –, mais ce n'est pas un crime que de commettre des erreurs ou d'échouer à “guérir”... ce qui est un crime, dit Bion, c'est d'être négligent, c'est de ne pas essayer. »

Je ne peux à la fin, que terminer avec cette confession remarquablement authentique de Bion dans la deuxième partie de sa biographie All my sins remembered (1985, p. 214). Il déclare avec son humilité connue :
« Je sens souvent en ce bizarre métier qui est le mien, que je n'ai presque rien à dire des profondeurs des inconscients des autres, et lorsque j'en émerge pour me retrouver l'objet du regard perçant des consciences des autres, je suis trop aveuglé comme une chauve-souris pour avoir quelque chose à dire. »



Références bibliographiques


Momigliano L. N. & Robutti A., Shared Experience, The psychoanalytic Dialogue, Karnac Books, London, 1992.
Collection de la S.E.P.E.A, Actualité de la pensée de Bion, Editions In Press, Paris, 2007.
Bion W., All my sins remembered, Karnac, London, 1991.
Bion W., Eléments de psychanalyse, PUF, Paris, 1979.
Bion W., Séminaires cliniques, Ithaque, Paris, 2008.
Ferro A., Evitare le emozioni,vivre le emozioni, Raffaello Cortina Editore, Milano, 2007.
Nasio J.-D., Les yeux de Laure, Payot, Paris, 2009.
Quinodoz J.-M., Lire Freud, PUF, Paris, 2004.
Encyclopedia Universalis, Dictionnaire de la Psychanalyse, Albin Michel, Paris, 1997.