Arrêt sur image : un déni est imposé
Les modes d'expression du traumatisme infantile dans la cure psychanalytique de l'adulte : cas particulier de l'inceste
(Ce texte a fait l'objet d'une communication dans un panel au 43ème Congrès de l'Association Psychanalytique Internationale, « Working on the Frontiers », New Orleans, USA, 10-14 mars 2004. Il a été traduit en italien au Centre Psychanalytique de Bologne par Chiara Rosso et publié dans les Annales de Psychologie de l'Université Saint-Joseph de Beyrouth, Faculté des lettres et des sciences humaines, volume 21- année 2005).
"Cet ennemi barbare, injuste, sanguinaire,
Songez, quoi qu'il ait fait, songez qu'il est mon père".
J. Racine, Iphigénie, acte III, scène 6.
Dans un souci de confidentialité, les quelques premiers paragraphes de la communication ne figureront pas ici. Leur contenu se résume à des témoignages d'analysantes mettant en jeu des scènes d'agression, des souvenirs de séduction et d'abus sexuel infligés par des membres de la famille, de proches parents en particulier. Suite à ceci, nous avons alors opéré quelques petits changements dans le corps du texte pour le rendre plus clair. Néanmoins, des citations du discours de Carrie, Line, Tina et Mouna seront reprises, afin de garder le vivant d'une parole que seule la clinique peut transmettre.
Des récits d'inceste, entendus entre les quatre murs de mon cabinet de consultation à Beyrouth, me reviennent parmi tant d'autres récits de maltraitance d'enfants que j'entends depuis 24 ans déjà ! La souffrance de ces personnes que l'analyste qui est en moi a vue, entendue, contenue pendant des années, me pousse aujourd'hui à la transmettre et à essayer de mettre en sens la détresse qu'elle porte. Cet essai présentera des cas de clinique adulte, les cas d'enfants victimes de maltraitance n'étant rapportés, le plus souvent, que dans les situations extrêmes d'urgence médicale, dont les pédiatres sont les témoins et qui tombent à nouveau, une fois l'urgence passée, dans le silence scellé par les contrevérités et le mensonge.
Je parlerai de quatre patientes. Pour trois d'entres elles, Line 30 ans, Tina 25 ans, Mouna 38 ans, il s'agit d'inceste avec le père ou le grand-père, alors que pour la quatrième, Carrie 40 ans, il s'agit de sévices physiques, infligés par le père, dont elle se souvient clairement et dont elle rapporte les faits en ces termes : « Je me souviens que mon père nous battait beaucoup, mon frère, ma soeur et moi… Ma mère nous accusait chez lui quand il rentrait le soir. Il nous mettait en file indienne, battait mon frère avec un martinet et/ou une ceinture et nous déculottait, ma soeur et moi, pour nous battre à mains nues. Mon père devenait un autre personnage sauvage et violent, il haletait, devenait tout rouge et semblait prendre un plaisir fou à ce jeu. Quand il exagérait, ma mère pleurait et lui demandait d'arrêter, alors qu'elle avait tout fait pour qu'il le fasse. » Carrie est sûre que son père a abusé d'elle sexuellement mais qu'elle ne s'en souvient pas. Si elle fait une demande d'analyse c’est pour se rappeler de l'inceste qu'elle aurait subi.
Des interrogations multiples m'ont longtemps interpellée dans l'écoute de ces femmes. J'en retiendrai deux qui me semblent essentielles dans mon propos d'aujourd'hui :
Quels sont, parmi les manifestations cliniques, les éléments qui pourraient révéler des modes spécifiques d'expression du traumatisme infantile dans la cure psychanalytique de l'adulte ? Ces manifestations sont-elles les mêmes pour les sévices physiques et les abus sexuels, - ici l'inceste ? C'est ce que nous allons tenter d'éclaircir.
Les modes d'expression du traumatisme infantile dans la cure psychanalytique de l'adulte
Si la maltraitance englobe les sévices physiques, les violences psychologiques et les abus sexuels et si le traumatisme tel que défini par S. Freud, intéresse des événements vécus ou des impressions qui touchent le corps du sujet ou bien des perceptions surtout visuelles ou auditives (S. Freud [7]), la maltraitance de l'enfant sous toutes ses formes est un traumatisme, un événement externe qui constitue "une effraction dans le pare-excitations… [qui] provoquera à coup sûr une perturbation de grande envergure dans le fonctionnement énergétique de l'organisme et mettra en mouvement tous les moyens de défense" (S. Freud [6] p. 71).
Freud, d'habitude si prudent, ne s'encombre pas ici de précautions verbales. Il affirme : "À coup sûr". Quelles sont ces conséquences dans les cas d'abus sexuels et plus spécifiquement dans les cas d'inceste ?
Sur le plan du fonctionnement mental
Le fonctionnement mental apparaît impulsif, à brusques poussées opératoires, avec une préférence pour l'agir plutôt que pour le penser, laissant peu de place à l'élaboration psychique et à la symbolisation.
"Pendant votre absence, je ne sais pas pourquoi, alors que je n'en ai jamais parlé, je suis allée faire une chirurgie esthétique du ventre… C'était comme une urgence, il fallait absolument que je la fasse..." déclare Carrie. Elle continue alors son discours en parlant d'autre chose, comme si elle avait parlé d'une banalité triviale. Quant à Line, elle dit : "Souvent, il m'arrive d'avoir des réactions violentes incontrôlées… rien ne peut m'arrêter… je crie… je hurle… on m'entend jusque dans la rue… et puis après, j'oublie…" C'est comme si la pensée, défaillante, était incapable de gérer en quantité, un afflux d'excitation qui "menace l'intégrité du Moi… et doit être impérativement déchargé dans des agirs répétitifs" (F. Brette [1] p. 1263). Nous verrons que même l'activité sexuelle est souvent affectée par ces décharges itératives.
Le rapport au temps du sujet paraît aussi touché. Ce qui frappe dans la majeure partie des séances de ces patientes, c'est qu'il y a dans leur discours un va-et-vient constant entre l'histoire familiale, le père, la mère, les frères et sœurs et l'histoire actuelle, comme si tout se déroulait en même temps, dans une même séquence temporelle. Les représentations sont figées, l'événement traumatique sans cesse raconté, dans la répétition et dans les moindres détails, comme s'il se réalisait à l'heure actuelle, tel que rapporté par Carrie, Line, Tina et Mouna, parce que "la séduction traumatique ne permet pas le refoulement" dirait J. Laplanche (J. Laplanche [9]). Si Carrie est nommée avec les autres, c'est sans méconnaître le fait que chez elle, ce qui est inlassablement relaté, ce sont les sévices physiques qui sont survenus dans un deuxième temps, par rapport à un inceste qu'elle dit avoir eu lieu antérieurement et qu'elle a oublié. Ceci n'est pas sans nous rappeler la première théorie de la séduction de S. Freud par la mise en évidence du traumatisme en deux temps (S. Freud [3]). J'y reviendrai, ainsi que sur la qualité de la répétition et de l'image qui sont liées aux représentations.
J'ajouterai toutefois ici que si les représentations sont figées et l'événement traumatique sans cesse raconté, c'est aussi parce qu'au moment où survient l'événement traumatique, le sujet est comme sidéré et ne réussit pas à mettre en sens ce qui lui arrive : "Je ne comprenais pas ce qui arrivait" est récurrent dans le discours de ces femmes. C'est bien de "confusion de langue" qu'il s'agit, au sens développé par S. Ferenczi. En effet, le corps de l'enfant est effracté par un brouillage de sa demande qui est du registre de "la tendresse", et la réponse de l'adulte qui se situe ailleurs, que l'enfant ne comprend pas, et qui est du registre de "la passion" (S. Ferenczi [2] p.134).
Par ailleurs, il existe un fond dépressif qui semble structuralement hétérogène, qui s'impose constamment par sa présence insidieuse, sans qu'il ne soit repéré ou reconnu comme tel. Des comportements auto-punitifs avec idées suicidaires et passage à l'acte raté, à la mauvaise image de soi témoin de la blessure narcissique, jusqu'aux désordres psychosomatiques, toute la kyrielle des éléments dépressifs est là, accompagnatrice, en filigrane.
"J'ai toujours l'impression que je ne serai pas là demain et que je vais me suicider… d'ailleurs il y a 6 ans j'ai essayé de le faire avec un sac en nylon. Mais je l'ai enlevé à la dernière minute, dans un dernier sursaut de survie", dit Carrie. "J'ai pris des somnifères en grande quantité à l'âge de 16 ans. Je voulais dormir… dormir… ne jamais me réveiller. Il m'arrive souvent encore aujourd'hui de penser à faire la même chose", raconte Mouna. "Je ne réussirai jamais rien, je suis une nullité… si j'ai réussi mon bac c'est par pur hasard… je suis une incapable", répète Tina. Quant à l'éventail des désordres psychosomatiques, il est impressionnant ! Toutes rapportent divers symptômes qui se recoupent le plus souvent autour de ce qu'on appelle troubles fonctionnels, donc sans atteinte organique, avec comme dénominateur commun des troubles du sommeil qui atteignent chez Mouna des proportions invraisemblables: "Je ne sens jamais que je dors. Je suis dans mon lit mais je sens qu'à chaque instant je peux me lever parce que je suis tout le temps réveillée… c'est comme si j'avais peur à chaque instant que mon père ne revienne dans mon lit", dit-elle en pleurant.
Ceci n'est pas sans nous rappeler une observation de S. Freud sur un jeune enfant qui avait subi un choc dans la chambre des parents et qui présentait une insomnie à l'adolescence. S. Freud commente : "Cette insomnie était un véritable symptôme de compromis qui traduisait, d'une part, sa défense contre les perceptions nocturnes, d'autre part, son effort pour rétablir un état de veille propre à lui faire retrouver ses impressions de jadis" (S. Freud [7] p. 107). Concluons ainsi avec S. Freud que "les blessures précoces faites au Moi" et la blessure narcissique qui s'ensuit, empêchent la constitution d'un Moi fort et stable ce qui, sur le plan des manifestations cliniques, se révèle par la mobilisation des défenses diverses que j'ai développées, que S. Freud a signalées dans la définition que j'ai retenue au départ et qui recoupent ce qui est décrit généralement dans la littérature psychanalytique à ce propos.
Qu'en est-il alors des caractéristiques relationnelles de ces patientes ?
Sur le plan relationnel
Si nous observons la relation à la mère, ce qui s'impose en premier, c'est l'absence réelle ou symbolique de ces mères, livrant par là même, la fille au père, telle la mère de Line qui est dépressive, soignée et hospitalisée plusieurs fois en psychiatrie depuis des années.
Mais souvent la mère se pose, face à la relation incestueuse, dans la complicité avec le père ou dans la rivalité avec sa fille. Pareille à la mère de Mouna qui lui dit : "Ton père est malade, il ne faut pas en parler", ou bien que "c'est une manière de garder ton père à la maison"; telle une autre mère déclarant à sa fille qui vient accuser son père pour se réfugier sous la protection maternelle : "Il ne faut surtout pas en parler, si tu n'étais pas une putain ton père ne t'aurai pas baisée."
Ce déni imposé par la mère vient confirmer celui qui vient du père, à l'instar de ce que Line raconte : "Mon père se couchait derrière moi, me prenait à moitié, sans me faire face, comme si rien ne se passait." Dans un même mouvement de déni, le grand-père de Tina lui avait bien chuchoté à l'oreille lui aussi que "ce n'était rien et qu'on ne devait en parler à personne". C'est la connivence autour de ce déni imposé, véhicule de l'interdit d'élaborer la situation, qui va provoquer le manque dans la capacité de symbolisation dont j'ai parlé au départ.
Ce déni imposé entérine un clivage dont la relation au père est l'objet, le sujet luttant sans cesse contre des représentations contradictoires, extrêmes, mortifères. Aussi haï qu'adoré, le père dont l'image est clivée, suscite simultanément rejet et dégoût, annulés aussitôt par une vénération sans borne. "Je le déteste, c'est un barbare… il a gâché ma vie" dénonce Line et le lendemain, "j'ai toujours été la préférée de mon père… j'aime beaucoup m'occuper de lui… c'est un homme remarquable." "C'est un obsédé sexuel, je ne le supporte pas… il me dégoûte…" accuse Carrie, pour en arriver à reconnaître quelques instants plus tard : "J'ai toujours idolâtré mon père."
Dans les récits rapportés de l'événement traumatique, notons l'importance accordée à ce qui reste de l'image-cliché de ce père ou de ce grand-père - au sens photographique du terme -, par rapport à un sentiment "d'inquiétante étrangeté" et à des perceptions qui touchent la sensorialité auditive, visuelle et corporelle. Toutes, immanquablement, insistent, reprennent, y reviennent inlassablement : "Il semblait devenir un autre personnage… il devenait différent… n'était plus le même… il haletait… il respirait fort… devenait tout rouge etc…" Ceci montre bien la découverte de l'incompréhensible pour l'enfant, de ce qui se place pour lui dans la rupture avec la stabilité du repère sécurisant que peut apporter ce père-là dans les autres moments, comme si ce moment-là, le temps de l'inceste, était mis entre parenthèse, hors du temps. C'est cela qui va contribuer à déstabiliser l'enfant et conduire, comme je l'ai déjà souligné, à un rapport problématique au temps et à une image clivée d'un père qui suscite autant d'amour que de haine. D'autant plus que ce père-hiatus qui devient tout à coup bizarre, presque étranger, va masturber, se frotter ou pénétrer à moitié nous disent ces femmes, comme s'il voulait quelque part préserver l'hymen intact, ce qui entérine le clivage et le déni : "Je n'ai rien fait", puisque dans plusieurs cas, la virginité est préservée
Quant aux relations à l'intérieur de la famille, elles semblent s'inscrire dans une organisation familiale marquée par la confusion et par une forme de déparentalisation. Line s'est occupée de la bonne tenue de la maison depuis l'âge de douze ans, à la place de sa mère malade et absente, Tina choisissait tous les soirs la personne auprès de laquelle elle allait dormir parce qu'elle n'avait pas de lit. C'est comme s'il existait une spécificité des relations à l'intérieur de ce type de famille où personne n'occupe sa place : qui est qui? Qui est à la place de qui ? Et puis, quel destin pour les identifications ?
Par ailleurs, les relations avec les autres sont vécues sous le signe de la victimisation, exprimée sous forme de plaintes passives et répétitives, les tiers étant toujours perçus comme persécuteurs et mauvais. Ce sont les autres qui sont mauvais : père incestueux, mère absente, soeur jalouse, mari étouffant, amie intrusive… C'est d'ailleurs parce qu'ils sont si mauvais que le sujet se sent poussé vers des comportements impulsifs et incontrôlés qui le font soit tomber dans la répétition active, Carrie frappant outrageusement ses petites filles de trois ans qu'elle trouve désobéissantes, soit craindre de répéter ce qu'il a vécu, Line redoutant d'avoir des enfants : "Est-ce que je ferai avec mes enfants ce que mon père a fait avec moi ? Ces choses ne sont-elles pas héréditaires dans les familles puisque je suis sûre que mon père avait des relations incestueuses avec sa propre mère ?" Tout cela étant accompagné - je dirai heureusement - de culpabilité. J'y reviendrai plus loin.
Pour ce qui est de la relation sexuelle avec un partenaire, toutes parlent de difficultés à se laisser pénétrer et à jouir par la pénétration.
"A chaque fois" dit Mouna, "je redoute ses caresses et surtout le moment où il doit me pénétrer. Tout s'arrête pour moi et je deviens comme anesthésiée." Discours entendu, à quelques différences près, de la part de Carrie, Line et Tina. Toutes disent arriver à la jouissance par d'autres moyens que la pénétration. L'abus qu'elles ont subi semble avoir fermé leur corps effracté. Mais cette fermeture du corps apparaît dans toute sa contradiction au fil des séances : le paradoxe entre ce qu'elles disent de leurs difficultés à se laisser toucher, caresser, pénétrer, et l'allure générale de leur corps qui appelle tout cela. En effet, elles s'habillent généralement d'une manière très provocante, talons, jupes et hauts très moulants, révélant ainsi tout le conflit existant entre la pulsion et la défense : être pénétrée correspondrait pour elles à un désir court-circuité par la défense et l'interdit.
Notons toutefois chez Line et dans ce que Mouna rapporte de sa soeur qui a elle aussi été victime de relations incestueuses avec le même père, une forme d'activité sexuelle répétitive, frénétique, avec des partenaires différents, comme s'il s'agissait d'une sexualité compulsive, opératoire, sans plaisir, ce que Joyce MacDougall appellerait "sexualité addictive" (J. MacDougall [8]). Mettre cela dans la même lignée que les actes impulsifs dont j'ai parlé plus haut, m'a semblé insuffisant, puisqu'ici ces comportements touchent la sphère plus spécifiquement sexuelle et semblent accompagnés de culpabilité et de comportements auto-punitifs dans l'après-coup. Mais voilà que Line comprend un jour, par une sorte d'insight fabuleux, que cette recherche effrénée de partenaire sexuel était pour elle comme un défi inconscient lancé à chaque homme rencontré : "Es-tu capable de me faire jouir comme mon père m'a fait jouir ?", puisque le seul homme avec lequel elle avait eu des orgasmes était son père, ce qui la laissait très amère avec un grand sentiment de culpabilité. De plus, ce n'est qu'après avoir pu élaborer sur ce défi lancé aux hommes de rencontre, que Line devient capable de reconnaître une fixation à l'image-cliché de la scène incestueuse avec son père - telle que je l'ai déjà décrite, au sens photographique du terme -, comme représentation idyllique d'une jouissance suprême : "A chaque rapport sexuel avec un homme, je revois la scène avec mon père qui me prend par derrière. C'est une image arrêtée, fixée. Je me rends compte que cette image a toujours été pour moi le symbole absolu d'un plaisir sexuel parfait." Voilà que je comprends alors, moi aussi, qu'il existe une fixation à la jouissance de la scène incestueuse traumatique, que la répétition a un sens jouissif, que la spécificité du sentiment de culpabilité que j'ai retrouvé d'une manière constante chez toutes les personnes dont j'ai parlé est à mettre en relation avec une forme de jouissance qui lui est liée, que ces filles ont elles-mêmes éprouvé dans leur corps érogène et dans la réalisation de fantasmes œdipiens. C'est bien de "séduction traumatique" qu'il s'agit (T. Bokanowski [9]) et comme le dirait S. Freud, de "réalité qui vient donner corps au fantasme", avec leur lot de conséquences traumatiques. Le sentiment de culpabilité serait ce qui subsiste après son détachement de la jouissance interdite. Ce qui reste, ce qu'on entend, c'est ce que le sujet dit de sa culpabilité quand il s'attribue ce qui s'est passé, dans une sorte d'auto-accusation et d'auto-punition : "C'est de ma faute si cela est arrivé" répète Tina, "c'est moi qui me mettais tout le temps sur les genoux de mon grand-père, j'ai dû l'exciter", "Si mon père en est arrivé à abuser de moi, c'est à cause de moi" dit Carrie, "autant que je m'en souvienne, petite, je détestais ma mère et j'étais tout le temps collée à lui, lui réclamant des câlins."
Me revient en mémoire la pièce "Greek" de S. Berkoff, où le héros, véritable oedipe contemporain, découvre qu'il a épousé sa mère. On est bien loin de la pièce de Sophocle et du mythe d'OEdipe. Ici, point de culpabilité ni d'auto-accusation ni d'yeux crevés, parce qu'il y a reconnaissance d'une jouissance extrême à laquelle le héros ne pense même pas renoncer, s'autorisant ainsi à jouir de sa mère, sans détour et sans culpabilité.
Ceci étant, nous savons bien que l'inceste n'est pas l'oedipe et que les fantasmes oedipiens ne sont structurants que parce qu'ils demeurent dans le fantasme et ne sont pas agis, évoquant à nouveau ici "La confusion de langue" de S. Ferenczi (S. Ferenczi, op.cit.). J'évoquerai aussi une idée de R. Roussillon dans laquelle il recommande de se dégager des présupposés, pour arriver à interpréter et traduire avec objectivité, une situation qui peut susciter spontanément, un sentiment d'horreur : "Pour comprendre l'inceste et cela est très difficile, il ne faut pas penser en victime/bourreau. Il s'agit de comprendre vers quelles représentations il faut aller, pour comprendre ce qui s'est joué" (R.Roussillon [10]). Reconnaître la jouissance dans la séduction traumatique suppose un dépassement de la subjectivité de l'analyste, face à un acte qui peut susciter des réactions contre-transférentielles violentes.
Quant à la spécificité de la relation à l'analyste, celle-ci apparaît dans l'expression de l'ambivalence du transfert et dans la réaction face à une interprétation donnée.
En effet, ces femmes entendent une interprétation, acquiescent avec véhémence, mais ne l'écoutent pas, dans le sens où le plus souvent, elles n'en font rien et continuent leur discours comme si l'interprétation n'avait pas eu lieu. De plus, le fait qu'elles peuvent y revenir plusieurs séances plus tard, pourrait faire penser que dans cet intervalle, une élaboration a pu avoir lieu. Or, il n'en n'est rien. S'il est vrai qu'elles reprennent l'interprétation dans l'hic et nunc du moment où elle se donne, s'il est vrai qu'elles peuvent la reprendre quelques séances plus tard, ce processus semble se faire sans élaboration secondaire, comme si ces femmes faisaient obstacle au cheminement de l'interprétation en elles, constituant ainsi une véritable résistance à se laisser pénétrer par l'analyse et l'analyste - comme le dirait J. Chasseguet-Smirgel -, répétant ainsi ce qui est de leur problème par rapport à ce que j'ai mentionné plus haut, des difficultés liées à la pénétration et à la fermeture du corps effracté.
Dans la même mouvance par rapport au transfert, toutes se sont rapidement accrochées à l'analyse et à l'analyste, d'un côté par une ponctualité et une régularité inhabituelles et de l'autre par une élaboration idéalisante d'un transfert qui surestime la personne de l'analyste et qui simultanément, témoigne d'une incapacité à intérioriser l'image de l'autre en soi. "Sans vous, je ne sais pas ce que je serai devenu… vous êtes tout pour moi" répète Line, "vous m'avez sauvée de la mort… vous êtes la seule à m'aider" réitère Carrie. Mais en même temps, chez ces femmes, au cas où un empêchement survient et qu'elles n'arrivent pas à venir à la séance, Line sonne au moment de la fin de sa séance "juste pour vous voir et vous dire bonjour" dit-elle, et Carrie fait de même, "je suis juste passée pour vous voir… pour que vous ne pensiez pas que je ne viens plus". Dans le mouvement d'un transfert positif idéalisant, elles veulent me voir certes, mais c'est comme si elles voulaient que je les voie aussi, par peur qu'elles n'existent plus pour moi et/ou que je les remplace, ce qui pourrait témoigner de la projection sur l'analyste d'une incapacité à intérioriser l'image de l'autre en soi. Ceci rappelle ce que j'ai déjà relevé sur la défaillance de la pensée et de l'insuffisance de l'élaboration psychique et de la symbolisation.
Sévices physiques et abus sexuels - ici, l'inceste
Dans le cas de Carrie où sévices physiques et inceste semblent par moment confondus et à d'autres, comme ayant eu lieu tous les deux, on est pris par une problématique complexe, où on ne sait si l'inceste est une idée, un fantasme, ou s'il s'est réellement passé.
S'agit-il d'une problématique oedipienne toute simple, où les fantasmes incestueux ne sont que la projection des désirs propres de Carrie sur le parent désiré, la projection constituant ainsi un mécanisme de défense pour éviter le sentiment de culpabilité, "ce n'est pas moi, c'est papa ?". S'agit-il d'une problématique phobique, à fixations prégénitales très fortes, où les châtiments corporels ont été vécus comme un mode d'échanges sexuels entraînant une fixation à un mode d'organisation sado-masochique où la violence physique a été perçue comme la réalisation de fantasmes incestueux, projection des désirs propres de Carrie sur son père, rendant impossible la sublimation de ces points de fixation par une autre voie que le passage à l'acte ? S'agit-il d'une situation incestuelle avec un père frôleur et pervers, où on peut comprendre la peur d'être pénétrée, non pas comme une peur de répéter ce qui s'est passé avec son père, mais comme la peur de l'imminence de la pénétration qui n'a pas eu lieu ?
De toute manière, on ne peut pas, dans le cas de Carrie, ne pas penser inévitablement à la première théorie de la séduction, comme je l'ai signalé au départ, où le premier événement traumatique nécessairement sexuel qui a eu lieu est oublié, et où le deuxième événement pas nécessairement sexuel celui-là - ici la scène de fessées répétitives -, évoque par des chaînes associatives le premier événement, qui prend alors un sens traumatique dans l'après-coup (S. Freud [4] op.cit.). La scène rapportée dans l'actuel par Carrie constituerait comme "un souvenir-écran", non pas dans l'insignifiance de son contenu qui est lui aussi porteur de traumatisme, mais dans le fait qu'elle pourrait couvrir le premier traumatisme sexuel infantile. En adoptant ces considérations, je serai tentée de dire que oui, dans le cas de Carrie, l'inceste a eu lieu. De plus, si événements vécus ou impressions, dans la définition que S. Freud donne du traumatisme à la fin de sa vie sont équivalents (S. Freud [7] op.cit.), la réalité du vécu de l'inceste ou pas, n'aurait plus d'importance. C'est l'impression de Carrie qui signerait alors la séduction traumatique. Ainsi, sévices physiques et/ou abus sexuels dont l'inceste, nous apparaissent comme équivalents sur le plan des modes d'expression du traumatisme, d'autant plus que rien ne semble différencier Carrie des autres personnes qui rapportent un inceste sans ambiguïté.
Cette extrapolation à partir de Freud serait-elle hasardeuse ? Pour le savoir, il faudrait confronter cette clinique à la clinique différentielle entre les deux sexes et à des modes d'expression cliniques dans d'autres types de traumatismes.
Références bibliographiques
1 BRETTE Françoise, Le traumatisme et ses théories, in Revue Française de Psychanalyse, Tome LII, Novembre-Décembre 1988, P.U.F. 1988.
2 FERENCZI Sandor (1936), Confusion de langue entre les adultes et l'enfant, in Oeuvres complètes, Paris, Payot, 1982.
3 FREUD Sigmund (1895-1897), La Naissance de la psychanalyse, Paris, P.U.F, 1973.
4 FREUD Sigmund (1904), Souvenirs d'enfance et Souvenirs-écrans, in Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Payot, 1976.
5 FREUD Sigmund (1919), L'inquiétante étrangeté, in L'inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985.
6 FREUD Sigmund (1920), Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1991.
7 FREUD Sigmund (1939), L'analogie, in L'homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, 1989.
8 MAC DOUGALL Joyce, Plaidoyer pour une certaine anormalité, Paris, Gallimard, 1979.
Références non publiées
9 42ème congrès de "L'International Psychoanalytical Association" La Psychanalyse: Méthode et Pratiques du 22 au 27 juillet 2001, atelier clinique sur l'inceste du mardi 23 juillet.
10 Congrès du Groupe Lyonnais de Psychanalyse, Rhône - Alpes, Société Psychanalytique de Paris, Traumatismes psychiques précoces et travail psychanalytique, les 1er et 2 Décembre 2001.
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Peinture : Katya Traboulsi, "Des autres".