Notule sur une guerre d'exception(s)
- « De certaines guerres, on peut en dire beaucoup… et rien. On peut en relater les tenants, les conditions, les conjonctures y préparant, les stratégies, les éléments expliquant leur développement, leur durée, ensuite le moment où elles chutent, s’endiguent et s’arrêtent ; quand elles ne s’enlisent pas dans l’attente d’un moment plus propice à une conjoncture régionale ou internationale, elles prennent fin un beau jour sans savoir vraiment pourquoi et comment elles ont pu s’arrêter.
- « … Et rien : bien qu’elles puissent s’expliquer par des analyses politiques talentueuses dans un après-coup, l’on ne sait vraiment pas comment à un moment donné, quelque chose bascule ; et de l’état où un pays ou un regroupement donné est encore en train de peser les aléas d’un engagement militaire, le premier coup de canon détone.
- « De nos jours, les analyses géopolitiques et économiques se font un malin plaisir de montrer pourquoi telle guerre ou telle autre fut incontournable mais pour certaines, rien ne permet d’en mesurer les réelles causes de leur déclenchement et de leur terminaison.
- « Pourquoi la guerre ? (S. Freud, 1933), et si on aurait pu la prévoir et l’éviter, reste, avant Freud et Einstein et après eux, une affaire encore inconnue. Mis à part les grandes guerres de l’histoire, il est des guerres pour lesquelles l’aveuglement, l’ignorance, la pauvreté de prévoyance et de stratégie restent les seules observations possibles qui peuvent les expliquer. Freud et au fil de ses textes, met cette ignorance sur le compte de la haine, des passions et de la « rage aveugle » ; j’ajouterais aussi : les aléas de l’identification à des idéaux narcissiques ou encore l’identification aveugle à des victoires trompeuses et des certitudes imaginaires (A. Maalouf, 2009) ».
- Guerra e polifonia culturale in Medio-Oriente ; Il caso del Libano : ricadute sulla pratica psicoanalitica.
(M. Khoury, 2017)
Pour cette notule de circonstance, je n’arrivais pas à placer le premier mot. Le terrain est encore tellement chaud, les vies humaines sacrifiées tellement chères et la violence inégalable. En ajouter un descriptif ou un sentiment serait anecdotique, sans intérêt général, par rapport à ce qui est déjà avancé dans les quotidiens, les nouvelles et les analyses. Aussi je l’ai commencé par un « déjà écrit » en temps de paix, dans un article qui date de quelques années. Dans ce long exergue, l’interrogation l’emporte sur la certitude, la rage aveugle sur la logique pesée d’un acte, fût-il guerrier.
Sur la guerre actuelle qui défait un Liban et un Moyen-Orient déjà meurtris et parmi les raisons fondamentales de son déclenchement, l’idéal d’existence pour certains, le souci d’exister pour d’autres, en constituent le mot d’ordre. Des populations en mal d’être, déplacées, replacées, en proie à des iniquités ethniques, se font la guerre. Ce qui les unit : une injustice fondamentale ayant évolué à coup de persécutions, privations, humiliations sociales, réaménagements, agressions et invasions dans un processus où persécuté et persécuteur deviennent l’avers et l’envers d’une même monnaie ; chacun l’ayant été, à tour de rôle ou est en voie de le devenir. Dans le lexique psychanalytique, une notion tente de définir ce phénomène bien particulier. Elle est due à S. Freud qui, en pleine première guerre mondiale, décrit dans un sous-chapitre de quelques pages ce qu’il appelle Les exceptions.
Pour lui, il s’agit d’un processus psychique touchant des personnes ou des groupes sociaux ayant été l’objet de traumatismes, d’injustices et de préjudices (ou aussi de malformations congénitales pour les individus). D’une condition d’infortune, de désaide et de renoncement aux plus fondamentaux des droits humains, ces personnes développent avec le temps une structure de caractère qui renie et désavoue leur condition initiale : aucun renoncement à la satisfaction n’est désormais accepté et, en cas de compromis temporaire, celui-ci vient couver une organisation caractérielle parmi les plus revendicatrices et les plus processives, quelles qu’en soient les conséquences relationnelles, sociales ou politiques possibles.
Ces groupes, dont le réflexe de survie les porte à devenir belliqueux jusqu’à l’extrême de leur force, semblent signifier : « C’est notre droit à l'existence contre tout, nous sommes des lésés de naissance – ou d’histoire –, nous nous jurons de ne plus jamais nous laisser faire. » Sur ce refus de renoncement, « on en trouve la raison dans une conviction de position d’exception fondée sur un sentiment de préjudice originaire forgé dans leur (pré)histoire » (P.-L. Assoun, 2009). En outre, ces personnes ou ces peuples estiment « qu’[ils] ont subi assez de souffrances et de privations, qu’[ils] ont le droit d’en être exemptées, qu’[ils] ne se soumettront plus à aucune nécessité déplaisante, car [ils] sont des exceptions et entendent le demeurer » (Freud, 1916).
Désormais, un désir de dédommagement comme d’une rente d’invalidité domine le paysage, désir souvent revendiqué avec désinvolture et arrogance.
Une illustration littéraire en est donnée par Freud dans le monologue qui ouvre le Richard III de Shakespeare. L’interprétation de ce texte est résumée par les lignes suivantes :
- « La nature a commis une grave injustice à mon égard en me frustrant de la forme harmonieuse qui conquiert l’amour des humains. La vie pour cela me doit un dédommagement que je vais m’octroyer. Je revendique le droit d’être une exception, de passer sur les scrupules par lesquels d’autres se laissent arrêter. Il m’est permis de commettre même l’injustice car j’ai été victime de l’injustice […] » (S. Freud, Les exceptions, 1916).
À entendre l'outrecuidance et l’arrogance des chefs, sous-fifres et adeptes des différents belligérants de la guerre actuelle, leur identification à de grands moments de l’histoire et à une conviction démesurée de leur future victoire ne manquent pas, dans une sorte d’omnipotence abusive qui dépasse les déclarations propagandistes visant usuellement à influencer partisans et ennemis. Elle constitue le fruit d’un aveuglement inéluctable, d’une anticipation totalitaire et absolue du phénomène en question, ainsi qu’une croyance à des certitudes [1] et à des victoires imaginaires et trompeuses. Parallèlement, les pertes insondables, la destruction massive et la souffrance dont nous témoignons quotidiennement par l’image, deviennent une sorte de « passage obligé », de dommage collatéral et d’accident de route, déni fondamental enclavé, d’une réalité sidérante.
Si je mentionne cette spécificité collective psychologique des groupes et des peuples qui font la guerre actuellement, je laisse à d’autres le soin des analyses géopolitiques et économiques qui s’y associent incontestablement, simultanément ou dans des après-coups à venir. Toutefois, une fois dépassées les algarades verbales de toutes sortes, un discours très probable que nous entendrons bientôt : l’évidence et la conviction de la victoire de part et d’autre – tout le monde a déjà gagné – avec la certitude que nul ne serait passé sous les fourches caudines.
Resteront les images et leur pouvoir ; celles des villes dévastées, des vies perdues et des souvenirs qui continueront à vibrer quelque part dans les corps.
Novembre 2024.
Références bibliographiques
Assoun P.-L., (2009), Les exceptions, Dictionnaire des œuvres psychanalytiques, PUF, 1468 p.
Freud S. (1916), Quelques types de caractères dégagés par le travail psychanalytique, L’inquiétante étrangeté et autres essais, trad. fr. A. Bourguignon, Paris, Gallimard, 1985 ; OCF.P, XV, 1996 ; GW, X.
Freud S. (1933 a [1932]), Pourquoi la guerre ? Résultats, Idées, Problèmes, II, trad. fr. J.-G. Delarbre, Paris, PUF, 1985 ; OCF.P, XIX, 1995 ; GW, XVI.
Khoury M. (2017), « Guerra e polifonia culturale in Medio-Oriente ; Il caso del Libano : ricadute sulla pratica psicoanalitica », in Identità polifonica al tempo della migrazione; Verso una "clinica delle molteplicità" in psicoanalisi. A cura di Chiara Rosso, prefazione di Florence Guignard, Alpes, Roma. Version française : Guerres ; Pluralisme culturel et pratique psychanalytique ; Exemple spécifique du Liban (Site internet de l’ALDeP).
Maalouf A., Le dérèglement du monde, Essai, Le livre de poche, 2009.
Merot P. (2024), L’homme incertain, Rev Fr Psychanal 88(2) : 15-23.
[1] Dans un rapprochement des réflexions de Dorian Astor et de Charles Sanders Peirce sur la notion d’incertitude et de croyance, puis de Guy Rosolato sur La relation d’inconnu, Patrick Merot reprend l’idée des effets délétères de la certitude, l’état de repos que procure la croyance et le parallèle entre les deux couples relation d’objet/croyance et relation d’inconnu/doute.