Guerres
Pluralisme culturel et pratique psychanalytique
Exemple spécifique du Liban
Article publié en italien avec pour titre « Guerra e polifonia culturale in Medio-Oriente ; Il caso del Libano : ricadute sulla pratica psicoanalitica », in Identità polifonica al tempo della migrazione; Verso una "clinica delle molteplicità" in psicoanalisi. A cura di Chiara Rosso, prefazione di Florence Guignard, Alpes, Roma, 2017.
Perpetual identities (The Shells).
Grece – Brass base ans top, Painted Resin, 80 x 20 cm
Katya Assouad Traboulsi
(2018).
De certaines guerres, on peut en dire beaucoup… et rien. On peut en relater les tenants, les conditions, les conjonctures y préparant, les stratégies, les éléments expliquant leur développement, leur durée, ensuite le moment où elles chutent, s’endiguent et s’arrêtent ; quand elles ne s’enlisent pas dans l’attente d’un moment plus propice à une conjoncture régionale ou internationale, elles prennent fin un beau jour sans savoir vraiment pourquoi et comment elles ont pu s’arrêter.
… et rien : bien qu’elles puissent s’expliquer par des analyses politiques talentueuses dans un après-coup, l’on ne sait vraiment pas comment à un moment donné, quelque chose bascule ; et de l’état où un pays ou un regroupement donné est encore en train de peser les aléas d’un engagement militaire, le premier coup de canon détone.
De nos jours, les analyses géopolitiques et économiques se font un malin plaisir de montrer pourquoi telle guerre ou telle autre fut incontournable mais pour certaines, rien ne permet d’en mesurer les réelles causes de leur déclenchement et de leur terminaison.
Pourquoi la guerre ? (S. Freud, 1933), et si on aurait pu la prévoir et l’éviter, reste, avant Freud et Einstein et après eux, une affaire encore inconnue. Mis à part les grandes guerres de l’histoire, il est des guerres pour lesquelles l’aveuglement, l’ignorance, la pauvreté de prévoyance et de stratégie restent les seules observations possibles qui peuvent les expliquer. Freud et au fil de ses textes, met cette ignorance sur le compte de la haine, des passions et de la « rage aveugle » ; j’ajouterais aussi : les aléas de l’identification à des idéaux narcissiques ou encore l’identification aveugle à des victoires trompeuses et des certitudes imaginaires (A. Maalouf, 2009).
Parfois, les grandes guerres se muent en « petites guerres » dans certaines régions ou dans un pays donné afin d’éviter la grande déflagration régionale ou mondiale. L’équilibre des forces peut empêcher une grande bataille, tout comme pourrait le faire a contrario, un grand déséquilibre au cours duquel une grande puissance essaie d’organiser le monde de manière supposément juste, mais au prix de petites guerres, par-ci et par-là. Ces petites guerres se passent d’ordinaire dans des régions géopolitiquement profitables et avantageuses du point de vue économique (géographie centrale et/ou avec des ressources minérales et naturelles qui accentuent la probabilité de leur éclatement). De plus et malheureusement, la « cause » pour laquelle une guerre est déclenchée, et aussi juste soit-elle, est souvent rattrapée et saisie après-coup par des intérêts politiques, économiques et parfois idéologiques, religieux et confessionnels, au détriment de peuples qui payent souvent les frais des injustices de base. D’autres guerres, trouvent parfois les points de fragilité de leur déclenchement dans la constitution multiconfessionnelle et multi-ethnique qui structure un pays (Freud, 1933). Grandes ou petites différences [1]) existent aux fondements de leur éclatement. Au fil des conflits, des aménagements sont effectués, des concessions et des formules de cohabitation sont tentées puis constitutionnalisés, sans toutefois fixer solidement et durablement les assises d’une soudure suffisante devant des crises de toutes sortes. Face à une crise économique ou confessionnelle, l’équilibre précaire bascule, ouvrant de nouveau la voie à l’émergence des traumatismes de base qui se fraient un chemin pour se répéter à l’infini. Ainsi en est-il du Proche-Orient qui semble avoir réuni tous les éléments ethniques, religieux et confessionnels qui peuvent expliquer les multiples déstabilisations produites au fil des époques et des générations.
Dans ce texte j’essaierai de montrer comment, avec et malgré la guerre libanaise de 1975 qui a éclaté sur la base d’un communautarisme religieux, confessionnel et d’intérêt régionaux, la psychanalyse a quand même pu s’implanter dans un pays aux secousses politiques et militaires continues, prenant différents visages selon les périodes.
CONFIGURATION HISTORIQUE GÉNÉRALE
Le Moyen-Orient a d’abord été occupé par les populations sémites, cananéennes (Phénicie) et a vu défiler des peuples et des armées, comme les Égyptiens et les Hittites. Par la suite, arrivée des Araméens, des Hébreux et des Philistins, avant d’être sous le règne des Assyriens et des Babyloniens, puis celui des Perses, des Grecs et des Romains. Au VIIème siècle, vint la conquête islamique, avec une « arabisation » progressive des pays de la région, sachant que « arabité » n’est pas nécessairement synonyme de religion musulmane. Par exemple, la guerre civile du Liban (1975-1990) a été l’occasion d’une nouvelle recherche de l’identité libanaise – au carrefour de plusieurs cultures – pour aboutir à une réaffirmation de l’appartenance arabe officielle de ce pays et une reconduction de l’équilibrage socio-politique et du confessionnalisme mis en place avec l’indépendance du Liban (1943). Confessionnalisme institué pour contrebalancer une mosaïque religieuse qui risque de basculer dans un sens ou dans un autre.
Après la première guerre mondiale et la dislocation de l’empire ottoman après six siècles d’occupation, les pays du Levant [2]) ont été sous mandat français et britannique. La France et la Grande-Bretagne se sont vus départager la région autour des années 1920 jusqu’aux années 40, avec l’avènement et l’issue de la Deuxième Guerre Mondiale [3]), puis la déclaration Balfour en 1917 (déclaration qui trouve son aboutissement en 1948 avec la création de l’État d’Israël en Palestine).
Avec cette répartition vers la fin de la première guerre mondiale, l’indépendance de ces pays et la création de l’État d’Israël, certains accords avaient été tentés et auraient peut-être épargné à la région l’effritement que nous connaissons actuellement. Nous citons de ces accords celui qui a été signé, sans avoir cependant eu de suite, entre le prince hachémite Fayçal d’Irak et Chaïm Weizmann, l'une des premières figures du mouvement sioniste. Cet accord vantait « les rapports historiques étroits entre leurs deux peuples [arabe et juif] et [stipulait] que si le grand royaume indépendant souhaité par les Arabes était créé, il encouragerait l’établissement des Juifs en Palestine » (A. Maalouf, 2009, p. 122).
L’accord échoue, les britanniques et les français refusant de concéder la tutelle nouvellement acquise, sur ces pays. Mandatés alors par la Société des Nations à la Conférence de San Remo, les accords Sykes-Picot, auparavant secrets, sont officiellement signés : la France obtient un mandat sur le Liban et la Syrie, la Grande-Bretagne sur l’Irak, la Transjordanie et la Palestine.
Depuis cette époque, le Liban, nommé « Grand Liban » avec ses frontières actuelles, tente de s’organiser sous mandat en repensant et en aménageant sa composition plurielle. Chrétiens et musulmans, pour éviter les conflits, devaient se départager la gouvernance et la direction administrative du pays et se voient, à partir de 1943, date de l’indépendance, confier la présidence de la république à un chrétien, le conseil des ministres à un musulman sunnite et le président de l’assemblée à un musulman chiite ; composition issue d’un consensus par lequel l’administration du pays devait rester bicéphale, entre chrétiens et musulmans : loin d’être laïque, elle ne devait non plus être ni chrétienne, dans son rapport à l’occident, ni musulmane, avec ce qu’elle a de proximité culturelle avec le monde arabe. Ainsi, selon Nayla Debs, l’antagonisme inhérent à cette double identité religieuse devait être concilié par une double négation : « d’un côté, les chrétiens renonçaient à tout protectorat occidental et acceptaient le "visage arabe" du Liban, de l’autre les musulmans renonçaient au projet d’unité syrienne et adhéraient pleinement à l’entité libanaise. Mais deux négations, selon la formule devenue célèbre de Georges Naccache, ne forment pas une nation. » (N. Debs, 2010). Le Liban serait donc arabe dans son statut officiel et « à visage arabe » dans sa forme mosaïque, ouvert à son environnement proche-oriental et à l’Occident en tant que porte du Moyen-Orient.
C’est sur ces bases d’équilibre socio-politico-confessionnel, prônant la diversité et le pluralisme culturel, qu’a pu être implanté une quarantaine d’années plus tard, le discours psychanalytique dans ses versants clinique et universitaire. À noter que la psychanalyse est née au Liban pendant, et je dirais, malgré la guerre civile de 1975 et celles qui ont suivi, grâce à la prospérité d’avant-guerre et de la liberté d’expression qui y régnait. Cette liberté a toujours contrasté avec la plupart des États voisins, aux libertés censurées, et a évolué grâce aux intellectuels qui ont constitué un noyau de réflexion en mouvement, avec une floraison d’organisations politiques, de quotidiens, de maisons d’édition, d’universités, dont les trois pionnières : jésuite, américaine et arabe.
Je ne me pencherai pas sur les enjeux de la psychanalyse dans les cultures religieuses et politiques présentes et la difficulté de son développement dans les pays arabes – d’autres l’ont fait avec brio [4]); cette problématique n’étant pas posée au Liban, pays démocratique qui, malgré la présence confessionnelle largement ressentie au plan social et communautaire, donne à l’individu la liberté d’y adhérer ou non, choisissant de ce fait les niveaux personnels et collectifs dans lesquels la croyance religieuse interviendrait. Le surmoi culturel religieux reste néanmoins présent sans toutefois enchainer, jusqu’à la paralyser, la liberté de pensée individuelle et le rapport à la vie interne de chaque individu. À savoir aussi que la liberté individuelle reste proportionnelle à la capacité de négociation avec la croyance religieuse et la position personnelle par rapport à cette croyance : en tant que pensée unique, sacralisée, ou comme pensée en mouvement. Il faut noter par ailleurs que l’adhésion à la croyance et les aléas de son application dépend des régions et varie entre une réflexion religieuse en progression et une adhésion inconditionnelle et extrémiste aux textes sacrés. Un tabou cependant : l’attaque aux figures symboliques religieuses qui demeure extrêmement mal tolérée et passible de réactions de masse pouvant déstabiliser le pays.
Mais une réalité demeure : jusque-là, le confessionnalisme reste intimement lié aux postes administratifs politiques majeurs, ainsi qu’aux communautés religieuses par un « régime des statuts personnels » régi par les tribunaux religieux de chaque communauté. Ce qui fait que le libanais en tant qu’individu, passerait par un processus d’individuation ardu et fastidieux, en essayant de se dégager d’une culture religieuse profondément ancrée, administrativement et socialement, dans le confessionnel.
Ce rapport à la culture religieuse qui trouva un certain équilibre dans la période d’avant-guerre, malgré des crises épisodiques, bascula sérieusement en 1975. L’acceptation de la différence communautaire mutuelle ne trouvait plus de compromis devant des blessures ravivant l’identification narcissique aveugle à une confession et à un statut communautaire.
GUERRE ET PRATIQUE PSYCHANALYTIQUE
Avant d’aborder la question des guerres du Liban, je partirai d’une hypothèse : c’est lorsque les affrontements armés de ce que l’on appelle la « guerre civile du Liban » a cessé, que le Moyen-Orient a « flambé » et que les guerres se sont succédées dans la région : en Irak, en Syrie, avec principalement, l’enjeu régional qui oppose l’Arabie-Saoudite et l’Iran. Autrement dit, les deux pays musulmans qui portent le flambeau de la culture islamique et qui de ce fait, répètent le traumatisme originaire opposant les proches de Mahomet : Abou Bakr, compagnon de Mahomet, et Ali, son gendre et fils spirituel. La dispute de cette descendance s’est soldée comme on le sait par l’assassinat, par Abou Bakr et ses adeptes, de l’Imam Ali, figure spirituelle du Chiisme [5]). Le troisième pôle de cet enjeu se dessine autour de la cause palestinienne dans son « éternel » conflit avec le processus sioniste qui s’est soldé par la création de l’État d’Israël en 1948, l’occupation des territoires palestiniens (1967) et l’implantation imposée de colonies en Cisjordanie, à Jérusalem-Est, dans la bande de Gaza, sur le plateau du Golan et dans le Sinaï. Un quatrième pôle : les enjeux des grandes puissances et leurs intérêts dans la région. Quatre pôles autour desquels se jouent les tensions majeures au Proche-Orient.
Il est intéressant de noter qu’au Liban et avec la guerre de 1975, un condensé des conflits entre ces quatre pôles régionaux permettait de cerner dans un espace géographique limité les tensions à l’œuvre. Le conflit intra-islamique était suspendu et resté en veilleuse pour une période, et le conflit palestino-israélien partiellement dévié vers une guerre palestino-libanaise avec une tentative d’implantation des réfugiés palestiniens sur le sol libanais. Dans ce condensé, on peut résumer l’évolution de l’état de guerre au Liban en étapes :
La guerre « civile » de 1975
D’abord libano-palestinienne à ses débuts, puis libano-syrienne (1975-1982), la guerre prend l’apparence d’une guerre civile libano-libanaise opposant, selon les périodes, des factions en jeu qui peuvent se résumer schématiquement aux deux grandes communautés islamique et chrétienne, soutenues par la Syrie et plus indirectement, par Israël (1982-1990). Cette guerre fratricide a été caractérisée par toutes sortes d’horreurs, allant de bombardements massifs jusqu’aux massacres communautaires et aux vendettas et attentats politiques. Le Liban était sorti en 1990 avec près de 150 000 morts et 400 000 blessés. Pendant cette guerre, une longue incursion israélienne au sud du Liban, jalonnée de frappes aériennes et de bombardements épisodiques avait eu lieu avant de se solder par un retrait en mai 2000.
Des psychanalystes libanais ont rendu compte de leur pratique pendant la guerre [6]). Nous y retrouvons essentiellement des études sur la violence et le destin des traumatismes de guerre, l’exil d’analystes en période de crise ainsi que des exemples dans lesquels des variantes de la pratique sont imposées par la réalité extérieure. Dans des situations intempestives dues à l’embrasement militaire, l’analyste se voit faire face à certaines constantes comme l’ébranlement du cadre, la banalisation de la mort, l’invulnérabilité fusionnelle entre analyste et analysant et la souffrance partagée (M. Chamoun, 1987), avec des interrogations sur la manière de « rester analyste » au moment où l’analyste n’est plus le gardien du cadre objectif mais « devient le cadre » (M.-T. Khair Badawi, 2011). Certains auteurs essayent de montrer la résurgence de traumatismes précoces lorsque tous les repères volent en éclats (Y. Gueutchérian, 2002). D’autres situations, plus ponctuelles, viennent éclairer la manière avec laquelle certains combattants peuvent réagir à des dangers imminents et la manière par laquelle l’intrication pulsionnelle et le renfort apporté par la pulsion sexuelle se mettent au service de la pulsion d’auto-conservation. Dans certains moments traumatiques, une sur-libidinalisation vient prendre la place de l’angoisse et pousse l’individu à agir, mettant en action un système défensif qui vient créer une nouvelle situation et un retour vers la vie (M. Khoury, 1999).
Intrication pulsionnelle en situation extrême. – Dans l’un de mes premiers articles dans la Revue française de Psychanalyse, j’avais rapporté l’analyse du cas d’un jeune homme, ayant combattu durant la guerre libanaise de 1975 et vécu une situation qui mérite un certain intérêt. C’est le cas typique d’une situation dans laquelle un danger imminent d’atteinte à la vie se transforme en une réaction défensive psycho-réflexe où se déploie un processus pulsionnel intriquant avec une participation active de la pulsion de vie :
-
« … en proie à une embuscade tendue par un groupe armé et à la suite d’un bref accrochage, ce jeune homme d’une trentaine d’année, fut tétanisé à la vue d’une grenade à main lancée par "l’ennemi" et s’arrêtant net, à environ 2 m de lui. Ce qui suivra se déroula en quelques fractions de seconde. Le temps se figea, mais le gel du temps psychique ne tarda pas à céder la place à une sorte de "compression pulsionnelle" d’une force telle qu’elle put presque égaler celle de la grenade [7]). Le temps de lire ces quelques lignes et le projectile aurait déjà explosé ; mais ce qui advint est tout à fait différent : à la vue de la grenade et après le moment terrifiant dû à la conscience de la pénible réalité, le jeune homme, comme pris dans un état second, constata la forte érection de son pénis avant de se ruer vers la grenade en "maturation" pour lui asséner un puissant coup de pied, l’envoyant "éclore" ailleurs ! La déflagration plus ou moins lointaine signa alors son retour à la vie. » (M. Khoury, 1999)
Je ne reprendrai pas ici l’analyse détaillée de cette situation – à laquelle le lecteur pourrait se référer à partir de l’article – mais en retiendrai les points essentiels :
- Dans cette situation traumatique et en l’absence d’un état d’angoisse préparateur, « le travail du moi supposé composer le signal d’angoisse est tellement peu élaboré qu’il cède la place à des "réflexes" psychophysiques moteurs de protection qui n’ont qu’un seul but : assurer le maintien de la vie ;
- Dans une telle situation extrême, l’on peut se demander si ce combattant aurait pu renvoyer la grenade sans ce « renfort » pulsionnel intense où Éros, dans sa composante sexuelle (la forte érection de son pénis), était intervenu en urgence ;
- Une première hypothèse émise à la lumière de la première théorie des pulsions s’impose ici. Je la retranscris en référence au texte initial : -
« Si l’angoisse comme signal d’alarme incombe au moi dans des situations de danger fantasmatiques (angoisse de castration) (S. Freud, 1933, p.118), elle pourrait devenir pratiquement absente – ou très peu élaborée – dans certaines situations de danger réel, non seulement parce qu’elle n’a pas le temps de se former, mais surtout parce que le moi se lie au ça pour parer à la menace : à la place de l’angoisse de castration (de formation progressive), c’est le danger réel de castration qui ici s’impose du dehors. Le moi se lie donc au ça pour faire face au danger réel : une intrication unissant les deux composantes d’Éros (pulsions sexuelles et pulsions du moi) devient ici nécessaire. »
Cette situation, potentiellement riche d’interprétations, peut être lue à la lumière de la deuxième théorie des pulsions dans laquelle Freud reconnait deux pulsions fondamentales, ayant chacune son propre but : « Savoir comment les deux se mêlent dans le processus de vie, comment la pulsion de mort est mise au service des intentions de l’Éros, surtout quand il se tourne vers l’extérieur comme agression, ce sont là des tâches qui sont réservées à la recherche de l’avenir » (S. Freud, 1933 b). Il nous apprend aussi que la part de destruction orientée vers l’intérieur de l’organisme peut rencontrer deux destins : elle se lie à des pulsions érotiques, comme c’est le cas dans le masochisme, ou alors, s’oriente comme agression contre le monde extérieur – avec une adjonction érotique plus ou moins grande : « … tout se passe comme si nous devions détruire d’autres choses et d’autres êtres, pour ne pas nous détruire nous-mêmes, pour nous préserver de la tendance à l’autodestruction » (Angoisse et vie pulsionnelle). Dans l’article Les deux espèces de pulsions, il estime que « Les pulsions de destruction dirigées vers l’extérieur ont été détournées du soi par l’intermédiaire de l’Éros » (Freud, 1923).
Dans le cas de figure du combattant et devant l’agression extérieure, la pulsion destructrice du dedans s’est liée aux pulsions érotiques et provoqué d’abord une érection, que l’on pourrait comprendre comme un moment masochiste (les capacités masochiques d’intrication seraient venues à l’aide face au « sadisme » venant du dehors). Mais ce moment d’intrication pulsionnelle avait été insuffisant en lui-même et nécessité une agression, un déploiement de l’aspect destructeur de la pulsion de mort vers l’extérieur. Le résultat est que ce combattant reste en vie, avec Éros qui l’emporte. Ici, l’érection aurait constitué une étape, un mouvement dans le processus de vie, préparant le second mouvement, qui est l’agression et le renvoi de la grenade.
Je ne passerai pas en revue la suite des hypothèses élaborées dans le texte, mais dirais que cet exemple vivant peut aussi être lu à la lumière de la théorie kleinienne de l’identification projective dans laquelle le « mauvais » est projeté à l’extérieur sous la pression des angoisses primitives vécues comme des grenades à évacuer. Une nuance cependant entre les théories freudienne et kleinienne par rapport à la pulsion de mort : « Alors que chez Freud, la pulsion de mort est synonyme d’autodestruction dans l’organisme, dérivée vers l’extérieur par le moyen de l’organe de la musculature, chez Klein, elle (la pulsion de mort) constitue un désir primaire d’anéantir l’objet. Les désirs sadiques sont projetés sur l’objet et font craindre des représailles. » (M. Khoury, 1999)
De retour au chapitre sur la guerre civile au Liban, les exemples sont riches et variés mais nous retenons, dans la pratique psychanalytique, la constante de l’effraction du cadre par la réalité extérieure, telle qu’elle a été amplement examinée par les collègues déjà cités. Ayant moi-même entrepris une analyse pendant cette guerre (1975-1990), je me rappelle des bombardements qui survenaient pendant la séance ou avant celle-ci. La conflictualité était à son apogée entre le désir d’aller en séance – fantasmée parfois comme lieu et enveloppe inatteignable par les obus – et celui de m’y abstenir, sachant le risque que je courais pendant le trajet. J’y allais contre vents et marées, mais il m’arrivait de rester parfois chez moi quand les hostilités extérieures s’intensifiaient. Mon analyste d’alors essayait de naviguer entre la rigueur du cadre et une certaine souplesse due aux circonstances. Je me rappelle que parfois, incertain de la tenue préalable de la séance en raison de bombardements qui s’intensifiaient puis se calmaient avant de reprendre aléatoirement, j’appelais mon analyste pour m’en assurer et avais droit, au bout du fil à un « Je suis là » qui me mettais dans une extrême perplexité. Le risque devait alors être partagé entre nous deux : du côté de mon analyste, la séance et le cadre analytique tenaient, avec le danger que supposait mon déplacement pour la séance et la part de responsabilité qu’il pouvait en éprouver et de mon côté, je devais peser les risques entre faire face à un bombardement soudain ou m’abstenir de bouger de chez moi, faisant la part entre mon « instinct de survie » et la résistance analytique du moment.
La guerre israélo-libanaise de 2006
Plus tard, et lors d’une guerre d’une autre envergure (guerre libano-israélienne de l’été 2006), j’avais continué à travailler à Beyrouth et me rendais à mon cabinet quotidiennement non sans peur, de ma place d’analyste cette fois-ci. La plupart des régions libanaises étaient pilonnées par l’aviation. Je travaillais chaque jour jusqu’à 14h pour les patients qui tenaient à venir à leur séance. Dans ces circonstances, il fallait être suffisamment créatif pour essayer de trouver le meilleur cadre possible : maintenir les séances pour les patients qui peuvent et qui désirent s'y présenter, et accepter de suspendre le travail avec ceux qui veulent arrêter, tout en étant disponible par téléphone pour ceux qui habitent loin du cabinet et qui ont besoin d’un contact régulier. L’essentiel était d’essayer de garder la possibilité d’un processus psychanalytique même s’il est sujet à des modifications circonstancielles imposées par la réalité. Il est bien entendu assez difficile dans ce cas de faire la part entre les résistances inconscientes et les angoisses dues au danger réel.
Un autre point : compte tenu du grand nombre de citoyens qui ont quitté le pays, il était pour moi important de signifier aux patients, surtout ceux qui le demandaient, que tant que cela dépendait de moi, j’allais rester au Liban, « non loin du cabinet » ; ce qui a été d’une grande consolation pour une bonne partie d’entre eux.
Pendant cette guerre, le discours des patients prenait une orientation différente, caractérisée par l’imprégnation d’un réel exceptionnellement intrusif. L’expression d’affect était à son apogée, les analysants parlaient d’émigration, d’avenir incertain, de perte de biens et d’êtres chers. À noter que durant cette guerre, brève mais intensive et soutenue, près d’un million de personnes ont été déplacées, soit un quart de la population du Liban.
La neutralité requise pendant les séances devenait relative et allait plus dans le sens d’une souffrance partagée qui nécessitait plus d’interventionnisme et de contenance de ma part, avec toujours, le souci de maintenir la situation analysante ou du moins anticiper, dans mes pensées, le redressement prochainement espéré d’un cadre qui souffrait de relâchement. Le temps était moins pour l’élaboration des conflits et des représentations infantiles et sexuelles, que pour la confirmation d’une présence investie de protection, dans un espace imaginairement inatteignable.
Après le retrait des armées israélienne et syrienne, une guerre d’un autre ordre
En mai 2000, retrait militaire d’Israël du sud du Liban après une occupation de vingt-deux ans [8]) et en 2005, départ du dernier soldat syrien après une appropriation militaire, économique et politique de près de trois décennies. Continuaient alors à Beyrouth en s’intensifiant, des attentats à la bombe et aux voitures piégées, ciblant des personnalités politiques avec systématiquement, un nombre d’innocents fauchés par ces attentats. Après la guerre proprement dite, c’est d’un terrorisme plus sournoisement concocté dont il s’agissait.
Pendant ces attentats, les patients dont j’ai pu témoigner des réactions vivantes variaient entre ceux qui s’affolaient sur le divan pendant le moment de la déflagration et ceux qui, en parfaite contenance, s’exprimaient en mots d’esprit ou par des silences lourdement chargés. Ce sont des instants où l’acte terroriste rencontre à vif les associations et le discours des analysants. Certains appelaient tout de suite leurs proches, après s’être redressés sur le divan alors que d’autres se retrouvaient sur pieds en une fraction de seconde, agités et circulant dans tous les sens avec leur téléphone portable à la main avant de décider de sortir du cabinet ou, de continuer comme si de rien n’était. Par exemple, et après un silence de quelques secondes, un patient éclate de rire en raillant le bruit de pas précipités des voisins affolés de l’immeuble avant de continuer ses associations. Dans d’autres cas, les patients arrivent, inquiets, et me mettent au courant de l’assassinat fraichement survenu d’un politicien.
* * *
Dans l’ensemble de ces guerres et ces états d’après-guerre, il fallait toujours faire face à des affrontements en même temps extérieurs et intérieurs. Je crois que le propre du moi régressé d’un patient en analyse, contemporain d’un état de guerre est caractéristique d’un double assaut : un moi fragilisé par la régression analytique et le règne des processus primaires d’une part, et l’éclatement des repères extérieurs dus à l’état de guerre, d’autre part (loi bafouée, fragilité et déstructuration des repères symboliques, familiaux et sociétaires, destruction réelle de l’infrastructure d’un pays). Ce qui pourrait expliquer la contrepartie de l’économie psychique constituée de fantasmes d’invulnérabilité primaire du cadre analytique et de l’analyste, rappelant la fusion primaire devant la détresse du nourrisson, ainsi que la fonction du narcissisme primaire décrit par Freud en 1914.
L’un des corollaires de ce fantasme d’invulnérabilité du cadre analytique est le déni quasi complet de ce qui se passe à l’extérieur, chez la plupart des patients. En dehors des situations d’embrasement militaire intensif évoqué plus haut et pendant les trêves, survient, dans le discours des analysants, un déni de tout ce qui évoque la guerre. Les associations des patients ressemblent à ce moment aux associations d’autres patients, dans d’autres pays en état de paix. Il a souvent été dit que le libanais « refoule » (terme utilisé aussi dans le langage courant et décrivant une opération qui ressemble plutôt à un oubli rapide de l’affect accompagnant un traumatisme, suivi d’un acte de reconstruction) [9]) ; je pense que ce phénomène est plus fidèle au concept de clivage, du moins dans sa connotation de déni d’une perception traumatique et effractive du pare-excitation. Mais un déni plutôt fonctionnel : il ne s’agit pas d’un noyau traumatique clivé et projeté à l’extérieur, dans l’autre ; il pourrait être surtout entendu dans le sens du « je sais bien que cela s’est passé, mais je ne veux pas le savoir… » C’est une sorte de clivage qui maintient une fonctionnalité des pulsions d’auto-conservation, sans effets symptomatiques majeurs, ni mouvements projectifs vers l’extérieur ou l’intérieur car leur lien avec la représentation traumatique est toujours possible.
Ce clivage, pour « inoffensif » qu’il puisse être, n’en provoque pas moins, dans des cas de figure plus spécifiques et plus symptomatiques, certains « après-coup » dans l’après-guerre. J’en cite un exemple à partir d’une brève situation clinique. Pour des raisons de confidentialité, je passerai outre des détails importants de la vie du patient ainsi que de l’analyse clinique du cas. Je rapporterai uniquement la manière par laquelle le trauma a fait retour bien après la guerre.
Situation clinique
Ziad est un homme de 45 ans, fuyant la guerre de 1975-1990 après s’être marié et parti à l’étranger (vers 1985) pour s’y installer. En analyse et à son retour, il comprit combien ce mariage et ce voyage constituaient une sorte d’arrachement de sa famille d’origine, vivant en pleine guerre, avec de multiples déplacements, de ville en ville, de village en village, fuyant les bombardements et les crises économiques afin de pouvoir subvenir aux nécessités de sa propre famille. Selon Ziad, ses parents et sa mère en particulier, étaient constamment excédés par les exigences des déplacements avec quatre enfants à la charge, et le souci continu de pouvoir subvenir à leurs besoins premiers. Les souvenirs qui revenaient comprenaient ceux des descentes soudaines aux abris lors de l’intensification des combats et des bombardements. L’angoisse générale était à son apogée, les affaires et la nourriture pour un séjour en abri étaient souvent préparés en quelques minutes ; Ziad se souvient des altercations entre voisins dans ces abris, population contrainte à se côtoyer en attendant la fin du bombardement. À d’autres moments, un peu plus communautaires et de partage, les voisins se mettaient à chanter ensemble, ce qui l’irritait au plus haut degré… un souvenir olfactif lui revenait aussi souvent : l’odeur insupportable d’un cigare dont un voisin ne pouvait se défaire dans cet endroit fermé.
Un autre souvenir lui vint quelque temps après. C’est un souvenir qui émerge, réveillé par la nature de son travail du moment au cours de l’analyse [10]) : travail dans un organisme non gouvernemental de recensement des familles déplacées pendant la guerre, en vue de leur retour à leurs villages et d’une réconciliation entre des populations de différentes confessions vivant dans une même région, à l’instar de la guerre de la montagne libanaise et les massacres entre populations de différentes confessions.
Dans ce souvenir, il se voyait debout, au seuil du sous-sol d’un immeuble déserté et délabré, avec son frère qui lui disait : « c’est ici que le parti X… jette les cadavres. » Il se rappelle ensuite d’une angoisse intense et d’une vague odeur, une étrange odeur difficile à cerner, avant de quitter hâtivement les lieux [11]). Fantasme infantile ou réalité, hallucination olfactive ou vérité historique ? L’important était de suivre le cheminement des représentations et leur rapport éventuel aux noyaux traumatiques et à leurs implications dans l’après-coup des événements.
Dans son travail du moment donc, et au cours de l’analyse, sa tâche de recensement de la population et ses recherches actuelles le mettent sur le chemin d’un massacre collectif bien connu de la guerre libanaise. Ce massacre s’était déroulé quelques années après le début de la guerre.
Cette période de l’analyse s’avéra être des plus éprouvantes au niveau affectif, avec l’effervescence d’une symptomatologie psychosomatique qui venait « commémorer », mais aussi couper court, au niveau de l’associativité et de la chaine des représentations, à toute élaboration possible du moment. C’était une éruption cutanée généralisée associée à un relâchement musculaire et tonique qui, à leur apogée, lui valurent une brève absence du travail. Heureusement, cette absence ne dura pas longtemps.
L’appel de la réminiscence du massacre ouvra une sorte de trou dans la chaine associative qui dura un moment, avant de reprendre dans le cours de l’analyse. Un reste « non psychisé » de traces mnésiques qui a été à la source d’une potentialité de démentalisation, de rupture représentationnelle et donc d’une désorganisation somatique temporelle. Cette désorganisation, bien qu’arrêtant l’élaboration psychique pour un temps, est venue montrer, paradoxalement, le lieu même de la sidération traumatique et des tenants d’un massacre dont je passe outre les détails et leur élaboration.
Je ne développerai pas plus ce moment qui appela une modification temporaire de la technique interprétative, mais me contente de souligner l’importance du retour de noyaux clivés se rapportant à une guerre que nous pensons souvent dépassée et bien enterrée.
L’IMPLANTATION DE LA PSYCHANALYSE AU LIBAN
Les premiers pas. – Malgré toutes les crises militaires et selon les époques, le Liban est resté un lieu de dialogue privilégié entre ses communautés. La psychanalyse arrive à s’y implanter, loin de toute considération religieuse et confessionnelle même si à certains moments, des oppositions tacites réapparaissent sous différents visages. La liberté d’expression et la démocratie – bien que mises à mal à certaines périodes de la guerre – ont constitué un terrain fertile pour la pratique psychanalytique. Si l’évolution de cette discipline a pu être entravée à certaines périodes dans ce pays, elle l’a surtout été en raison de l’embrasement militaire pendant la guerre libanaise, l’émigration et l’exil de certains pionniers et la suspension temporaire de leur activité (T. Ayouch, 2002) et non pour des raisons dues au bâillonnement de la parole libre comme cela a pu se passer dans d’autres pays en guerre ou dans certains pays arabo-musulmans. En outre, on ne retrouve pas au Liban la même résistance à la psychanalyse rencontrée dans la plupart des pays arabes, ce que confirme la présence de plusieurs groupes psychanalytiques ou inspirés de la psychanalyse sur le sol libanais. Ali Ouattah examine la question de la résistance à la psychanalyse dans les pays arabes (hormis le Liban, qui a une tradition plus libérale) en fonctions de quelques axes majeurs, dont le rapport au savoir scientifique, la liberté de parole, le tabou de la sexualité et le vécu de culpabilité : « Pour ce qui est de l’espace culturel arabo-musulman, on constate en effet que le discours analytique a du mal à franchir la Méditerranée, et de ce fait, est resté étranger à la culture arabe et rencontre encore des résistances, malgré la proximité géographique, les échanges culturels et scientifiques à tous les niveaux, les échanges commerciaux et humains comme aussi bien l’envahissement par les médias de chaque foyer. Les chiffres sont à ce niveau éloquents : dans cet immense espace culturel, il n’y a guère qu’une quarantaine de psychanalystes (dont une vingtaine au Liban, de fait de sa tradition plus libérale et son ouverture sur l’Occident grâce à la présence chrétienne). Après le Liban, le Maroc est le deuxième pays du monde arabe où une institution analytique a pu voir le jour, il y a quelques années à peine. Pourtant, l’Égypte avait connu la psychanalyse dans les années cinquante, où l’on comptait plus d’analystes qu’en Espagne ou en Italie par exemple. Depuis, la psychanalyse n’a fait que reculer jusqu’à l’extinction totale. » (A. Ouattah, 2007)
Dans un article de 2002, A. Houbballah, l’un des pionniers de la psychanalyse au Liban, évoque les difficultés de la pratique psychanalytique en Égypte par exemple, avec des pionniers de renommée internationale, comme M. Safouan, M. Ziwer, S. Ali, I. Ramzi, obligés d’émigrer dans des pays occidentaux pour continuer à exercer. Pour lui, c’est principalement « l’instauration d’un régime dictatorial et totalitaire [qui] rendait impossible l’exercice de la psychanalyse avec le droit au secret professionnel et la liberté de penser » (A-A. Houbballah, 2002) ; raison principale qui aurait poussé Safouan à émigrer d’Égypte. Nous savons par ailleurs que cet analyste avait ultérieurement visité le Liban à plusieurs reprises pour des activités scientifiques, avant de se résoudre à arrêter ses visites aux pays arabes pour les raisons évoquées plus haut. Quant à R. Ben Slama, elle qualifie de « problème de non-advenue », les tentatives laborieuses d’implantation de la psychanalyse en Égypte pour des raisons similaires, et d’autres : la vague de répression du temps de Nasser, les procès intentés contre le premier psychanalyste du pays (C. A, Guirguiss), la psychanalyse en tant que « science juive »…
Pour le Liban et quand la guerre faisait rage, la pratique clinique était entravée par les embrasements armés et la difficulté des patients d’arriver à leur séance, ce qui n’a pas empêché la fondation, en 1980, de la première société psychanalytique dans le Moyen-Orient arabe cinq ans après le début de la guerre civile qui a duré quinze ans. Depuis, et de cette première société (Société Libanaise de Psychanalyse), se sont dégagés groupes et associations. La dernière en date, l’Association Libanaise pour le Développement de la Psychanalyse (ALDeP), s’est mise comme objectif de transmettre la psychanalyse selon des modèles internationalement reconnus, avec l’adéquation commandée par le paysage de la culture libanaise, plurielle et ouverte aux différents courants de pensée psychanalytique. Fondée en 2009, elle est rattachée à l’Association Psychanalytique Internationale (IPA) depuis janvier 2010.
En outre, le malaise et la difficulté dus à la guerre et son impact déstructurant et paralysant pour le psychisme a poussé les pionniers à créer des attaches en Europe, et dans une moindre mesure, aux États-Unis. C’était paradoxalement l’une des conditions de survie de la psychanalyse libanaise. Les activités intellectuelles au Liban ont toujours eu besoin de s’oxygéner à l’étranger, avec la richesse qui peut y être puisée, ainsi que la discipline et la rigueur qui peuvent y être apportées face au relâchement social général, parfois scientifique, relâchement essentiellement dû à la précarité d’une discipline intérieure et à une propension générale vers l’individualisme. De même, la tendance héritée de la guerre civile à aduler des meneurs, politiciens et chefs de file divers, s’est également ressentie dans la vie politique ainsi que dans celle des organisations, sociétés et associations ; et la vie institutionnelle psychanalytique n’y a pas échappé. La plupart des groupes psychanalytiques sur le sol libanais se sont vus diriger par des fondateurs aux initiatives louables mais qui n’ont pas pu établir le passage à une vie institutionnelle rigoureuse, en même temps qu’inventive et démocratique qui puisse mettre les fondements pour une formation de qualité, avec une croissance en nombre de candidats et de membres. D’autres groupes ont eu maille à se développer et à durer dans le temps, principalement en raison d’un certain relâchement dans l’application statutaire de règlements pourtant soigneusement établis, d’une certaine difficulté à une remise en question continue de leur pratique institutionnelle et clinique, ainsi qu’une difficulté à composer avec des références tierces et un regard extérieur pouvant apporter des pistes nouvelles de réflexion sur la pratique et la vie institutionnelle. Ce dernier sujet a été très controversé, et certains y ont plutôt vu une soumission à des standards étrangers.
Malgré tout, je pense que ce qui a fait durer la psychanalyse au Liban, c’est qu’elle s’est affranchie des entraves qui ont été à la source de l’extinction du premier souffle de la psychanalyse dans les pays arabes voisins (A. Aouattah, 2007) (R. Ben Slama, 2010).
Quelques remarques sur l’évolution de la psychanalyse « libanaise » ; confessionnalisme religieux et confessionnalisme théorique. – D'aucuns ont essayé de trouver à l'origine de la psychanalyse des sources talmudiques, d'autres, des notions existant déjà dans la culture islamique ou dans le christianisme (Khoury, 2017). Tentatives louables mais l'on pourrait deviner parfois dans ces tentatives un essai d'appropriation ou encore des preuves rétroactives puisées dans la culture religieuse, qui essayent de montrer que la psychanalyse n'est pas antinomique des religions. Je crois cependant que le mérite du génie freudien est d'avoir montré que le passage à la science est le seul passage susceptible d'une application de la psychanalyse, toutes cultures confondues, même si les sources judaïques – et en même temps européennes – de Freud ont pu l'aider dans ses capacités dialectiques et critiques de ses propres avancées, capacités responsables pour une grande part de l’évolution et des remaniements de sa doctrine (M. Robert, 1974).
Je pose ici l’hypothèse que c’est justement ce travail de passage de la culture religieuse à la science, qui a pu poser les prémices de la psychanalyse dans certains pays du Levant et qui a pu authentifier des spécificités à des groupes et associations psychanalytiques : la psychanalyse au Liban aurait évolué dans ce passage qui s’éloigne des différentes cultures religieuses mais paradoxalement, les fait exister dans un mouvement de présence-absence.
La psychanalyse au Liban n’a pas de sources culturelles et confessionnelles spécifiques et exclusives. Toutefois, il fut un temps où sa naissance pouvait être attribuée à l’existence des chrétiens sur le sol libanais ; préjugé dû à une tendance des chrétiens à s’ouvrir naturellement et plus facilement à l’occident européen, bercail de la psychanalyse... pourtant découverte par un occidental aux origines hébraïques. Mais nous savons également que la première société de psychanalyse au Liban a été fondée par un musulman et deux chrétiens, indépendamment de leur rapport personnel à leur religion d’origine… Cependant, j’aurais tendance à penser que la fondation d’une société de psychanalyse dans un Proche-Orient saturé des trois religions monothéistes n’est pas indépendant des cultures religieuses qui la composent. Adnan Houbballah, dans l’un de ses écrits (A. A. Houbballah, 2002), a essayé de montrer que l'implantation de la psychanalyse au Liban n'est pas attribuable aux seuls chrétiens et que par ailleurs elle pourrait évoluer dans des sociétés musulmanes, à condition d’être ouverte à la scientificité et à la laïcité. Au Proche-Orient, culture religieuse et psychanalyse seraient liées, dans un processus continu de liaison-déliaison. Liaison dans l’enrichissement de sa culture protéiforme et déliaison dans les conflits de tout ordre.
Notons que par la suite, les deux principales confessions de base au Liban avaient été déplacées vers de nouvelles « confessions », moins religieuses dans leur connotation stricto sensu : une freudienne et une lacanienne. Plus tard le même dualisme s'est joué chez les analystes d'obédience lacanienne : entre les « modérés » et ceux, plus fidèles au langage lacanien. Et le mouvement d’union-désunion s’est poursuivi : entre les analystes toutes orientations qui pouvaient entrevoir un rattachement sérieux à l’IPA et ceux qui ne laissaient pas une occasion d'attaquer ladite Association Internationale, avec des tentatives de sur-théorisation et de retour à l'histoire pour justifier la soi-disant stérilité de la tentative d'internationalisation de la psychanalyse, commencée par Freud en 1910.
Ces conflits, n’ayant pas toujours de rapport avec la psychanalyse en tant que théorie, clinique et méthode de recherche, se sont soldés par une scission et par la création, en 2009, d’une association de psychanalyse rattachée en 2010 à l’IPA en tant que Groupe d’Études (Association Libanaise pour le Développement de la Psychanalyse) : une IPA qui prône une internationalisation ouverte à tous les courants de pensées mis au travail, avec, pour le Liban, une spécificité qui caractérise une culture libanaise, ouverte, plurielle, qui s’alimente de ses racines, toujours questionnées et ouvrant la voie à un débat en mouvement.
Pour clôturer, l’on pourrait aussi interroger la place de la culture juive dans le développement de la psychanalyse au Proche-Orient et au Liban spécifiquement. Un autre chapitre que je n’aurai pas la possibilité d’entamer dans cet article tout en notant que la première société de psychanalyse en Palestine, due à M. Eitingon (alors Société Palestinienne de Psychanalyse), a été fondée en 1934. Mais ce fut un îlot isolé du monde arabe, sans doute en raison de la création de l’État d’Israël en 1948, création imposée aux arabes après l’échec de la première tentative d’une solution politique qui date de la fin de la première guerre mondiale et l’échec des accords qui ont suivi. Pour le Liban, une grande partie des juifs libanais avaient quitté le pays vers le début de la guerre libanaise de 1975. Mais il aurait été intéressant de voir comment la psychanalyse libanaise aurait pu évoluer dans le monde arabe, si la troisième religion monothéiste était partie prenante de son développement.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Ben Slama R., La psychanalyse en Égypte. Un problème de non-advenue, Topique 1/2010 (n° 110), p. 83-96.
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Khoury M., Angoisse et passivité, Revue Française de Psychanalyse, vol. 63, n° 5, pp. 1797-1806, PUF, Paris, 1999.
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Actes de colloques :
Actes du premier congrès des psychanalystes de langue arabe, La psyché [An-nafs] dans la culture arabe et son rapport à la psychanalyse, 20-23 mai 2004, Palais de l’Unesco, Beyrouth ; Ed. Dar El-Farabi, 2005.
Actes du colloque La psychanalyse dans le monde arabe et islamique, 6-8 mai 2005, Palais de l’Unesco, Beyrouth ; sous la direction de Chawki Azouri et Elisabeth Roudinesco, Presses de l’Université Saint-Joseph, 2005.
Notes
1. Référence au « narcissisme des petites différences » que Freud décrit dans Le tabou de la virginité (1918), Psychologie des masses et analyse du moi (1921), Malaise dans la civilisation (1929) et L’Homme Moïse et le monothéisme (1938). Dans l’ensemble, il y décrit l’ambivalence et la haine inexplicables entre personnes ou collectivités qui éprouvent le besoin narcissique de surinvestir leurs différences, pourtant négligeables pour des tiers. ↩
2. Les pays du levant sont les pays qui se situent sur la côte orientale de la mer Méditerranée, à savoir le Liban et la Syrie. La région du Levant inclut également la Palestine, Israël et la Jordanie. ↩
3. Partage de la région traduit par les accords « Sykes-Picot ». ↩
4. Voir à ce sujet les Actes de deux colloques qui se sont tenus au Liban en 2004 et 2005. Le premier avait porté sur La psyché [An-nafs] dans la culture arabe et son rapport à la psychanalyse, et le second, sur La psychanalyse dans le monde arabe et islamique (se référer à la bibliographie en fin d’article). ↩
5. Le conflit sur la succession du prophète a été responsable du schisme qui a eu lieu en 632 entre deux branches majoritaires de l’Islam : les Sunnites, partisans de l’Imam Abou Bakr, et les Chiites, partisans de l’Imam Ali. ↩
6. Nous en citons notamment A. Houbballah, M. Chamoun, M-T. Khair Badawi, M. Gannagé, L. Germanos Ghazaly, Y. Gueutchérian , M. Osseiran… ↩
7. Freud estime que « la seule attitude rationnelle, en présence d’une menace de danger, consisterait à comparer ses propres forces à la gravité de la menace et à décider ensuite si c’est la fuite ou la défense, ou même, éventuellement l’attaque qui est le moyen le plus efficace d’échapper au danger » (S. Freud, 1916, p. 371). ↩
8. À savoir qu’en 2006 et durant la guerre israélo-libanaise qui a duré un peu plus d’un mois, une autre incursion a eu lieu. Elle a été brève et s’est aussi soldée par un rapide retrait. ↩
9. Par exemple, reconstruire un logement atteint la veille par un obus, malgré le risque d’une répétition imminente de l’attaque, ou encore faire la fête le lendemain même d’un bombardement intensif. ↩
10. À savoir que l’analyse a lieu après le retour de Ziad de l’étranger avec sa femme et ses deux filles, à la suite d’une décennie d’absence. ↩
11. Le lien avec l’odeur du cigare du voisin, dans l’abri/sous-sol, en même temps, lieu de protection et de conflits entre voisins, s’est fait ensuite. ↩