Au son des marmites
une réalité assourdissante…
De l’inattendu et de ses implications en séance
(Communication prononcée le 15 juillet 2022 à Vienne, dans le cadre du congrès de la Fédération europpéenne de psychanalyse qui avait pour thème "Réalités".)
« Il est 20h, j’entends les enfants dévaler le corridor, attraper une marmite et une cuillère en bois de la cuisine pour sortir rejoindre les voisins qui comme chaque soir depuis le début de la révolution tapent dans les marmites dont le bruit résonne dans tous les coins du Liban. Cette cacophonie en temps normal m’aurait mis les nerfs en boule et j’aurais certainement réagi pour les ramener à l’ordre. Néanmoins, le son des marmites s’est transformé en symphonie depuis le début de la révolution. Une symphonie palpitante, qui fait chaud au cœur. »
J’ai écrit ce texte en novembre 2019 interpelée par le thème du congrès de la Fédération européenne de psychanalyse « Réalités ». Deux ans et quelques mois sont déjà passés depuis cette fameuse date du 17 octobre et je me rends compte en me relisant avant cette conférence que nous avons eu de fortes doses de « réalités » depuis. Les évènements se sont succédés et ont bouleversé le pays, la crise économique, la crise sanitaire, l’explosion du 4 août. Pas moyen d’échapper à toutes ces réalités.
Ce n’est pas une analyse psychosociale de la révolution libanaise que je me propose de présenter dans ce texte mais plutôt des questionnements que je soulève à partir de situations cliniques vécues lors des premiers évènements de cette révolution.
Comment conserver la fonction de l’espace analytique lorsque la réalité extérieure est présente d’une manière aussi fracassante ? Comment protéger l’invariance du cadre lorsqu’il est soumis à des situations imprédictibles (blocage de routes, banques fermées, confinement…) ? Comment continuer à assurer une écoute de la réalité psychique lorsque l’analyste et l’analysant sont aux prises avec une même réalité extérieure ? En d’autres termes, comment rester psychanalyste dans ces conditions ?
La réalité de la révolution d’octobre 2019 au Liban
Une série de protestations au niveau national éclate le 17 octobre 2019, en réponse à l’échec du gouvernement à trouver une solution à la crise économique qui menace le Liban depuis près d’un an. Les contestations interviennent directement après l’annonce de nouveaux impôts sur l’essence, le tabac et les appels en lignes par le biais d’applications comme WhatsApp. Ces manifestations ne tardent pas à se développer et se transformer en un mouvement populaire unique qui regroupe des libanais de toutes les régions, toutes confessions confondues, unis seulement par le drapeau libanais et sous le thème « Tous, sans exception ! ». Les Libanais sont exaspérés par l’absence de services publics dignes de ce nom, avec notamment de graves pénuries d’eau et d’électricité.
L’ambiance est particulièrement pacifique. Chants et danses rythment la protestation. Des dizaines de milliers de personnes ont également marqué les esprits en formant une chaîne humaine de 170 km reliant le nord au sud du pays.
Les femmes ont particulièrement un grand rôle dans cette révolution. Des milliers d’entre elles se sont rassemblées sur la place des Martyrs au cœur de Beyrouth, tenant dans leurs mains des chandelles allumées. Elles ont tapé sur des casseroles dans un joyeux tintamarre. Pour les plus jeunes, étudiants universitaires, ce qui se passe est une révolution contre un système répressif.
Pour ceux qui ont déjà vécu la guerre, il y a bien entendu plus de résistance à s’engager dans un soulèvement d’une telle envergure… beaucoup de « retour du refoulé » souvenirs de la guerre civile, pénurie d’essence et de pain, dévaluation de la livre libanaise. Regarder de loin, rester dans sa zone de confort, penser à comment assurer la fin du mois avec la crise économique qui éclate ; et en parallèle, soutenir les revendications dans les places et sur les routes.
Malgré la démission du gouvernement, le mouvement persévère, même s’il tend quelque peu à s’essouffler. Certains commencent à avoir des doutes parce que de grandes inquiétudes persistent au sein de la population. Suite à la fermeture des banques, les salaires ne sont plus versés et les habitants subissent une dévaluation de fait de la livre libanaise. Des risques de pénuries menacent également les hôpitaux et les stations d’essence. Les générations les plus âgées craignent aussi le déclenchement d’une nouvelle guerre civile. Tout cela rend les débats particulièrement explosifs au sein de la société.
Réalité du psychanalyste
Pour ma part et à la suite des événements du 17 octobre, je me suis retrouvée dans une impasse au niveau de la pensée, une réflexion figée dans le temps et cela pendant les trois premières semaines, durant lesquelles j’essayais d’émerger d’un abîme d’angoisses. Mes tentatives restaient vaines, les événements extérieurs se suivaient avec une telle rapidité, et continuent à le faire malheureusement, et chaque fois que j’émergeais je me retrouvais bouleversée par de nouvelles actualités ou imprévus.
Pas de possibilité de recul, d’une mise à distance de la réalité. Le blocage des routes bloquait aussi toute tentative de faire des liens et de réfléchir.
Au risque d’être mal comprise, je dois des explications : j’étais très heureuse et enthousiaste, la première à participer aux manifestations, les larmes aux yeux et le cœur gros chaque fois que je voyais les images des libanais soudés, de la créativité débordante de mes concitoyens, de la façon civilisée avec laquelle les révolutionnaires se réveillaient le matin pour nettoyer les places où avaient lieu les manifestations, les jeunes courageux et audacieux, les femmes qui mènent la révolution…
Ayant grandi pendant la guerre au Liban, je me rends compte que ce qui s’est inscrit au niveau perceptif (bruit des bombes, odeur des abris) ne ressemblait guère aux actuels bruits de casseroles, aux voix des jeunes, aux chants et slogans de la révolution mais semblent créer le même effet sur moi. Une sorte d’excitation couplée d’angoisse. Angoisse de l’incertain et de l’incapacité de se projeter dans un futur.
Une fois de retour au cabinet, dans cet espace où la réalité psychique doit advenir, beaucoup de questionnements me venaient concernant le cadre : comment le garder alors que les routes bloquées empêchent certains patients d’arriver, avec un relâchement relatif au paiement des honoraires en raison de la fermeture des banques. Comment réagir lorsque je me retrouve nez à nez avec un patient dans la foule agitant le drapeau débordante d’enthousiasme et de patriotisme ou quand j’écoute des discours politiques dans le cadre analytique qui sont contre la révolution ? Comment me détacher de la réalité de leurs propos (le pays en faillite, la crise économique, les plans d’émigration) pour les ramener à ce qui caractérise toute cure psychanalytique, la réalité psychique. A savoir que leurs propos sont les mêmes que ceux échangés tous les soirs avec mes proches depuis le début des événements.
Je comprends avec un peu de recul que mon souci – que je qualifie de « scolaire » – de m’agripper à l’immuabilité du cadre, mon angoisse face à la possibilité de son effondrement ne sont que des tentatives de contrecarrer mes sentiments d’impuissance et de passivité face à cette réalité.
La situation, n’est pas celle d’une guerre. Il n’y a pas de risques sur les vies, ni sur celles des patients ; ce qui en ressort par contre relève plutôt d’un sentiment de vivre dans l’ici et le maintenant d’une manière continuelle, sans avoir la possibilité d’une projection dans le futur, en équilibre sur un fil. Pendant les années de guerre civile (1975-1990) les psychanalystes libanais ont continué à travailler. Un bon nombre d’entre eux ont décrit leur pratique au cours de ces années-là [1]. Pour ma part, j’étais encore une enfant, protégée par « la fonction de pare-excitation » de mes parents qui devaient se débrouiller pour assurer notre survie. Je me demande s’il est correct de rapprocher la pratique analytique en contexte de guerre avec la pratique en cours dans la situation décrite lors des premiers mois de la révolution et celle de la crise économique. Bien entendu actuellement, la situation du pays se complexifie, la réalité externe fait effraction au quotidien dans le cadre analytique. Je ne m’étendrai pas là-dessus aujourd’hui, nous avons consacré une série de conférences en 2021 sur le sujet dans notre association (ALDeP) ; les textes se trouvent sur le site.
Pour revenir à ces premiers mois de la révolution, c’est à partir d’un matériel clinique recueilli lors de ces premières semaines que je me propose de vous faire part de mes réflexions relatives aux questionnements posés plus haut.
Vignette 1
La première séance avec Lina à la veille de la révolution me marque beaucoup. Je suis en face d’une femme dont le vécu est parsemé de traumas depuis son enfance. Elle se plaint d’angoisses paralysantes ravivées d’une manière débordante à chaque événement de vie susceptible de lui rappeler sa vulnérabilité d’alors. Elle se décrit comme une personne sans protection, ni carapace, ouverte à toute attaque. Je pense à un « Moi-peau » défaillant incapable de la protéger des agressions externes. La continuité des séances est mise à mal en raison des routes bloquées. Nous réussissons finalement à reprendre le travail malgré les circonstances. Et nous nous entendons sur un rythme de deux séances hebdomadaires pour démarrer. Un jour, je reçois, un message de Lina me demandant une séance urgente. Je lui propose de la voir le lendemain. Elle arrive avec son grand sourire habituel. Dès qu’elle s’installe en face de moi, elle s’effondre complètement. C’est avec beaucoup de peine que je comprends que les événements de la veille l’avaient complètement terrassée : un homme avait été tué par une balle dans la tête sur l’une des routes bloquées par les manifestants. L’homme est tombé devant sa femme et son fils de 12 ans. Les images et vidéos de son décès ont fait la une des réseaux sociaux. Elle me dit qu’elle s’est empêchée de les regarder. Elle se rend compte qu’elle pleure comme si on lui avait tué son propre père.
Je comprends que nous avons le même âge elle et moi, que nous avons vécu la guerre civile et les conflits politiques au même moment. Face à ce vécu en miroir, je ressens pour un bref instant l’impuissance d’une petite fille, face à la réalité violente de la guerre et de la mort. Débordée par l’intensité des événements, je remets en question ma capacité psychique à transformer les « éprouvés bruts » projetés par Lina, en éléments assimilables nécessaires à l’élaboration de son propre appareil à « penser les pensées », et la possibilité de pouvoir exercer cette « fonction alpha » nécessaire à l’être humain pour se forger une enveloppe capable de le protéger des dangers extérieurs et intérieurs. L’aider à construire un toit, « à sa maison sans toit » [2]. L’histoire de la révolution et l’histoire personnelle de Lina s’entrecoupent si violemment qu’aucun dégagement ne semble possible à ce moment-là.
Kogan, citée par Anna Christopoulos dans son texte External and internal reality: The impact of the current socio‐economic crisis on the analytic dyad, aborde l’idée d’un déni défensif de la réalité externe par le psychanalyste dans un effort de neutraliser ses sentiments de détresse et d’impuissance face à l’effet traumatique de la réalité externe. Il est essentiel, dit-elle, de reconnaitre cette réalité pour pouvoir assurer une fonction contenante et pouvoir explorer par conséquent la réponse interne du patient à cette situation externe et son intrication avec son histoire personnelle et son fonctionnement.
Dans ce cas-là et face à une réalité traumatisante collective l’histoire personnelle du psychanalyste et son fonctionnement sont aussi mis à mal et il convient d’élaborer les sentiments contre-transférentiels ainsi que le propre transfert du psychanalyste afin de prévenir un effondrement de l’espace psychique.
Vignette 2
Roula est une patiente en analyse depuis quelques années. Elle vit la révolution et les manifestations avec un grand détachement. « Pourvu que je puisse continuer à venir à mes séances chez vous, à continuer à faire mon sport et mes activités » confie-t-elle. Son programme de la semaine doit rester immuable. Par rapport à la révolution, elle dit : « C’est comme vivre à grande échelle ce que je vis dans mon couple depuis déjà 20 ans. » La situation lui est très familière. Elle attend que le regard d’une autorité intouchable se tourne vers elle, celui de son mari qui ne la voit pas, qui ne l’écoute pas. Elle se demande si, emportée par le mouvement pulsionnel des manifestants, elle devrait se révolter contre son quotidien, prendre la décision de quitter son mari. Bien entendu cet élan est très vite réprimé pour revenir au statu quo familier, vivre au jour le jour dans l’attente.
Elle arrive un jour en m’annonçant que son mari compte l’envoyer vivre à l’étranger avec ses enfants pour qu’ils puissent continuer leur année scolaire sans trop de perturbations. C’est un plan que beaucoup de libanais ont mis en place dans le cas où les établissements scolaires continuent à fermer leurs portes. Elle me demande comment est-ce qu’elle peut continuer son analyse et s’il est possible de faire les séances à distance.
Elle revient la semaine d’après avec un rêve : « J’ai rêvé de vous. Nous étions dans une ancienne maison libanaise [3]. Vous me faites visiter la maison. Puis nous entrons dans une salle, comme une salle à manger et nous nous plaçons sur une grande table rectangulaire. Vous vous mettez à la tête de la table et moi, sur l’un des côtés. Il y a devant nous des paniers remplis de bons plats. Je vois votre visage et je suis réconfortée. Nous sommes interrompues par un homme qui ouvre la porte et qui nous dit qu’il faut arrêter. Comme s’il fallait rendre la salle. »
Ses associations sur ce rêve sont nombreuses et s’étendent sur toute la durée de la séance. Je relève dans son discours son insistance sur le regard. « Je vois votre visage, vous avez un visage apaisant » explique-t-elle. Dans son article sur le rôle de miroir de la mère et de la famille (1975), Winnicott insiste sur l’importance du regard posé sur le visage de la mère qui reflète l’image du bébé lui-même et qui consolide son sentiment d’exister. Dans le cas de Roula, le lien transférentiel lui permet de vivre cet échange de regards apaisants, ce partage de « bons plats ». Ce lien est interrompu dans le rêve d’une manière soudaine par effraction de la réalité extérieure. La possibilité de quitter le pays et d’interrompre l’analyse est vécue comme un rappel aux règles sur un mode œdipien triangularisé.
Les plans relatifs au départ rapportés dans cette vignette, et présents dans le discours de beaucoup de patients ne réveillent-ils pas les propres fantasmes de quitter du psychanalyste ? Dans un pays instable dans lequel la réalité devient de plus en plus difficile à vivre, lorsqu’il s’agit justement de survivre, quand fantasmes de quitter du patient et du psychanalyste sont constamment sollicités, quelle assurance de continuité offrir ?
Vignette 3
Ayman a 5 ans. Il est en thérapie depuis un an et demi. Il est obligé de rater plusieurs séances à cause des routes bloquées. Je ne pouvais pas me résoudre à faire pression sur sa mère pour qu’elle l’amène aux séances. Pourtant j’étais consciente de l’importance de cet espace « transitionnel » pour lui, et à quel point ces obstacles qui l’empêchaient d’arriver à sa séance pouvaient avoir un effet sur la relation transféro-contre-transférentielle et sur l’espace potentiel de la thérapie.
En effet, lorsque je le revois, Ayman propose de confectionner un avion en papier, un bateau et un train pour lesquels je lui suggère de créer des chemins. Encouragé par mon idée, Ayman prend le ruban adhésif et parcourt la salle en long et en large. Mon cabinet se transforme en labyrinthe de ruban adhésif pendant trois séances consécutives : tout est collé, les chaises, les tables basses, le divan. S’il aurait pu le faire je pense qu’Ayman m’aurait fixée, à moi aussi, avec du ruban adhésif de peur de ne pas me retrouver.
C’est donc à partir du jeu qu’a pu être élaboré en séance, dans cette « aire transitionnelle » qu’est l’espace analytique, la séparation redoutée et imposée par la réalité extérieure. Il a fallu créer des chemins et des ponts dans cet espace à la limite de l’interne et de l’externe pour que l’absence de l’analyste soit supportable.
Pour conclure
La réalité qui fait effraction dans notre cadre analytique et qui continue à le faire aujourd’hui porte en elle certainement un potentiel de résurgences traumatiques. Toutefois, il est important de nous arrêter sur son potentiel créateur. Cette contrainte créatrice nous a permis de nous interroger sur notre pratique en temps de crise ; les aménagements que nous avons été forcés de mettre en place, notamment suite à la crise sanitaire avec le coronavirus (distanciation du patient, arrêt des séances, confinement, consultations en ligne etc.) en sont la preuve.
Cette même contrainte créatrice nous permet d’écouter les changements qui émergent en nous comme conséquence de ces aménagements du setting thérapeutique et de nous questionner sur notre capacité de rester psychanalyste dans ces circonstances, pour continuer à créer et assurer un espace propice au déploiement des fantasmes et des rêveries. Je vous remercie.
Notes
1. Nous en citons notamment A. Houbballah, M. Chamoun, M-T. Khair Badawi, M. Gannagé, L. Germanos Ghazaly, Y. Gueutchérian , M. Osseiran, M. Khoury…↩
2. Propos de Lina.↩
3. Maison à cachet traditionnel.↩
Bibliographie
Anzieu, D. 1985. Le Moi-peau, Paris, Dunod.
Bion, W.R. 1962. Aux sources de l’expérience, Paris, puf, 1979.
Christopoulos, A. (2014) External and Internal Reality: The Impact of the Current Socio-Economic Crisis on the Analytic Dyad. International Journal of Psychoanalysis 95:1131-1153.
Freud, S. 1920. « Au-delà du principe de plaisir », dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981.
Kogan I. The Role of the Analyst in the Analytic Cure During Times of Chronic Crises. Journal of the American Psychoanalytic Association. 2004;52(3):735-757.
de Urtubey, L. « Aux sources de l'interprétation : le contre-transfert et sa capacité de liaison créatrice », Revue française de psychanalyse, vol. 66, no. 5, 2002, pp. 1647-1651.
Winnicott, D.W. 1956. « La préoccupation maternelle primaire », dans De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969.
Winnicott D. W. 1971. « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels », dans Jeu et réalité : l’espace potentiel, trad. C. Monot, J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1975.
Winnicott D. W. 1971. « Le rôle de miroir de la mère et de la famille», dans Jeu et réalité : l’espace potentiel, trad. C. Monot, J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1975.
Photo : Alex Kat, oct. 2019.