Conférences en ligne

Je te hais, un peu, beaucoup, passionnément, pas du tout...

Lorsque la haine donne naissance à la créativité 

Nayla de COSTER

(Conférence prononcée le 9 mai 2019 dans le cadre des conférences de l'Association Libanaise pour le Développement de la Psychanalyse).



Présentation (W. Kallassi)


Conférence (N. de Coster)


Discussion (W. Kallassi)






Présentation (W. Kallassi)

Nayla DE COSTER, psychanalyste d’adulte, membre superviseur de l’ALDeP, membre de l’IPA et de Psike Istanbul. Elle a publié de nombreux articles dans différentes revues internationales.
Ce soir, Nayla nous présente un thème très chaud, une lecture analytique, plutôt kleinienne, de l’œuvre de la grande peintre et sculptrice franco-américaine, Louise Bourgeois.
Freud, dans son article sur Leonard de Vinci, parle pour la première fois de sublimation et de narcissisme. Il évoque chez de Vinci une forme de sublimation qui se transforme en désir de savoir, mais évite les thèmes sexuels. Ce qui n’est pas du tout le cas, comme nous le verrons, avec Louise Bourgeois.
Ce n’est pas de la pathographie de Bourgeois que Nayla nous présentera ce soir, mais des traits pathologiques décelés dans un art sublime !
Sublimer l’impensable, c’est comme incarner dans l’art de Bourgeois, une ou des pensées sauvages, comme la haine, la violence et la sexualité brute…
Cette pulsion de mort biologiquement première selon Klein, elle cherche un objet à détruire et non un plaisir comme l’avance Freud.
Cette destruction projetée sur le corps et la pensée maternels, bien avant l’amour et la réparation, pour se convertir en pulsion épistémophilique, sondant l’intérieur maternel ainsi que sa peau, par une pulsion partielle voyeuriste.

Louise Bourgeois a bien disséqué le maternel et le paternel, comme nous le verrons dans la présentation de Nayla.
W. Bion de son côté, réduit les liens primordiaux à l’amour, la haine et la pulsion épistémophilique (L, H, K, Love, Hate, Knowledge).
À mon sens, Bourgeois a bien exprimé la haine et la curiosité à explorer à travers son art singulier, solitaire, inlassable et plein d’effroi ; mais nous essayerons tout le long de cet exposé de chercher ensemble de quel côté Louise a-t-elle pu trouver l’amour…



Conférence (N. de Coster)


Ce n’était pas par hasard que j’ai présenté ce travail à Istanbul en 2015 durant un colloque sur la violence, juste après le coup d’État en Turquie et ce qui s’en est suivi de haine, violence et répression. Cette présentation parle de violence mais aussi de survivance et de réparation. Ou plutôt de réparation... pour survivre. Et ici, à travers l’expression artistique et la créativité comme nous allons le voir dans le travail de Louise Bourgeois. Cette présentation n’est pas une thèse sur Louise Bourgeois et sur l’art mais une lecture psychanalytique de l’art et le processus créatif que Freud a beaucoup questionné pour son travail théorique et clinique. « La création, nous dit René Roussillon, trouve le moyen dans son parcours d’auto-représenter le processus créateur (et destructeur) lui-même, … » (Roussillon, La créativité : Un nouveau paradigme pour la psychanalyse freudienne ).

Ma présentation s’inscrit donc dans une série de conférences à l’ALDeP sur la haine, mais je vais plutôt aborder ici l’agressivité et la violence issus de la haine. J’aborderais, à travers une approche métapsychologique, la dimension intrapsychique de la haine, de la violence et de la créativité comme solution de réparation.

L’une des propositions fondamentales que la psychanalyse a à offrir est que le comportement violent est engendré par les fantasmes inconscients et pas seulement par la réalité et les traumatismes externes. En psychanalyse, on parle de pulsions qui constituent un élément primitif et fondamental de la psyché humaine comme les pulsions d’amour et de haine… Et on peut aussi parler d’une interaction de l’instinct de conservation, du plaisir, de l’amour et de la haine comme des manifestations de la vie humaine.

La haine, d’après Mélanie Klein est d’une façon générale une force de destruction, de désintégration qui va dans le sens de la privation et de la mort ou de l’anéantissement. Klein dira que l’agressivité et la violence sont étroitement liées à la haine mais elles sont loin d’être totalement destructrices quant à leurs buts et leurs actions. Nous savons aussi que les pulsions agressives et cruelles sont étroitement associées à des sentiments de satisfaction et de plaisir et qu’une certaine fascination et une excitation peuvent accompagner la gratification de ces pulsions (dans le sadisme par exemple). On sait aussi qu’un désir insatisfait et une dépendance peuvent être ressentis comme dangereux car ils impliquent la possibilité d’une privation. Tout ceci, nous apprend la psychanalyse, va remonter jusqu’aux situations très primitives vécues dans la petite enfance du bébé et sa relation au sein maternel. Nous ne gardons pas le souvenir conscient de ces premières expériences affectives mais nous les refoulons dans l’inconscient et les retrouverons sous d’autres formes tout au long de notre vie. Je parle de l’amour, de la haine, de l’envie, de la jalousie, de l’agressivité…

Mélanie Klein décrit un bébé habité de fantasmes destructeurs, avide de la possession de son objet, envieux de ses objets externes et qui va mettre toute son énergie à les détruire tout en se détruisant lui-même (Klein, 1932 ; 1946-1963). Ici, nous pouvons penser à la conférence de Maurice Khoury sur le masochisme.

Mais bébé devra aussi réparer ce qu’il a détruit car il en a besoin. C’est à dire le sein, dont il dépend pour vivre (on parle aussi d’un sein psychique) et qui symbolise le premier objet d’amour, la mère aimée/haïe. Donc en attaquant ce sein, bébé va être confronté à la possibilité d’une perte et aussi des répercussions de ce sein attaqué et qui va à son tour le haïr et le persécuter. Bébé va alors devoir trouver une stratégie pour réparer ce qu’il a détruit dans ses fantasmes. Ce jeu va continuer durant toute la vie adulte et c’est dans cette tentative de réparation que la sublimation et l’acte créateur jouent un rôle.
Bien sûr, la sublimation est aussi conduite par la sexualité infantile comme nous l’apprend Freud, sexualité qui va être nécessaire au processus créateur et qui va permettre aux pulsions de poursuivre leurs destins. La sexualité infantile s’accompagne d’un désir intense de savoir, d’une curiosité et d’une créativité féconde.
L’art est une opération auto-érotique et Freud va mentionner en 1919 l’agression dans l’acte artistique et créatif (dans les écrits sur la littérature fantastique) (Freud, 1919).

Freud, dans ses écrits, associe la violence à la scène primitive et au complexe d’Œdipe. Rosine Perelberg, en 1995, va développer cette pensée de Freud mais va aussi rattacher la violence au besoin de se dégager de l’imago maternelle pré-œdipienne archaïque et engloutissante. L’acte de haine et de violence serait alors une attaque contre le corps maternel et ses contenus, donc ses richesses (le pénis du père et ses bébés). On le voit beaucoup chez les patients qui s’autodétruisent en détruisant leur corps, chez les ados qui se coupent ou maltraitent leur corps et aussi probablement mais pas exclusivement, chez les patients qui souffrent de troubles psychosomatiques et c’est en fait le corps de la mère fusionnelle qu’ils attaquent.
D’après Perelberg, la fonction de cette violence a comme but de survivre à un objet maternel engloutissant et anéantissant lorsqu’il y a absence d’un objet paternel qui va assurer la séparation et la non-fusion avec la mère (Perelberg, 1995).

M. Glasser, dans son article de 1985, décrit la violence comme une tentative de créer un espace séparé, transitionnel, où le sujet peut alors survivre à la fusion maternelle (Glasser, 1985). Mais là aussi, il y a ambivalence entre le désir de fusionner complètement et le désir de se séparer.
Donc, la violence pourrait provenir du conflit issu de l’ambivalence amour/haine dans l’attachement du sujet à l’objet et aussi plus tard dans les conflits œdipiens, la confrontation avec la scène primitive et l’angoisse de castration qui sont tous des conflits structurants pour la psyché humaine.

Dans cette présentation, j’aborderai la violence intrapsychique qui accompagne les fantasmes primaires en utilisant l’œuvre de Louise Bourgeois, ses sculptures, ses dessins et ses installations. Tous proviennent d’expositions différentes avec pour titre : Destruction du père, reconstruction du père, J’ai été en enfer et j’en suis revenue, Mère et enfant, Cellules, Maman et autres… Nous allons voir ensemble comment Louise Bourgeois a pu élaborer, symboliser et sublimer ses fantasmes violents et comment cette sublimation réparatrice l’a aidée à survivre à sa haine au travers de sa créativité et de son art.

J’aimerais commencer par une citation de Louise Bourgeois :

Elle écrit : « À ma naissance, mon père et ma mère se disputaient comme chien et chat. Et le pays se préparait à la guerre, et mon père qui voulait un garçon m’a eue à moi, et ma sœur est morte. Je vous en supplie… laissez-moi respirer… » (Bourgeois, Bernadac, Obrist, 2008)


















Le travail de Louise Bourgeois est un travail de mémoire né de la haine, de la tristesse et du traumatisme ; peut-être à cause d’un milieu familial très lourd mais surtout à cause des fantasmes primaires et archaïques, ceux qui transforment les mères en araignées (Fig 1), où les pères sont démembrés et dévorés (Fig. 2) et où les bébés s’accrochent à des pénis et des seins gonflés (Fig. 3). Et un monde où le cordon ombilical ressemble à des ciseaux (Fig. 4) et où les Êtres sont habités par des aiguilles et des couteaux (Fig. 5, Fig. 6). Les fantasmes primaires et archaïques correspondent à un état primitif de la construction de l’objet et des processus qui y président. Le Moi est alors envahi par des mouvements pulsionnels violents, par des fantasmes crus et par des angoisses préœdipiennes.






Louise bourgeois est née en 1911 dans une famille d’artisans qui réparaient et rénovaient les tapisseries anciennes. Louise réparait les éléments qui manquaient, découpait les organes génitaux des corps représentés dans les tapisseries et les remplaçaient par des feuilles d’arbres et de plantes. Elle rangeait les morceaux d’organes génitaux qu’elle découpait dans une petite boite. Ceci peut nous faire penser aux objets partiels, qui sont des objets fantasmatiques menaçants, des parties du corps maternel ou organes sexuels indifférenciés.






Louise a été confrontée dès son jeune âge a une double trahison : l’infidélité de son père qui avait une relation amoureuse avec la gouvernante anglaise de Louise, Sadie. L’autre trahison était l’indifférence de sa mère. L’on pourrait se demander ici de quelle indifférence il s’agit. L’indifférence que Louise aurait perçu dans le regard de sa mère à sa naissance ? (nous savons que les parents de Louise voulaient un garçon, et qu’il y a eu une sœur morte dans la fratrie). Par la suite, Louise va perdre sa mère très jeune et va étudier les mathématiques avant de se tourner vers l’art.

En 1951, après la mort de son père, Louise Bourgeois sombra dans une dépression profonde.
Elle va alors souffrir de plusieurs phobies dont l’agoraphobie mais surtout le syndrome de la page blanche ou « Artist block ». C’est alors qu’elle se décidera de commencer une psychanalyse. Hanna Segal dit que la page blanche ou la paralysie de l’artiste provient d’une inhabilité de contenir et d’élaborer les conflits dépressifs, mais aussi une inhabilité à contenir et élaborer les affects primitifs refoulés comme la haine et l’agressivité (Segal, 1952).

Louise Bourgeois écrit dans son journal intime en 1998 qu’après la cure psychanalytique, c’est le processus créatif et le rituel de l’acte artistique qui lui ont permis de symboliser et d’élaborer ses pulsions agressives : couper, forer, découper, sculpter, tailler … « Ce sont tous des gestes violents », dit-elle (Segal, 1952).

Elle écrit : « …. Vous arrachez, vous taillez… ce sont des gestes agressifs… puis il faut polir et huiler… Ce travail de sculpture vacille entre une agression extrême et un besoin de réparation pour se faire pardonner… »
Pour Louise Bourgeois, l’art et la psychanalyse sont une forme primaire de restauration psychique et de survie.

D’après Mélanie Klein et Hanna Segal, c’est dans la position dépressive que le bon objet et le mauvais objet (qui sont clivés dans la position schizo-paranoïde au sens de Klein) sont finalement réunis en un même objet entier.
Segal va écrire : « C’est le désir ou le souhait de restaurer et recréer l’objet détruit qui est à la base de la sublimation et de la créativité. » (Segal, 1952, p. 197)

Pour Segal, « c’est quand le nourrisson entre dans la position dépressive et se voit confronté avec le sentiment d’avoir par sa toute-puissance détruit sa mère, sa culpabilité et son désespoir de l’avoir perdue éveillent en lui le désir de la restaurer et de la recréer afin de la récupérer aussi bien extérieurement qu’intérieurement ».

Il s’agit de restaurer et recréer l’objet qui a été attaqué et abîmé dans les fantasmes destructifs du sujet. Celui-ci va devoir accomplir un travail de deuil qui va pouvoir l’aider à accéder à la symbolisation pour pouvoir remplacer l’objet perdu.


Le bébé dépend du sein maternel (Fig. 7). Le sein et la maman sont le même objet non différencié et le premier objet de désir du bébé d’après Klein. Cette dépendance va créer une ambivalence car elle va engendrer aussi une hostilité, de la haine et un désir d’attaquer et détruire l’objet pour le contrôler. L’ambivalence joue le rôle de régulateur. C’est ceci l’ambivalence : « Je t’aime mais cet amour me rend dépendante de toi car je m’attends à un retour de cet amour et donc je te hais car je suis dépendante de toi. »
Pour Mélanie Klein, c’est dans la position dépressive, position où on peut commencer à faire le deuil et le symboliser, qu’on trouvera la capacité de soutenir le conflit et de percevoir comme totale la personne pour laquelle on éprouve de l’amour et de la haine. Si on parvient à supporter la peine psychique que ce sentiment contradictoire engendre, on peut alors commencer à s’engager dans un processus de réparation. Le stade de la réparation au sens de Klein est aussi le stade de compassion de Winnicott (Stage of Concern). C’est le stade où le clivage entre un bon et un mauvais objet disparait progressivement.

Pour illustrer l’acte réparateur :

L’enfant et les sortilèges (Texte écrit par Colette pour l’Opéra de Ravel) :

Le petit garçon qui refuse de faire ses devoirs à l’école, se laisse aller à tous ses fantasmes avides et destructeurs, manger tous les gâteaux de la terre, tirer la queue du chat, arracher les plumes du perroquet. Sa mère vient et le menace d’une punition pour sa conduite : il n’aura que du pain sec et du thé sans sucre. L’enfant explose de rage et détruit tout ce qui se trouve dans sa chambre, mais les objets se retournent contre lui et le persécutent ; il se réfugie dans le jardin, mais là encore il est persécuté par les arbres et les animaux qui l’entourent. Puis, il voit un petit écureuil blessé et le soigne en le pansant avec son écharpe. Tout l’environnement redevient favorable et l’enfant murmure : « Maman. »
L’opéra se termine par le chœur des animaux qui chantent : « Qu’il est beau, l’enfant, qu’il est beau ! »



Louise Bourgeois a appelé ses araignées géantes « Maman ». (Fig. 1).
Ces sculptures représentent les symboles les plus importants dans l’œuvre de Louise Bourgeois et représentent peut-être la mère/araignée qui tisse éternellement, mais aussi l’imago d’une mère archaïque qui emmêle dans sa toile. Une toile qui peut faire penser à une prison ou une cellule (Fig. 8, Fig. 9). Dans le travail de Louise bourgeois, les cages en métal, les toiles d’araignée, les formes phalliques et les seins engorgés se succèdent et créent un genre de grotte fermée où on se sent pris au piège et où on suffoque. La toile d’araignée qui protégé la grotte ? Un fantasme archaïque de désir d’un retour à la matrice, de peur d’être englouti et anéanti dans le corps de la mère… l’effroi… On est dans la peur de l’inceste prégénital et de la possibilité de mort psychique. En effet, dit Jacqueline Schaeffer, la mère archaïque est anale, fécale, c’est la mère de la haine et de l’emprise (Schaeffer, 2002). C’est une mère de l’imago de « l’inquiétante étrangeté », au sens de Freud.





















Karl Abraham dans son article de 1922, L’araignée (Abraham, 1922), va être le premier à mentionner l’existence de fantasmes primaires violents et haineux entre mère et enfant. Pour Abraham, l’araignée femelle est plus grande et plus forte que l’araignée mâle. Durant l’acte de reproduction, l’araignée mâle est en danger d’être tué(e) par la femelle qui va le dévorer. Abraham parle ici d’une araignée qui représente une mère qui possède un organe masculin, une mère phallique mais aussi un parent combiné dans le sens de Mélanie Klein. Un parent combiné à l’étreinte meurtrière, parent indifférencié qui porte les deux sexes et qui est tout puissant. Un monstre, une araignée, qui nous fait penser à la pieuvre, à la figure mythologique de Medusa (Méduse), de la Gorgone (Fig. 10).





La fameuse sculpture que Louise Bourgeois a appelée Fillette, montre un objet en latex représentant une vulve/pénis. Le fantasme du parent combiné qui est un parent tout puissant puisqu’il a tout (Fig. 11) !
D’après Mélanie Klein, le nouveau-né détruit constamment dans son fantasme les organes génitaux de ses parents. Klein parle des « parents indifférenciés », mère archaïque qui contient le pénis du père, le sein et les bébés, même les excréments, tout ce qui est enviable car cette mère archaïque est toute puissante, toute sexuelle, toute entière.





Dans le Janus Fleuri qui était d’ailleurs accroché au-dessus du divan de Freud à Londres pour l’exposition de Louise Bourgeois en 2012 intitulée The return of the repressed (Fig. 12), on voit deux organes génitaux mâle et femelle combinés et coulés dans le même « moule ». La mère archaïque ? La maman « araignée » ? Celle qui n’a pas de sexe mais qui les a tous ? La mère bisexuelle, car toute puissante.

Pour Mélanie Klein ce fantasme du parent combiné ou des sexes indifférenciés est un fantasme infantile archaïque dans lequel les parents sont unis dans un coït permanent et dans lequel la mère contient le pénis du père et ses bébés (Fig. 13) et le père contient le sein de la mère. C’est un fantasme terrifiant et menaçant pour l’enfant et peut provoquer la haine, l’envie et un désir de mort envers le couple parental et la scène primitive. Mais aussi, ces parties du corps que Louise Bourgeois représente souvent peuvent faire penser à des objets partiels qui sont des objets fantasmatiques archaïques. Ce sont des objets menaçants, bouche dévorante, parties du corps maternel ou organes indifférenciés. D’après René Kaës, « Ils sont les supports primitifs de la violence et de la haine dans la passion adelphique. Les haines et les rivalités précoces n’ont pas seulement pour enjeu le sein nourricier, elles concernent la lutte pour occuper seul l’espace maternel » (Kaës, 2008). Les objets partiels sont des objets communs excitables et excitants.

La violence haineuse et meurtrière est aussi liée aux fantasmes sadiques et cannibaliques qui peuvent être dirigés contre un objet primaire dont on n’arrive pas à faire le deuil. Donc en dévorant et en incorporant l’objet perdu on s’identifie à lui et on le garde vivant. L’ombre de l’objet dira Freud… (Freud, 1915) « Je t’aime donc je te dévore ». Nous pouvons voir cela dans l’œuvre de L. Bourgeois nommée Destruction du Père (Fig. 3).

Ici, nous avons une caverne ensanglantée dans laquelle nous voyons des formes organiques non identifiées, peut-être les restes du corps du père ? Après que la famille l’ait démembré et dévoré sur la table de la salle à manger familiale. Nous sommes là devant un meurtre cannibalique, le meurtre du père de la horde primitive comme le dit Freud. Manger le père et l’incorporer pour s’identifier à son phallus…

À propos de cette installation, L. Bourgeois écrit : « On voit une table de salle à manger, le père capture l’audience en racontant ses prouesses et combien il est fantastique… Puis une sorte de ressentiment se développe chez les enfants… et puis un jour les enfants sont en colère… il y a de la tragédie dans l’air… Les enfants attrapent le père et le mettent sur la table… et il devient le repas… les enfants vont alors le découper en morceau et le démembrer. Ils vont le manger, et donc le liquider. Vous voyez, c’était un drame oral… la sculpture représente à la fois une table de diner et un lit… ce sont les deux choses qui comptent le plus dans la vie érotique… » (Bourgeois, Bernadac, Obrist, 2008). Et L. Bourgeois d’ajouter : « J’ai construit cette sculpture chez moi, dans ma maison… c’est une pièce très meurtrière… »

Le meurtre du père de la horde primitive est un meurtre fondamental, d’après Freud, et qui a pour but de maintenir et préserver l’ordre social puisqu’il interdit l’inceste. Le père doit être tué métaphoriquement et un totem sera installé à sa place. On va voir dans l’œuvre de L. Bourgeois la construction progressive du Père Symbolique : Le Totem. Plus tard dans sa vie d’artiste, Louise Bourgeois va faire toute une série de figures totémiques.




Louise Bourgeois a aussi réalisé une série de sculptures et dessins qu’elle a nommé Maisons de femmes (Fig. 14).
Représente-t-elle dans ce travail la maison parentale qui est le siège de la scène primitive ou sa psyché envahie de pensées et fantasmes interdits ? Fantasmes de la scène primitive, fantasmes meurtriers ? Fantasmes œdipiens ?

La construction du fantasme originaire de la scène primitive est une plaque tournante pour le dégagement de la relation à la mère archaïque dit Jacqueline Schaeffer , avec la haine de la scène primitive qui va permettre des investissements érotiques interrogeant l’énigme de la différence des sexes.
























Dans l’installation que Louise Bourgeois appelle La chambre rouge (Fig. 15), on voit que l’artiste a reconstruit la chambre parentale, ou la chambre de l’adultère où Sadie et son père se retrouvaient. La chambre de la scène primitive. Cette chambre est rouge comme la couleur du désir ou du sang. L. Bourgeois écrit : « Le rouge est la couleur du sang, le rouge est la couleur de la violence, le rouge est la couleur du danger, le rouge est la couleur de la jalousie et de la haine… »

Tous les éléments dans cette installation donnent au spectateur un sentiment d’inquiétante étrangeté. On voit des jouets d’enfants et des coussins sur lesquels sont brodés les mots « Je t’aime ». Les draps sont rouges, tout est placé d’une façon très théâtrale. Il y a même un doigt en plastique piqué par une aiguille, en référence à une peinture de Max Ernst nommée Oedipal Rex (Fig. 16).
Nous savons que Louise Bourgeois était dévouée à sa mère malade. Peut-être pour réparer son désir de s’en débarrasser et prendre sa place dans le lit du père ? Pour réparer sa propre haine envers sa mère ?

Sadie, la gouvernante est devenue la maitresse du père lorsque Louise commençait sa puberté. On peut penser en parallèle au traumatisme de Dora dans le fameux cas de Freud. On penserait alors à la possible identification inconsciente au père dans des désirs homosexuels réprimés envers Sadie, la gouvernante.
Louise Bourgeois écrit : « J’ai le lien qui manque… tuer, le meurtre, la mort donnée par un couteau ou poignard… C’est à cause de Sadie… ma jalousie et ma haine sont mortifères… »

Rosine Perelberg, en 1999, dit que Freud avait fait un lien entre violence, fantasmes de la scène primitive et du complexe d’Œdipe. En effet, l’acte sexuel du couple parental est vécu par les enfants comme un acte de violence de la part du père et va engendrer un fantasme meurtrier contre ce père. (Fig. 17, Fig. 18, Fig. 19).






















Dans Histoire d’une névrose infantile (1914-1918), Freud parle d’un patient qui lui rapporte une scène primitive et qui en parle, comme s’il était le témoin d’un acte violent. En 1908 dans Les théories sexuelles des enfants , écrit : « Les enfants ont interprété l’acte d’amour comme un acte de violence. »
Aussi, et dans l’Interprétation des rêves, Freud écrit à propos d’un patient qui entend des bruits mystérieux et inquiétants provenant de la chambre des parents et le lendemain il remarque qu’il y a du sang dans le lit de sa mère…
Louise bourgeois écrit : « … J’assimile le sexe et le meurtre, le sexe et la haine, le sexe et la mort… C’est dans ce moment précis que je me mets au travail. »

La castration est aussi un fantasme primaire violent. L. Bourgeois a appelé ses sculptures Femme Couteau, Enfant Couteau (Fig. 21, Fig. 6)
Bourgeois s’est sentie castrée, dépossédée du phallus du père… Serait-ce peut-être à cause de cette castration qu’elle a pu halluciner ce phallus en le remplaçant par un crayon, un pinceau, des ciseaux… mais aussi dira Mélanie Klein, l’angoisse du coït parental est plus archaïque que celle de la castration. On voit ici les armes des enfants qui attaquent fantasmatiquement le couple parental : excréments, crayons, ciseaux, etc.


Ce que l’enfant va faire et plus tard, tout comme les artistes, les écrivains et les psychanalystes dans la cure, c’est d’essayer de survivre et ceci, dit René Roussillon ne peut être accompli qu’avec une bonne articulation entre la destructivité et la créativité. Est-ce que mes sentiments d’amour vont survivre à mes sentiments de haine et mon besoin de destructivité ?

On ne peut que penser à la fameuse phrase de Winnicott en 1969 :

« Hé ! L’objet, je t’ai détruit. » « Je t’aime. » « Tu comptes pour moi parce que tu survis à ma destruction de toi. » « Puisque je t’aime, je te détruis tout le temps dans mon fantasme. » (Winnicott, 1969a)
C’est ce que l’artiste essaye de faire et de nous communiquer : le besoin de destruction du monde interne et la capacité de le réparer. Et la beauté de l’œuvre d’art dépendra du degré de restauration.

J’aimerais conclure avec la fameuse phrase de Hanna Segal qui est d’ailleurs inscrite sur une plaque commémorant la destruction des Twin Towers a New York : (Fig. 29)

« C’est quand le monde à l’intérieur de nous est détruit, quand il est dans un état de mort et sans amour, quand les Êtres aimés de nous sont en morceaux et que nous sommes nous-mêmes réduits au désespoir, c’est alors qu’il nous faut recréer notre monde de toutes pièces, rassembler les morceaux, insuffler la vie dans les fragments morts, recréer la vie. » (H. Segal, 1952, p. 317)

C’est ce que Louise Bourgeois a réussi à faire. Merci.



Références bibliographiques


Abraham, K. (1922) L’araignée, symbole onirique. Rééd. in Œuvres complètes. T. 2, trad. Payot, p. 141-145.

Bourgeois, L., Bernadac, M., & Obrist, H. (2008). Louise Bourgeois: Destruction of the father reconstruction of the father: Writings and interviews 1923-1997. Cambridge: The MIT Press. P. 364.

Freud, S. (1900). The Interpretation of Dreams. SE4-5.

Freud, S. (1908). On the Sexual Theories of Children. SE9, p. 209-226.

Freud S. (1917 e [1915]). Deuil et mélancolie, Métapsychologie, trad. fr. J. Laplanche, J.-B. Pontalis, J.-P Briand, J.-P. Grossein, M. Tort, Paris, Gallimard, 1968 ; OCF.P, XIII, 1988 ; GW, X.

Freud, S. (1918b). From the history of an infantile neurosis. SE17, p 45.

Freud, S. (1919). The Uncanny. The Standard Edition of the Complete Psychological Works of Sigmund Freud, Volume XVII (1917-1919): An Infantile Neurosis and Other Works, 217-256

Glasser, M. (1985) Aspects of violence, paper given to the Applied Section of the British Psychoanalytic Society.

Kaës, R. (2008). Le complexe fraternel archaïque. Revue française de psychanalyse, vol. 72(2), 383-396. doi:10.3917/rfp.722.0383.

Klein, M. (1940). Mourning and its relation to manic-depressive states. The International Journal of Psychoanalysis, 21, 125-153.

Klein, M. (1975). Envy and Gratitude and Other Works 1946-1963. London: The Hogarth Press.


Klein, M. ([1932] 1998). The Psychoanalysis of Children. London: Karnac Books.

Perelberg, R. J. (1995). A Core Phantasy in Violence. Int. J. Psycho-Anal., 76:1215-1231.

Roussillon, R., La créativité : Un nouveau paradigme pour la psychanalyse freudienne. Retrieved from https://reneroussillon.files.wordpress.com/2014/08/la-crc3a9ativitc3a9c2a0.pdf ; https://reneroussillon.com/creation/creativite-chez-dww/

Roussillon, R. (2009). La destructivité et les formes complexes de la « survivance » de l'objet. Revue française de psychanalyse, vol. 73(4), 1005-1022.

Schaeffer, J. (2002). Bisexualité et différence des sexes dans la cure. Topique, no78 (1), 21-32. doi: 10.3917/top.078.0021.

Segal, H. (1952). A psycho-analytical approach to aesthetics. The International Journal of Psychoanalysis, 33, 196-207.

Winnicott, D. W. (1969a). The use of an object. Int. J. Psychoanal., 50: 711– 716.


Discussion (W. Kallassi)

Quelques idées alliant personnalité, histoire de Bourgeois et son art, car son œuvre entière est basée sur l’autobiographie, une œuvre considérée comme cathartique.
Essayons de sonder la sculpture de l’araignée-maman, figure de la toute-puissance maternelle, figure imposante dans l’art de Bourgeois. Je la laisse elle-même la décrire. Elle dit : « L’araignée est une ode à ma mère. Elle était ma meilleure amie. Comme une araignée, ma mère était une tisserande. Ma mère était responsable de l’atelier. Comme les araignées, ma mère était très intelligente. Les araignées sont des présences amicales qui dévorent les moustiques. Nous savons que les moustiques transmettent des maladies et sont donc indésirables. Ainsi les araignées sont utiles et protectrices, tout comme ma mère. »

Nous avons ici l’impression que Bourgeois parle de l’araignée géante comme d’un bon objet protecteur et idéalisé, imago, comme dirait Lacan qui va plus loin en se demandant si la femme existe…
Une imago mythique d’une mère originaire, qui fait ravage, et protège des hommes dangereux et clivés en mauvais (moustiques), les dévore, comme la mante religieuse dévorant son mâle.
Bourgeois s’est mariée de même avec une figure maternelle, protectrice, puisqu’elle appelle son mari « son sauveur » et « mère » … qui vient probablement la sauver de cette faille schizoïde en elle et de son passé français…


Essayons de nous pencher pour le moment sur l’image imposante de Bourgeois tenant sous le bras un grand phallus.

Cette appropriation « souriante », triomphante du phallus, ne peut que nous renvoyer à la position maniaque. Klein la commente ainsi :

« Le but psychique de la position maniaque est d’empêcher l’union des parents internes, d’empêcher la reviviscence de l’image des parents combinés des premiers stades œdipiens, lors de l’apogée du sadisme » ; nous dirons alors qu’on est devant un refoulement partiel, un déni de la castration. Bourgeois, tenant le phallus anal retrouvé dans les fantasmes homosexuels, comme si elle a jonglé toute sa vie entre l’acceptation de l’union et le déni maniaque.
L’image de femme phallique qu’elle incarne est claire, et cela est jalonné tout le long de son histoire :

Son nom est Louise Joséphine Bourgeois. Louis est le nom de son père et Joséphine, celui de sa mère (parents combinés, qu’on retrouve tout le long de son œuvre).

Un fait majeur : elle a tenu à donner à ses enfants le nom de Bourgeois, celui de son père, comme si elle avait épousé sa mère et son père ensemble ! castrant le mari géniteur et n’acceptant de s’approprier sa nationalité américaine qu’après la mort de son père…

Cet enfant-phallus du père, Louise l’avait déjà adopté avant de quitter la France, il s’appelait « Michel ». Elle ne pouvait pas quitter la France sans amener avec elle un enfant ! Nous avons donc l’impression d’être devant un Œdipe « agi » avec une interdiction de l’inceste difficilement instaurée, ce que l’art de Bourgeois révèle.

Très influencée par les études de Charcot sur l’hystérie à la Salpêtrière, Louise réalise la sculpture d’un homme courbé en arc hystérique, suspendu dans le vide, transgressant les rôles sociaux, pour signifier que l’hystérie n’est pas exclusivement féminine ! Le refus de la castration ne fait pas de doute.

Mais on se demande avec Klein qui fait la différence entre femme phallique et femme au pénis, laquelle des deux Bourgeois incarne-t-elle dans cette photo…

Par ailleurs, je ne pouvais que me sentir personnellement tout au long du passage des slides, dans une position de « voyeur », comme si le but de Bourgeois est de nous introduire au-dedans d’une scène primitive perverse (accouplement collectif, sadomasochique, avec des outils de torture, le repas totémique du père, la chambre rouge du désir interdit…) comme si elle avait assisté elle-même aux scènes sexuels de son père et de la nourrice (fantasme ou réalité ?), avec l’impression d’un coït castrateur, pré-oedipien ; coït vécu comme acte meurtrier.
Les sculptures des femmes et des hommes « réellement » castrés de la tête ou de la jambe avec une scie ou un couteau à la place, nous en donne l’évidence.
Mais on est surtout comme devant un art fétichisé, archétypique de l’homme et de la femme, équivalent à l’exorcisme ou la magie originaire.
Bourgeois dit à ce propos : « Étant donné que les peurs du passé étaient liées à des peurs physiques, elles ressurgissent dans le corps. Pour moi, la sculpture est le corps. Mon corps est la sculpture. »

En troisième lieu, et à propos de la scène de dévoration du père : c’est un titre, comme l’a bien dit Nayla qui enclenche un récit biographique autour de la table familiale où le père impose sa volonté à sa femme et ses enfants, qui se jettent ensuite sur lui et le dévorent. Destruction d’un père rival plutôt que d’une mère rivale ; destruction sur un mode archaïque schizo-paranoïde.
La scène renvoie aussi à un vagin denté qui engloutit le pénis paternel, fantasme commun révélé par la psychanalyse infantile.
A. Green se référant à Freud, considère que la dévoration est un procédé de castration dont le but reste la destruction des organes génitaux par les dents.

Le père et les enfants sont châtrés et non châtrés en même temps, avec un clivage et une identification à l’agresseur père.
Cette mère phallique redoutable est, selon Green, une image menaçante que la psychanalyse des enfants nous révèle, à l’image des rêves des psychotiques et des organisations borderline (une terreur et effroi – comme la tête de la Méduse – pour les hommes). Une image archaïque enfouie dans notre inconscient collectif et transmise transgénérationnellement, vestige d’une société matriarcale supposée précédant l’ère patriarcale, qui n’est qu’une réaction de défense au règne féminin castrateur…

Une petite note à la fin à propos des deux photos du sein insaisissable, inaccessible comme lors des affections autistiques où l’enfant n’arrive pas à capter le mamelon par les yeux ni par la bouche, avec un trou noir (Tustin) qui se creuse à la place.

On voit dans les yeux cette envie ternie du sein autant que le désemparement, plutôt le désarroi d’y accéder. G. Haag évoque ce mamelon dur et cette bouche molle qui ne se rencontrent pas, dans ces dessins exceptionnels où Bourgeois peint la dépression primaire avec succès : celle que les autistes n’atteignent pas, que les psychotiques échouent à dépasser et que les personnalités borderline rejouent inlassablement. Quant aux névrosés, ils rentrent dans ce trou existentiel à chaque perte, surtout ceux qui ont expérimenté une défaillance précoce dans la relation avec la mère.

Finalement, deux questions qui restent ouvertes :

Bourgeois a-t-elle pu dépasser et colmater cette dépression primaire par son travail sublimatoire ?
A-t-elle pu retrouver l’amour et réparer la haine à travers son œuvre ?

Je termine en considérant que l’art de Bourgeois révèle la haine de l’amour, comme dans la perversion, et non la haine dans l’amour qui ouvre une aire d'ambivalence.