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Impressions d'une révolution au Levant (Liban)

Échapper enfin à la répétition des traumatismes ? *

Marie-Thérèse KHAIR BADAWI

Ce texte écrit quelques mois après le début de la révolution du 17 octobre 2019, prend le risque de l’analyse de l’histoire immédiate et représente, malgré tout, une part de vérité face à ce qui a été vécu à ce moment là. Un essai pour le réactualiser existe dans les questionnements de la fin. Je noterai aussi avoir déjà utilisé la petite histoire anecdotique du début dans une présentation non publiée d’un livre sur la guerre.

 

La guerre du Liban n’appartient pas
à l’histoire puisqu’elle continue…
Ghassan Tuéni (cité de mémoire)



13 Avril 2019. En face de moi des étudiants de première année à l’université. Âge ? Probablement entre 18 et 20 ans. C’est le 13 avril dis-je d’une voix interpellative. Aucune réaction. Je leur indique une piste. Le 13 Avril 1975 ramène-t-il à un quelconque événement dans l’histoire du Liban ? « Pas tout à fait » répondent certains, d’autres parlent d’une vague histoire d’autobus. Je signalerai au passage que le 13 Avril 1975 est considéré comme marquant la date du début de la guerre dite civile Libanaise qui a duré 15 ans et demi. Je m’aventure dans l’histoire plus récente. Que s’est-il passé en 2006 ? En 2005 ? Des yeux hagards m’observent. Je me hasarde à remonter plus loin dans le temps. En 1958 ? En 1860 ? Rien…

L’histoire du Liban, jalonnée de conflits et de guerres, est muette dès que ceux-ci touchent à des luttes interconfessionnelles ou intra-communautaires. Véritables traumas collectifs, se constituant en enclaves isolées, il ne faut ni les évoquer ni en discuter. Par survivance nous a-t-on toujours dit. Du plus loin que je me souvienne.

Incapables d’élaborer nos traumas - les élèves étudient une histoire du Liban qui s’arrête en 1975 – on se retrouve inéluctablement dans la répétition de traumatismes devenus « cumulatifs et permanents ». Depuis une décennie ? Depuis 35 ans ? Depuis un siècle, deux siècles… ?

La psychanalyse nous apprend que le traumatisme ne connaît pas le refoulement, pris immanquablement dans la répétition. C’est ce qui nous est arrivé. C’est ce qui continue de nous arriver puisque les réalités assassines sont toujours là, prêtes à nous entrainer dans la reproduction du même et de l’identique. Pourquoi ce fatalisme ? Comment échapper à ce déterminisme ? Comment sortir de cette paralysie, de cette fixité, de cette contrainte ? N’y aurait-il pas la possibilité d’une issue ?

L’issue existe. La psychanalyse nous la révèle.

Une issue existe quand des fragments du traumatisme peuvent se réactualiser dans un espace déterminé pour être nommés, reconnus, examinés, librement. Sans tabou, sans clivage, sans interdits. Cet espace serait investi comme solution post-traumatique, offrant la possibilité d’une réorganisation qui seule permet l’accès à l’oubli, au refoulement, pour échapper enfin à la « mêmeté » de la répétition. À l’échelle individuelle, c’est en grande partie ce qui se passe dans une cure analytique. Au Liban, dans l’incapacité où s’est toujours trouvé l’espace politique pour offrir ce possible, c’est aux créateurs et aux artistes de tous bords qu’est revenue l’ingéniosité de le déployer. Depuis plusieurs années, ils ont inlassablement dévoilé nos blessures, nos souffrances, aménageant une plate-forme où s’est élaboré un nombre infini de nos traumatismes à travers différents types d’expressions artistiques : cinéma, théâtre, peinture, littérature…

Oui mais… c’est comme si l’espace « populaire » et politique demeurait hermétique à ce travail de mémoire.


Réveil de l’individu dans l’espace public

Et… voilà que jaillit le 17 octobre 2019.

L’espace public, la rue, les places, deviennent un espace où la parole circule librement. Les maux de la population découvrent enfin « les mots pour le dire » en criant, en hurlant, en vociférant dans les micros des télévisions, véritables véhicules d’une parole portée à une échelle qui ne connaît plus de mesure, entendue à l’infini grâce aux réseaux sociaux qui font résonner sans limites les mêmes voix en souffrance.

Tout y passe ou presque. Les verrous ont sauté : de la levée du tabou affectant les intouchables chefs qu’ils soient politiques, seigneurs de la guerre ou religieux, tous insultés et sommés de « dégager », à l’accusation de l’archaïsme du système confessionnel foncièrement inviolable, remis en question par des revendications de laïcité ; de l’aveu sans honte de l’état de pauvreté dans un pays où existe une méconnaissance scandaleuse de l’accroissement dramatique de la population dans la misère, au refus de l’appartenance clanique, religieuse ou partisane, revendiquant le drapeau libanais et l’hymne national comme seuls éléments unificateurs d’une appartenance à une libanité prioritaire à toute allégeance… Tout y passe. L’appropriation de l’espace public où tout cela pouvait être exprimé a créé une solidarité irreprésentable encore la veille du 17 octobre. Un peuple perçu hier encore comme passif et soumis, s’est soulevé en découvrant ses droits, retrouvant la parole pour exprimer sa révolte contre la maltraitance qu’il a subie pendant des années, s’apercevant qu’il était entouré de dirigeants-escrocs pour lesquels il avait paradoxalement voté depuis toujours, jusqu’à il y a un an et demi seulement. Le tout exprimé dans un langage subtil ou grossier, souvent étonnement perspicace, montrant un niveau de réflexion et d’informations surprenant auquel le développement des nouvelles technologies a sans doute contribué. L’ignorance n’existait plus. C’était cela la véritable révolution. La population découvre qu’elle a des droits et les dirigeants des devoirs. Des hommes des femmes, des jeunes des moins jeunes, des universitaires, des manœuvres, des chrétiens, des musulmans… Partout au Liban : Tripoli, Jbeil, Zouk, Jall el Dib, Beyrouth, Saida, Sour, Nabatiyé, Hermel, Baalbak…

Des femmes plus que des hommes ? Plutôt une admirable parité à laquelle n’est pas encore habitué l’espace public dans un pays comme le nôtre. Le verrou de la censure et des interdits ayant sauté, les femmes plus que les hommes sont dans la transgression de l’ordre social établi par ces derniers que le slogan « La révolution est femme » entendu maintes fois depuis le 17 octobre semble bien exprimer. Elles étaient en première ligne. On les a vues triomphantes, haranguant la foule dans des porte-voix pour revendiquer leurs droits, même devenir corps-boucliers s’interposant entre les forces de l’ordre et les manifestants-hommes qu’elles ont paradoxalement protégés… Le coup de pied donné à un policier par une femme aux premiers jours des manifestations n’est-il pas devenu une image iconique de la révolution ?

Les détracteurs étaient nombreux ; les détenteurs de pouvoir, les gens du régime en place, les dirigeants du pays de père en fils, le volet de la rue encore partisane… Dans le déni, sourds-muets à l’immensité d’une révolution qu’ils appellent « mouvement » pour la minimiser et la marquer du sceau du mépris, ils étaient sûrs que tout cela était du rien. Rien que des mots…

C’était ignorer que l’espace de parole – rêvé – pour l’élaboration de traumas enclavés et tus depuis toujours dans l’histoire collective était enfin découvert. Que les mots, la parole, le langage pour les dire étaient enfin trouvés, créés. Puis, moments extraordinaires pour les générations de la guerre, il y eut la traduction de la parole en actes, révélateurs d’une réalité qui semblait devenir autre sur le plan symbolique. Sur différents registres. Car… aussitôt que s’est profilé en filigrane le spectre qui pouvait évoquer la répétition à l’identique des menaces de la guerre dite civile de 1975, un mouvement spontané s’est mobilisé pour l’anéantir. Instantanément. Hic et nunc. On vit la destruction immédiate du mur en béton dressé pour fermer le tunnel de Nahr el Kalb, la marche des femmes de Aïn el Remmeneh et de Chiah main dans la main hurlant le refus du retour de la ligne de démarcation entre ces deux quartiers où la guerre de 1975 a été déclenchée… l’évidence d’un début de changement dans les esprits devenait palpable.

De ces paroles traduites en actes symboliques, un message nouveau émergeait. Célébrant les mêmes blessures, les mêmes manques, une réorganisation d’une nouvelle forme de liens s’initiait doucement. L’oubli du passé commun, douloureux et dévastateur devenait possible, capables désormais de le reconnaître et de nous en remémorer les uns avec les autres pour tenter de conjurer sa reproduction. Comme dans ces sociétés humaines qui ont accompli un véritable travail de mémoire, où les ennemis d’hier qui, après avoir usé de tous les stratagèmes pour s’anéantir mutuellement, arrivent à célébrer ensemble les victimes tombées dans les deux camps.

Est-ce l’inauguration d’un travail de reconnaissance et d’élaboration de nos traumas collectifs afin d’échapper à leur répétition pour constituer enfin une nation ? Le processus va-t-il se poursuivre ?


Le chaînon manquant

Oui, mais… un chaînon manque à l’appel.

L’espace politique, bloqué par des politiciens inamovibles aux fortunes acquises aux dépens d’une population appauvrie, enfermé dans des clivages immuables ignorant la réalité de ce qui a lieu, emmuré dans un déni assourdissant défensif et violent, demeure un chaînon manquant sans lequel ce travail de mémoire ne pourra jamais s’accomplir.

Que reste-il de la légitimité de cet espace politique ? Le parlement, lieu par excellence des représentants du peuple, est retranché derrière des murs en béton et des barbelés érigés en barricades ; en vue de protéger semble-t-il les députés qui veulent y accéder d’un lynchage par une population qui ne les perçoit désormais qu’en spécimens-corrompus auxquels elle n’arrive plus à s’identifier. Comment et où trouver les outils pour crever cette forteresse sourde – muette et l’inclure dans un espace commun, public, partagé par tous ? L’aspect sonore de la révolution, tintamarre de marmites et de casseroles, ne serait-il pas une allégorie en réponse à cette recherche ?

Mais les outils opérants il faut les trouver. Il faut les créer. Il n’y a pas de mode d’emploi. Cet inconnu de moyens, ce manque de certitude, induisent une grande peur, jusqu’au réveil d’une angoisse d’anéantissement. C’est ce qui pourrait expliquer pourquoi l’appel à occuper les places publiques comme aux premiers temps de l’exaltation, paralyse certains, mais entraîne d’autres, ceux qui n’ont plus rien à perdre, anéantis déjà jusqu’aux os par une misère consternante. Le regain de l’ébullition de la rue dès la fin du mois d’avril 2020 irait dans le sens de cette dernière idée : aussitôt que se fait l’annonce du déconfinement après six semaines de pandémie de Covid-19, la révolution reprend dans la violence, placée désormais sous le signe de la déréliction et de la famine qui menace, face à la dégradation des conditions de subsistance, du chômage foudroyant et la chute abyssale de la valeur de la livre libanaise.

Qu’en est-il aujourd’hui, début mars 2021, après plus d’un an, alors que les divers confinements, l’angoisse de mort liés au COVID-19 et les différentes formes de « l’extrême » que nous vivons tous les jours, semblent venir à bout des mouvements de masse, les protestations ne se faisant plus qu’ici ou là, en bandes dispersées ? Assistons-nous à une reprise de la fureur de la rue depuis le mardi 2 mars, après le relâchement du dernier confinement et l’effroi face au franchissement de la barre fatidique de 10.000 livres libanaises pour un dollars ? Sans faire un historique de la révolution pour lequel il faudrait une analyse à part dans un texte neuf, des questions s’imposent. Était-ce une illusion face à ce qu’on a trop vite appelé révolution qui dans la réalité n’était qu’une multiplication de groupuscules de frondeurs sans leadership fédérateur, sans vision d’avenir, engloutis à nouveau dans le gouffre des peurs communautaires ancestrales face à l’autre différent ? Était-ce la première étape obligée d’un mouvement de protestation citoyen spontané et fougueux, qui va passer nécessairement à une deuxième étape de coopération constructive, pour transformer la dénonciation première en projet politique porteur d’action ? De toute manière la révolution aura consacré une rupture avec le modus vivendi confessionnel éclopé d’antan et conduit à la levée des tabous touchant les dirigeants politiques. Le mur de la peur est tombé, on dénonce sans peur et sans crainte, ce qui n’existait pas avant. Démasqués, les gouvernants font l’objet d’innombrables enquêtes prouvant leur corruption, enquêtes publiées tous les jours avec impudence dans les médias de toute sorte ; désidéalisés, ils n’osent plus s’afficher en public, pris d’assaut par des cohortes de jeunes défieurs aussitôt qu’ils pointent le nez dehors. C’est peut-être du côté de ces jeunes de la nouvelle génération que le changement adviendra : les élections dans la grande majorité des universités du pays ont fait émerger un groupe d’universitaires indépendants et libres, portant des projets de reconstruction et des programmes de transformation socio-politico-économique aussi édifiants que modernes.

J’ajouterai que ce texte a aussi été écrit avant la monstrueuse explosion au port de Beyrouth du 4 août 2020 qui a détruit la moitié de la ville, provoqué une multitude de morts, de blessés et de sans abris, achevant une population traumatisée par une succession d’épreuves et de catastrophes. Cette explosion due probablement à l’incurie et à la négligence, illustre encore, si besoin est, ce que nous dénonçons : une véritable « Métaphore » – selon le terme du Président Macron – de l’éclatement d’une nation brisée en morceaux, à cause d’une gouvernance inapte et décadente qui a conduit le pays au délitement et à la déliquescence.


Pour que l’entreprise de changement initiée par une population en souffrance ne soit plus la chasse-gardée d’une révolution qui risque d’aller dans tous les sens et sombrer dans une destructivité mortifère. Pour toucher l’espace politique et l’entraîner dans une plate-forme de réorganisation collective, investie enfin comme solution post-traumatique dans le but de boucler le travail d’élaboration de nos « traumatismes cumulatifs et permanents » afin de les empêcher de se répéter. Saura-t-on « trouver/créer » cet espace commun, arraché aux politiques pour les inclure, pour sortir enfin de la destructivité de la répétition traumatique et la court-circuiter ? Le peuple libanais, célébré dans le monde entier pour la créativité de sa révolution, saura-t-il s’organiser pour la continuer, pour innover et découvrir enfin les outils pour y parvenir ?

Nous pourrons alors réécrire notre histoire, toute notre histoire. Sans peur. Sans angoisse. Reconnaître les mêmes blessures, les mêmes martyrs, les mêmes traîtres. Pour qu’un jour, dans dix ans, dans vingt ans, dans cent ans… des étudiants universitaires de 18-20 ans comprennent que le 13 avril 1975 n’est pas une vague histoire d’autobus, que 2006, 2005, 1958, 1860… sont des dates qu’on peut évoquer sans risquer l’éclatement d’une guerre interconfessionnelle ou intra-communautaire.

Possible ? Il y va de notre responsabilité pour y veiller. Par devoir de transmission envers les futures générations… Pour éviter les répliques sismiques de la répétition…

Février 2020. Remise à jour le 3 mars 2021

 

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* Texte publié dans une version un peu plus courte, dans le quotidien l’Orient-le-Jour, journal francophone, samedi 9 mai 2020, rubrique Idées, et dans la revue Travaux et Jours, juin 2020, publication de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth.
Donné en conférence-débat à l’Association libanaise pour le développement de la psychanalyse (ALDeP) le 4 mars 2021.

** Marie-Thérèse Khair Badawi, PHD
Professeure Chercheure - Université Saint-Joseph - Beyrouth
Psychologue clinicienne, membre de la Société du Rorschach et des Méthodes Projectives-France
Psychanalyste, membre fondateur et première présidente de l’Association libanaise pour le développement de la psychanalyse, premier Study Group de l’IPA dans un pays de langue arabe
Membre de la Société psychanalytique de Paris et membre formateur de l’Association psychanalytique internationale.

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Photo : Alex Kat, L’Œuf (Dôme du City Center de Beyrouth).