Conférences en ligne

La migration ou l'identité en souffrance

Le soi infantile en détresse

Maria JABBOUR

Conférence prononcée le 22 février 2024 dans le cadre des activités scientifiques de l’Association libanaise pour le développement de la psychanalyse.

Suivie de « En réaction à l’intervention de Maria Jabbour sur La migration ou l’identité en souffrance » de Camille Ammoun.

 

Introduction : Sommes-nous tous des migrants ?

De la migration agie, forcée ou volontaire à la migration intérieure, réprimée, déniée ou réfléchie, cette question invite à une réflexion profonde sur la nature même de notre existence. L’histoire de l’Homo sapiens apparu en Afrique il y a 160 000 ans, est faite de migrations visant à conquérir des territoires, motivées par la recherche de nouveaux habitats. Depuis les débuts de l'humanité, tous les individus non-africains sont, d’une certaine manière, des migrants.

L'évolution de l'histoire humaine est marquée par ces mouvements migratoires, d’abord vers le Moyen-Orient, où des études révèlent des croisements avec le Néandertalien, entraînant ainsi les premières modifications génétiques et l'émergence d'une nouvelle espèce d'Homo. Soixante mille ans après, une deuxième vague de migrations a touché diverses régions du monde, entraînant l’apparition de nouveaux génomes soumis au mécanisme de mutation qui favorisera l'adaptation optimale de l'espèce pour assurer sa survie à long terme.

Alors que l'étude de l'évolution phylogénétique révèle le développement de la conscience dès les premières formations cellulaires, Freud va, lui, imaginer un appareil psychique divisé en strates dont la partie majeure, l’inconscient, reste à décrypter comme un héritage. La passion de Freud pour l'archéologie puis son propre exil durant la Seconde Guerre mondiale ont joué un rôle crucial dans sa quête des origines de l'âme et de la conscience humaine. Selon lui, la compréhension de l'inconscient nécessite un intérêt pour l'histoire et la culture. En tant qu’être interculturel, son voyage en Amérique l'amène à théoriser des années plus tard sur nos origines, dans Moïse et la religion monothéiste (1939), mettant en évidence que la psychanalyse s’est elle-même construite à travers des mouvements et des migrations. Il y aurait un avant et un après du fait migratoire, façonnés par la nostalgie d’un paradis perdu, sous la forme d’un corps maternel dans lequel le fœtus se développe et aspire à retourner.

Les termes de migration, émigration et immigration décrivent les mouvements géographiques et démographiques dans un nouvel environnement culturel. Ce processus crée une expérience de confrontation entre l'individu et sa nouvelle vie, similaire au cheminement psychanalytique où la découverte de l'inconscient révèle une position étrangère face à son passé, sa transmission générationnelle, et son présent conscient. La migration extérieure est toujours liée au vécu intérieur, interrogeant ainsi notre identité et ses liens profonds avec le « Soi infantile » en chacun de nous. Tel que défini par F. Guignard, le soi infantile constitue les premières impressions, fixations et expériences qui laissent des traces profondes, refoulées mais revisitées dans le processus psychanalytique (Guignard, 1996). Les psychanalystes ont conceptualisé le sentiment du vécu de migration à travers notamment les notions de régression, refoulement et remémoration. Quant aux pensées et émotions, tout comme les individus en migration, elles se déplacent d'un endroit à un autre, révélant des strates de l'inconscient.

Pour longtemps, j’ai remarqué que les histoires des analysants sont pour la plupart des histoires de migration, ou des métaphores de migration, aussi diverses qu’il y a d’individus et de psychés, et la psychanalyse offrirait un cadre d'écoute pour les explorer. L’analysant s'engage toujours dans le processus dans une quête de soi similaire à la recherche d'un continent, conduisant souvent à des remises en question et à des avancées significatives. À l’image des oiseaux migrateurs, les analysants suivent parfois les climats propices, et parfois s’égarent avant de se retrouver. Au cours de cette exploration très subjective et au fil des abandons et des pertes, des gains sont également accumulés. De liens transmis, aux désirs accomplis jusqu’aux objets oubliés, s'approprier ses racines permet de construire un futur marqué par moins de répétitions et de traumatismes, et peut-être avec plus d’aspiration. Mais faut-t-il toujours se déplacer pour se retrouver ? Sommes-nous au fond tous des étrangers ? Du moment où notre désir est fonction du désir de l’Autre, sommes-nous tous alors étrangers à nous-mêmes, à notre vie psychique, et étrangers les uns aux autres ? Que restitue l’expérience psychanalytique au sentiment de migration du sujet et de sa détresse intérieure ? Ces questions soulèvent des enjeux cruciaux dans la compréhension de notre identité et de notre existence en perpétuel mouvement.

 

Le phénomène migratoire

La migration revêt plusieurs formes et se déroule généralement en trois étapes : la pré-migration, la migration et la post-migration. Cette expérience engendre un avant et un après, plongeant souvent le sujet dans un sentiment de nostalgie. Elle s’entend souvent de manière péjorative, réveillant des angoisses primitives liées à la perte et à la séparation.

Lorsqu’elle est forcée, comme en situation de guerre ou de catastrophe, la migration plonge l'individu dans un état traumatique. Bien que par moments l'espoir de retour puisse subsister, l'exil, lui, s'avère quasiment irréversible, confrontant le sujet au deuil de ce qu'il était et possédait. Même lorsque la migration est volontaire et préparée, le sentiment de perte reste omniprésent. Car on laisse derrière soi non seulement un parent, une ville, une maison, un ami, mais aussi des sensations familières, comme une odeur, un son… Et la migration va même jusqu’à entraîner une perte de « re-pères ». Il est en quelque sorte impossible d’être totalement prêt à faire face à un tel changement, car qui dit migration dit inévitablement changement de culture, d’environnement, d'habitudes, voire parfois de langue.

Un autre lien reste commun aux diverses expériences de migration : celui de la quête de la stabilité et de la sérénité telles que ressenties autrefois dans une terre-mère protectrice. L’aspiration de l'être moderne à réduire les distances et à s’inscrire dans l'ère des foules telle que la décrit Moscovici, se matérialise par l’utilisation de la technologie, qui facilite et accélère l'exploration géographique des lieux et des pays. Cette dynamique crée toutefois un paradoxe, car si les outils de communication virtuelle, prouesses du monde contemporain, facilitent nos échanges, ils contribuent aussi à nous rendre en quelque sorte de plus en plus migrants, avec le moins de déplacements migratoires (on a le monde chez soi… et on inclut les objets du monde dans le moi). Par exemple, la possibilité d’appeler quelqu’un ou de lui envoyer un message permet d’éviter de consacrer du temps à lui rendre visite en personne. Ainsi, cette même rapidité de connexion et cette même proximité virtuelle peuvent aussi conduire à une sorte de déconnexion physique et à une réduction des liens tangibles. Cette oscillation entre présence et absence, typique de la dynamique communicationnelle contemporaine, trouve écho dans les concepts de Lacan. Reprenant les théories de Freud, Lacan s’appuie sur le modèle du For-Da, inspiré de l’observation de Hans, le petit fils de Freud, alors qu’il jouait avec une bobine, pour signifier le déroulement en deux temps de la nostalgie : les retrouvailles et la séparation. De manière similaire, la migration se situe aux frontières de l'intérieur et de l'extérieur, entre un passé et un présent.

 

Du discours métaphorique au discours psychanalytique

Au fil des séances d'analyse, que les patients soient migrants ou non, j’ai pu constater que leur discours gravite souvent autour des thèmes de la perte, du deuil et de la quête identitaire rappelant celle du migrant. Au Liban, cette dynamique se manifeste souvent à travers l'ambivalence liée à l'idée de quitter le pays à la recherche de nouveaux horizons plus prometteurs. Le Liban par exemple, a connu trois majeures phases d’exode, en 1915 au début de la première guerre mondiale, durant la guerre civile (1975-1990), et plus récemment (2006 et 2023), avec le déplacement des populations du sud du Liban avec les circonstances de guerre qui enflamment la région. Même lorsque cette perspective ne se matérialise pas, le fantasme et le désir de s’évader persistent. De nombreux auteurs de la région, tels que Gibran Khalil Gibran, Edward Saïd et Amine Maalouf, ont consacré une part importante de leurs écrits à explorer leur expérience de la migration et à partager ce qu’elle a éveillé dans leur vie psychique. Certains, même sans avoir migré physiquement, ressentent un déplacement intérieur, cherchant à se définir et à trouver leur place dans un monde en mutation. Le désir de migration, même s'il n'est pas concrétisé, peut représenter un désir de changement, d'amélioration ou simplement de fuite face aux angoisses du quotidien. Ce fantasme peut également être associé à une recherche identitaire, à la quête d'un ailleurs offrant un sentiment de sécurité, de liberté ou d’opportunités plus grandes. Cette dualité peut engendrer des sentiments de clivage, de frustration et de confusion, obligeant parfois à des choix difficiles entre différentes identités ou loyautés, analogues à ceux vécus face à des parents divorcés et irréconciliables.

 

La migration comme recherche de soi

David est venu consulter après des symptômes d'attaque de panique entravant son travail, associées à des rêves récurrents qui le hantent : « Je rêve que je frappe aux portes des maisons, mais aucune n'est la mienne. » Ou encore : « Je rêve que je conduis dans des rues en cherchant laquelle est ma maison. » Sa fascination pour la mondialisation, dans laquelle il voit une ouverture entre les pays, favorisant les voyages et les découvertes, le pousse à faire des études à l'étranger. De retour au Liban, il se rend vite compte qu’il est attiré par les villes côtières, symboliques de la « mère » pourrais-je dire. Quand David raconte ses rêves, des signifiants sur la place et la filiation reviennent en force, condensant des réceptacles et des symboles phalliques (« maison », « boîte », « voiture », « immeuble », « tour », « chaise »). Il s'interroge sur les éléments de sa vie qui l'aideront à trouver un socle, une identité, un foyer. Au cours de son parcours analytique, David s'intéresse particulièrement à la migration transgénérationnelle familiale, bien qu'il ne l'ait pas vécue lui-même. Il a tendance à utiliser les événements extérieurs pour comprendre un peu plus ses propres conflits psychiques qui le maintiennent dans un « no man’s land », une situation de migrant par rapport à son environnement et à lui-même. À travers ses écrits journalistiques et ses rêves, que répète David de son histoire ? Il s’efforce de tisser des liens avec la ville, forme un groupe social, apprend la cuisine, adhère à quelques traditions, surtout les jours de fête, et suit les actualités de près. Il finit par comprendre qu’à travers ses voyages, il essaie de retrouver le monde évoqué par ses parents. Mais contrairement à ses attentes, c’est l’Orient qu’il découvre. Les maisons dans son rêve représenteraient son inconscient et ses secrets. Nous pouvons aussi supposer que l’activité onirique a pour lui une fonction par-excitatrice, contribuant à structurer sa vie psychique désorganisée. Pourquoi l’Orient, et plus particulièrement le Liban ? Deux signifiants dans son histoire : les lettres et l’eau. David y puise les racines du savoir – en gardant à l'esprit que le savoir, selon Freud, demeure lié à la curiosité et l'identité sexuelle – qu’il transporterait dans ses écrits. Les Phéniciens ont été les premiers à développer l'alphabet et c’est le long des côtes du Levant que les premiers commerçants ont bravé la Méditerranée pour exporter leurs produits artisanaux à travers le monde. En outre, rester auprès de la mer (mère), serait pour Winnicott une expérience primaire, contribuant au développement du Soi, ou statut d'unité.

Plus l'analyse progresse, plus l'écriture devient le médiateur de ses pensées et fantasmes, un moyen de combler les distances entre les autres et lui. Les lettres, à la fois outil de connexion et marqueur de distance, révèlent la profondeur du changement et de l'adaptation qui s’opèrent en David. À mesure qu’il prend conscience de l’importance de ces signifiants dans sa vie, il saisit ce qu’une ville comme Beyrouth pourrait représenter pour lui et ressent pour un temps une certaine harmonie, un calme des eaux intérieures ; il commence à s’approprier sa vie comme il s'approprie la ville.

 

La migration et l’étrangeté

L’expérience du migrant n’est cependant pas toujours aussi linéaire. Même quand elle est réfléchie et désirée, elle confronte l’individu à l’inconnu et peut entraîner une désorganisation significative des repères. En se référant à l’histoire de L’Homme au sable de Hoffmann, Freud étudie le sentiment de l’inquiétante étrangeté (Freud, 1919). Ce terme, en allemand, évoque les expériences liées à ce qui est effrayant et angoissant, en opposition à ce qui signifierait, dans la même langue, le familier ou l’intime. Une autre formulation pour clarifier ce concept ambivalent d'inquiétante-étrangeté serait le secret-manifeste, évoquant nos impressions lorsque nous sommes confrontés à quelque chose dont nous ne comprenons pas pleinement la nature, que ce soit un objet animé ou inanimé. Freud parle du double narcissique, forme que l’on retrouve dans les manifestations de xénophobie, c’est-à-dire la peur de l’étranger qui porte en lui une menace de castration : parce que ses identifications sont différentes des miennes, l’étranger peut mettre mon propre être en danger. Il se produit alors des clivages créant des catégorisations en termes de bon et de mauvais, laissant ainsi le migrant face à des dualités conflictuelles, sans qu’il ne sache où se positionner. On observe ainsi par exemple des phénomènes de marginalisation qui se font au nom de la religion, de la couleur, de l’appartenance, du genre ou des choix politiques.

 

La migration comme processus régressif

En psychanalyse, la migration est aussi une métaphore d’un processus régressif. Les bouleversements politiques et économiques depuis 2019 laissent Nabil perplexe. Il vit un moment où son angoisse atteint son paroxysme. Il explique : « J’ai vécu ici toute ma vie. Dois-je désormais me considérer étranger maintenant que plus rien de ce qui m’entoure ne me ressemble ? » L’analyste, ses collègues, ses employés, tout le monde pourrait devenir cet étranger qu’on évite mais qui séduit à la fois. Allons-nous parler le même langage ? Il se produit alors une forme de transformation des représentations de soi et de l’autre. Le moi-peau n’arrive plus à le contenir, il recherche une barrière de contact. Nabil se demande alors si migrer serait la solution à ses angoisses de mort devenues insupportables. Le monde extérieur changeant, mouvant, pourrait-il calmer ses angoisses primitives ? Il s’inquiète également pour ses parents. Auraient-ils les moyens eux aussi de faire face à l’imprévisible, à l’inconnu ?

Dans L’inquiétante étrangeté (1919), Freud réaffirme que certains contenus refoulés chez un individu peuvent être projetés sur autrui, un étranger par exemple. Aux yeux de cet individu, l’étranger acquiert un caractère angoissant, éveillant un sentiment bizarre de quelque chose qui est à la fois familier et inconnu. L’écroulement du silo à la suite de l’explosion désastreuse du port de Beyrouth en août 2020 a été la goutte de trop. Nabil sent qu’à seulement 50 km des terres saintes, à 50 km de la terre promise censée rassembler les gens de croyances religieuses différentes, la matrice ne tient plus, elle s’effondre. Il a le sentiment de perdre le contrôle, que la ville ne peut plus répondre à ses besoins, qu’elle a perdu ses capacités de contenance et de création, tout comme son père et sa mère se sont autrefois effondrés quand ils ont appris qu’il souffre de diabète. On voit bien alors comment l’espace extérieur pourrait être une extension symbolique de ses enveloppes psychiques. Par exemple, l'utilisation dans plusieurs langues du verbe possessif « avoir » pour décrire notre lieu de vie souligne bien cette relation intime entre notre moi et notre environnement. Pour David, malgré toutes les menaces potentielles à son entourage, être proche de la mer et avancer dans l’écriture symboliserait la créativité ; comme le soulignent les Anglo-saxons, il n’y a pas d’adaptabilité sans créativité. Il s’étaye sur l’histoire de ses parents migrateurs pour continuer leur roman.

En revanche, pour Nabil, les événements extérieurs ravivent ses angoisses primaires, décrites par Winnicott comme la « crainte de l'effondrement ». Le concept de « breakdown », élaboré en 1971, décrit le sentiment du sujet à un moment de l’analyse impliquant une désorganisation intense, une confrontation à un danger de mort ou à une chute infinie. Cette expérience évoque chez Nabil des souvenirs archaïques, ramenés à la surface par le processus analytique. Comme le souligne Winnicott, chaque individu réagit en fonction de son expérience infantile. Dans le cas de Nabil, ceci se traduit par ses questionnements sur le risque de perdre tout ce qui a été construit, fantasmé et idéalisé. Sa perception du « mauvais » dans la ville est liée à son monde intérieur inconnu, étranger, résistant à la castration. Au cours de son voyage analytique, il s’attache de plus en plus à l’axe spatial, aux objets du cabinet tels que les bibelots, les livres, la disposition de certains meubles, les utilisant comme des repères pour la structure de son propre édifice intérieur. La chambre du cabinet est devenue sa chambre intérieure au moment où, à l’extérieur, la scène ne semblait plus tenir. Alberto Eiger développe le concept du « corps de la maison » (Eiger, 2021, Introjecter la maison, p. 13), selon lequel nous entretenons des relations réciproques avec notre habitat. Ce dernier reflète notre image du corps (soignée, désordonnée, colorée, sobre etc.) ; simultanément, nous intériorisons l’espace dans lequel nous vivons, créant par là une forme de continuité entre l’écorce et le noyau. C'est ainsi que par l’idée de quitter et couper le lien transférentiel, que son agressivité surgit ; pour lui, l'acte de migrer devient le moyen de sauvegarder sa peau et sa vie psychique, de préserver son intégrité face à des événements ravageurs.

 

Nostalgie de l’objet abandonné

La sensorialité est également très présente dans le discours des patients, qu’ils soient migrants ou non, surtout lors de phases de remémoration et de travail de deuil. On remarque alors que la nostalgie se manifeste avec force chez eux. Plusieurs auteurs ont défini la nostalgie comme une frontière entre la perte inévitable que l’on peut ressentir et le désir, à travers le retour, de pouvoir restituer quelque chose de cette perte.

Alors qu’elle a décidé de poursuivre sa carrière à l’étranger, là où elle estime ses chances de succès plus grandes, Alma, me confie : « Mon pays me manque. La nourriture, les rires, le son des vagues, l’odeur des orangers au premier été... » Malgré les moments heureux, Alma exprime son manque à travers un sentiment de nostalgie ancré surtout dans ses impressions sensorielles. La nostalgie serait alors une idéalisation de l’objet abandonné, à mi-chemin entre le laisser derrière soi et le maintenir suffisamment à proximité.

Ce sensoriel, qu’Alma ne retrouve pas encore dans son pays de choix, est également central dans la psychanalyse de l’enfant et renvoie au moi corporel de Freud. Pour le père de la psychanalyse, le moi se construit à travers les représentations que nous formons de nos premiers contacts. D. Anzieu reprend cette idée à travers le concept du « moi-peau », le décrivant comme une représentation externe de toutes nos enveloppes intérieures. Il explique que durant les premiers mois de vie, le nourrisson ne peut agir ni ressentir que par l’intermédiaire de ses sens, et c’est alors l’environnement (la mère, le père, etc.) qui l’aiderait à réguler ses sensations qui deviennent des protopensées. Chacun fait ainsi part de son passé en fonction de son expérience infantile et des objets primaires, mauvais ou bons, qu’il a pu intégrer et auxquels il s’est identifié pour se construire. « L’enveloppe culturelle » dans laquelle Alma baigne désormais, deviendra-t-elle peu à peu mieux symbolisée et contenante ?

 

Conclusion : Retour aux origines

L'être humain a toujours été, de manière intrinsèque, un migrant, car partir à la découverte du monde implique aussi l'audace de se renouveler et de s'épanouir. Chaque migration porte en elle une quête des origines. Cette idée est particulièrement évidente chez Freud, qui, vers la fin de sa vie, considère Moïse et la religion monothéiste (Freud, 1939) comme son testament dans lequel il interroge l’identité de Moïse pour déterminer si ce dernier est Égyptien ou Juif. Les progrès technologiques de l'homme contemporain révèlent cette même quête. Aucune avancée clinique ou médicale n'est possible sans un retour aux origines, par l'étude du génome. Par ailleurs, l'inconscient humain a toujours été peuplé d'images, de métaphores ou de fantasmes évoquant l'évasion. Les récits mythologiques tels que l’épopée d’Ulysse et son ingénieux cheval de Troie sont un exemple de cette propension à explorer des territoires inconnus. Le cheval de Troie symbolise l'inconscient qui permettra d'aborder des frontières jusqu'alors interdites et de conquérir de nouvelles villes et vies.

La psychanalyse, quant à elle, a mis du temps à s'intéresser à la question de la migration en tant que telle. Ferenczi a été le premier à relever les traumatismes liés à l’acculturation, notamment après ses observations sur les traumatismes de guerre et les vétérans. Winnicott s'est principalement intéressé aux enfants déplacés après la Seconde Guerre mondiale. Suivi par les psychanalystes de l’Amérique latine durant les années 70-80. La psychanalyse au Liban, et ses débuts dans les années 80, a aussi reçu son lot de migration.

Comment interpréter la migration dans le monde en perpétuel mouvement d’aujourd’hui ? On pourrait penser que l'expérience psychanalytique ressemble un peu à celle d'un étranger en migration. Le patient se présente chez son analyste, dont il sait très peu de choses, et s'engage dans une communication pour en apprendre davantage sur lui-même, s'adaptant à certaines règles, un peu comme le migrant qui s'adapte aux normes d'une nouvelle société, dans l’espoir de conquérir un jour ses espaces intérieurs. L'analysant arrive toujours avec des questions fondamentales, telles que « qui suis-je ? » que faire ? qui est l'autre ? », qui font écho à celle d’un migrant. Il se remémore le passé, décrit le présent et rêve du futur. Il exprime ses angoisses, sa détresse, ses rêves. Tout cela est entendu dans le transfert en relation avec un passé et un présent, de manière similaire à un migrant entre un pays d'origine et un pays d’adoption ; entre ces deux positions, il y a des frontières à traverser ou à éviter, et de nombreux désirs à découvrir.  Analyste et analysant sont dès lors tous deux des étrangers l’un à l’autre, qui essaient de se comprendre et de trouver une langue commune. Reste, d’être vigilant au développement d’un faux-self que certains pourraient adopter afin d’opérer une adaptation nouvelle et de préserver une partie non élaborée de leurs origines.

Enfin, la migration, qu'elle soit géographique ou intérieure, demeure-t-elle une quête universelle, façonnant l'histoire individuelle et collective de l'humanité.

 

Références

Anzieu D., Le Moi-peau, Dunod, 1985.

Bourgeois M.L. (2008), La Nostalgie : psychopathologie de l’exil et du paradis perdu, France : Elsevier, 2008.

Eiger A., « Le concept d’habitat intérieur » in L’inconscient de la maison, Dunod, 2004, pp. 7-23.

Freud S. (1919), L’inquiétante étrangeté, L’inquiétante étrangeté et autres essais, trad. fr. A. Bourguignon, Paris, Gallimard, 1985 ; GW, XII.

Freud S., Moïse et la religion monothéiste, Gallimard, 1939.

Guignard F., Au vif de l’infantile : réflexions sur la relation analytique, Lausanne : Delachaux et Niestlé,1996, p. 15.

Moscovici S., L'âge des foules, Paris : Fayard, 1981.

Winnicott D. W. Jeu et Réalité, Gallimard, 1971.

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En réaction à l’intervention de Maria Jabbour sur La migration ou l’identité en souffrance (Camille Ammoun, écrivain et politologue)

Bonsoir à tous. Je voudrais d’abord remercier l’ALDeP d’ouvrir le champ de la psychanalyse à d’autres points de vue, notamment celui de la littérature, et remercier Maria pour sa confiance et de m’avoir invité à réagir à son intervention.

 

Moïse et la psychogéographie

J'ai lu, il y a bien des années, d’une seule traite et en une nuit, L'homme Moïse de Freud. C’est un livre qui m'avait profondément marqué à l'époque et que j'avais vécu comme une expérience littéraire fondatrice. D’ailleurs, cette lecture n'y est sans doute pas pour rien dans ma pratique littéraire actuelle, qui consiste à marcher pour écrire. Cette pratique, la psychogéographie, je vais ce soir en dire quelques mots.

Dans le Moïse de Freud, la horde primitive pré-mosaïque marche pour découvrir, pour explorer. Contrairement aux autres espèces animales qui se déplacent pour trouver un habitat ou se nourrir, le moteur du déplacement humain est la curiosité – cette libido sciendi, ou pulsion de savoir. Marcher pour comprendre, donc, et marcher pour savoir. C’est donc poussé par cette libido sciendi que l’homme a colonisé les cinq continents à pied, bien avant de faire sa plus belle conquête, le cheval, et tous les autres modes de transport qui ont suivi.

Puis, dans chacun de nos pas – ceux qui m’ont conduit ici par exemple – il y a cet acte oublié de la marche au long cours qui se produit sur plusieurs générations à la découverte de terras incognitas dans le seul but de savoir ce qu’il y a de l’autre côté… de l’autre côté du fleuve, de l’autre côté de la montagne, de l’autre côté de la mer, de l’autre côté du système solaire… de l’autre côté de soi.

La Psychogéographie est une pratique littéraire qui consiste à marcher pour écrire (écrire pour découvrir ou se découvrir). Théorisée au XXe siècle par les situationnistes français et notamment Guy Debord, la psychogéographie est l’étude des lois exactes, et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus [1].

Après avoir un temps disparu des champs littéraire et philosophique français, le concept est repris au XXIe par des auteurs britanniques, notamment Iain Sinclair, pour qui la psychogéographie devient un dispositif littéraire qui consiste à marcher pour écrire. La psychogéographie contemporaine devient donc une approche sensible (voire poétique) de l’espace urbain dans un but de création littéraire.

Comme son nom l’indique, la psycho / géographie est à l’intersection du soi intérieur (psycho) et de l’espace qui l’entoure (géo). À travers cette pratique, la relation entre le dedans et le dehors – ou, pour reprendre les mots de Maria, cette relation intime entre notre moi et notre environnement – est révélée par la marche à pied (et, pourquoi pas, par son extension la migration).

 

Nabil et la subsidence

La psychogéographie donc, en marchant, en écrivant, dans les rues de Beyrouth, m’a permis d’aborder les drames successifs et les deuils impossibles avec lesquels les beyrouthins sont forcés de vivre depuis maintenant deux générations. Cette sédimentation des drames, successivement encaissés sans jamais être digérés, je propose dans un court essai fictionnel de l’appeler subsidence [2]. Terme de géologie dont la définition donnée par le Littré est : action de descendre au-dessous du niveau, affaissement.

Nabil, l’une des vignettes présentées par Maria, symbolise ces affaissements successifs, cette subsidence : « L’effondrement des silos à la suite de l’explosion du port de Beyrouth a été la goutte de trop » dit Maria. La goutte de trop ou le drame de trop, c’est dire qu’il y a une longue liste de drames qui lui ont précédé. Des drames collectifs, guerres, assassinats, pénuries, spoliation… et personnels, un problème de santé par exemple, pour Nabil, le diabète.

En géologie, la subsidence correspond donc à un affaissement progressif ou soudain mais irréversible du sol. Ce que je propose dans cette petite fiction, c’est de faire passer la subsidence du champ de la géologie à l’humain pour décrire des phénomènes équivalents. Et c’est ce que, comme Nabil, les beyrouthins ont vécu et continuent de vivre : des affaissements, certains progressifs, d’autres soudains, tous irréversibles.

Comment ne pas évoquer le mythe (je dis bien le mythe) de la résilience, qui bien avant la popularisation du terme en occident faisait déjà partie de la mythologie beyrouthine : Sept fois détruite sept fois reconstruite, dans la poésie à travers par exemple les vers de Nadia Tuéni et de sa péninsule des bruits, mille fois morte, mille fois revécue, ou encore dans le mythe (encore un) coriace du phénix qui renait obstinément de ses cendres.

Comme pour Nabil, à mon sens, le 4 août 2020 (la goutte de trop, ou le drame de trop), c’est ce mythe de la renaissance perpétuelle, de la résilience des beyrouthins qui s’est brisé. Et du jour au lendemain, sans avoir de mots pour le dire, les beyrouthins se sont réveillés subsidants, et – je suis tenté de dire – enfin, débarrassés de cette injonction à la résilience.

La destruction de ce mythe beyrouthin, pour revenir au thème de cette discussion, a conduit, dans les années 2020-22, à la troisième plus grande vague de migration de l’histoire du pays, après celle de la grande famine de 1915-18 et celle de la guerre du Liban de 1975-90.

Pour conclure tout en restant dans le thème de la migration, ce que je propose finalement dans ce petit ouvrage, ce n’est rien d’autre que de faire migrer le concept de subsidence à travers les disciplines, de la géologie vers l’humain, suivant le même chemin que celui de résilience qui a, lui, migré de la physique (un matériau résiliant étant un matériau qui reprend sa forme initiale après un choc) à l’humain. La subsidence est donc l’envers du mythe de la résilience, c’est la dure réalité à laquelle nous sommes confrontés.

Enfin, à la suite de sa migration interdisciplinaire, la subsidence peut donc décrire des phénomènes psychologiques, sociaux, économiques et politiques tous visibles dans les tissus urbain et social de Beyrouth.

Mais pour illustrer le mieux, et comme seule la littérature peut le faire, son aspect irrémédiable je commence par la décrire dans l’incipit de cette fiction comme un passage de la géologie au corps physiologique du personnage principal, elle-même géologue donc qui sait bien de quoi elle parle :

« Elle ne reconnaît pas ce corps dont elle voit le reflet dans la psyché. Elle n’a plus vu de corps nu depuis longtemps. Alors elle ne sait pas si ça ressemble à ça, un corps de 50 ans. Elle constate le flétrissement des peaux, l’affaissement des chairs. Elle est là, l’implacable, l’inexorable subsidence. » [3] 

Le vieillissement, donc, comme une migration subsidente ? Et la subsidence comme une migration verticale, un affaissement vers le bas, pour reprendre la définition du Littré : « une action de descendre au-dessous du niveau. »

 

Notes

1. Introduction à une critique de la géographie urbaine (Guy Debord, La revue des ressources 

2. Camille Ammoun, SubsidenceÉditions Terre Urbaine, 2023. 

3. Camille Ammoun, SubsidenceÉditions Terre Urbaine, 2023, page 5. 

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Illustration 1 : F. Hundertwasser (1969), Irinaland over the Balkans.

Illustration 2 : Les Silos du Port de Beyrouth après l'explosion du 4 août 2020. Photo : Camille Ammoun.