Conférences en ligne

Maintien du lien et transformation

À partir de l'ouvrage "Écrits intimes de psychanalystes pendant la pandémie" (dir. Monica Horovitz et Piotr Krzakowski)

Yara DEBBAS TABET

Résumé

«Cet ouvrage se lit aussi comme une forme spontanée de recherche, d’interrogation du processus analytique étendu à la pratique de le téléconsultation. Il est né de la pandémie du Covid-19 et de l’initiative de Monica Horovitz, rejointe par Janine Puget. Ces deux psychanalystes, intéressées par la clinique de l’excès, répondaient à la nécessité de penser les effets d’une société néolibérale piégée dans la temporalité d’une vie subitement à l’arrêt.»
Entre rencontres, travail d’écriture et de penser, des liens se sont créés grâce à cette expérience groupale et ont permis de vivre « autrement » la crise du Covid, en tant qu’analyste et dans un mouvement de pensées partagées ; c’est ce que cette conférence va relater. Réfléchir aux liens et aux transformations en temps de crise est une invitation à poursuivre dans l’après-coup de la pandémie cette discussion.

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« Écrits intimes de Psychanalystes pendant la pandémie », est le fruit d’un travail de groupe que Monica Horovitz a initié au moment de la crise du covid. En mars 2021, avec quatorze autres participants [1], je rejoins son invitation de nous rencontrer en ligne pour penser cette « turbulence émotionnelle », terme emprunté à Bion.

Penser la Pandémie qui s’impose à nous, ainsi que le passage des séances en ligne du fait du confinement est avant tout une invitation à penser « autrement » et « ensemble », une expérience nouvelle. Elle nous dit « après l’effroi ? que fait-on ? », « que fait-on de nouveau ? ». Elle souhaite s’interroger avec nous sur les transformations relationnelles immédiates, réfléchir « à l’inconnu qui s’impose actuellement », citation de Janine Puget. Comment en tant de crise, les transformations psychiques peuvent continuer à opérer ? Ce que nous propose Monica, c’est un dépassement de l’effroi par l’espace transitionnel qu’est l’écriture. La publication n’était pas un projet initial.
Sur 4 mois, nous nous retrouvons en ligne, entre la France, l’Italie, le Liban et l’Argentine d’où nous rejoint Janine Puget dont on va lire les textes dont, « Analystes et patients dans des mondes superposés ».

Deux mondes superposés fait référence à une réalité commune que patients et analystes ont partagé en Argentine au moment d’une crise institutionnelle au sein du monde psychanalytique argentin. Que se passe-t-il alors quand « patients et analystes » vivent une réalité commune, vivent l’effraction de la réalité dans l’espace analytique. Ce que Janine Puget appelle « la paroi brisée ». C’est ce qui s’est passé pour nous au moment de la pandémie. Patients et analystes se sont trouvés devant une même réalité, celle du Covid, un incertain dont on ne pouvait prévoir ni la durée, ni la portée. La pandémie a apporté avec elle un ensemble de changements dont on ressent l’impact, encore deux ans après. Grâce aux échanges avec mes collègues au Liban et grâce à cette expérience groupale dont nous parlons ce soir, j’ai pu réfléchir aux liens qui permettent de transformer une telle expérience. Des liens à entendre au sens des liens entre individus mais aussi les liens que l’on peut faire entre événement et vécu intérieur.


Une expérience émotionnelle

C’est ce que l’on a vécu. Durant 6 rencontres, dirigée par Monica nous allons nous retrouver sur Zoom et partager ce qui nous mobilise au niveau du réel et des associations qui s’invitent à nous. Quatre rendez-vous d’écriture vont témoigner de nos vécus et ceux des patients depuis l’arrivée de la pandémie à la reprise des séances en présentiel. Après nos rendez-vous, nous rêvons, digérons et écrivons nos réflexions et vignettes cliniques sur un mode journalistique ou théorique selon le style de chacun.
Certains articles d’auteurs notamment ceux de Janine Puget seront les premiers support de nos discussions. Discussions où l’italien se mêle allègrement au français. Une édition en italien de l’ouvrage a d’ailleurs vu le jour grâce à notre collègue Adelia Lucattini.
Confinée, je voyage au travers des récits, dans les villes de chacun des participants et une représentation plus claire de nos réalités respectives nous est possible.

Depuis Beyrouth, je partage aussi notre vécu de la pandémie dans un pays marqué par la crise économique et la révolution. Ces communications sont chaleureuses et contenantes.
Comme beaucoup de libanais, j’ai grandi dans un climat anxieux et dans une culture qui oscille entre une surprotection et l’omnipotence d’un optimisme à outrance. Une tonalité bien différente de celle que la personnalité et la vitalité de Janine et Monica ont donné au groupe pour appréhender la crise actuelle.

La présence de Janine est un cadeau que Monica nous fait grâce au lien de confiance et d’amitié qui les unit et je pense que l’on s’est tous sentis fort de leurs transmissions. Janine Puget nous invite à « devenir amis avec l’incertitude et nos conflits et à nous tourner vers de nouveaux soleils ». Monica ouvre les frontières, nos frontières de pensées et rend possibles des rendez-vous et un journal de bord de différents points de la planète.
Je vous lis un passage de son introduction : « Penser un virus comme un étranger limite nos possibilités de défense en imaginant qu'il suffit de fermer les frontières et de refuser les visas pour rester indemne. En même temps, en supposant qu'il n'y a rien d'étranger en nous - puisque l'étranger est toujours l'autre, la menace - on nie la preuve qu'un virus est transmis par des liens, et que l'espèce humaine est humaine précisément à cause de ces liens. C'est une force brutale que de repousser l'idée de danger, car l'étranger nous constitue. Et en ce sens, il n'y a pas de lutte efficace contre un agent pathogène sans considérer qu'il niche ou va également nicher en nous, dans nos relations, à l'intérieur de nos frontières toujours poreuses avec l'autre ».
Porosité, frontière, étranger, incertain, inconnu, espaces, liens, inventivité… tel est l’un des fils associatifs auquel chaque rencontre va donner lieu, dans notre travail d’écriture.
Ceci va transformer cette expérience du Covid et ses répercussions en une expérience contenue et pensée.
Le vocabulaire présent dans les différents textes de l’ouvrage sont emprunts de vitalité dans un paysage confiné.
Voici quelques thématiques clés que l’on trouve dans les écrits de cet ouvrage :

- Force d’Éros face à l’inquiétude de la menace du Covid ;
- Chaleur et dynamique de rencontre ;
- Invitation à la transformation produisant des émergences et des résonances créatrices entre nous en tant que sujet et en tant que groupe ;
- Beaux moments d’échanges ;
- Expérience de présence partagée circulaire.

Des termes emprunts d’une charge émotionnelle qui a jalonné ces rencontres.


Dans « Aux sources de l’expérience », Bion nous dit que « tout savoir se produit dans un certain processus émotionnel (...), toute expérience de connaissance ne peut se concevoir sans un lien » (Bion, 1962).
« C » qui symbolise la connaissance dans la théorie de Bion, non pas au sens d’une compréhension mais d’une expérience émotionnelle ne peut se vivre sans un lien.
Les écrits partagés comme le titre le signifie, sont des écrits « intimes », est-ce une condition nécessaire pour créer du lien ? C’est une question que l’on peut se poser dans les relations à autrui. Dépendent-ils du niveau d’intimité émotionnelle partagée ?
N’est-ce pas quand H et A dans la théorie de Bion, que Haine et Amour se vivent dans la relation à autrui que la connaissance de soi peut se vivre, dans le lien à l’autre et l’autre en soi ?

Comment les liens peuvent-ils participer à de possibles transformations psychiques.
A propos de la transformation Fernando Riolo, écrit : « Une transformation n’est pas un changement : cela suppose que quelque chose reste inchangé à travers le changement ; autrement, il ne s’agirait pas d’une transformation, mais d’une chose entièrement nouvelle et différente. Ce qui caractérise une transformation est la présence d’éléments invariants entre l’état initial et l’état final de la transformation » (Riolo, 2018).
Les invariants du cadre sont aussi ce qui nous a fait réfléchir, qu’est-ce qui dans le cadre analytique, constitue un invariant malgré le passage en ligne et la perte de la présence des corps.
La crise du Covid nous a fait craindre des changements effroyables dans la relation à l’autre devenu menaçant, inquiétant, comme dans la rencontre avec l’étrange en nous.
Pour se dégager de l’impact d’un vécu catastrophique et le risque de changements effroyables, le processus de transformation n’est-t-il pas le maintien des invariants qui seraient : la capacité de penser et la relation à autrui.

Voici, ce que j’ai partagé lors d’un de nos échanges d’écriture,
« Encore aujourd’hui, nous vivons, au rythme des coupures de routes, d’électricité, d’eau, de liens avec l’extérieur quand l’aéroport ferme, et maintenant une coupure dans notre système économique qui implose.
La création de ce groupe vient s’opposer à ces coupures auxquelles nous sommes soumis et rend possible l’élaboration du poids des « évènements », hier la guerre, aujourd’hui le Covid.
Que ce soit grâce à la possibilité de penser ensemble, ou l’accès à l’autre ailleurs, ces échanges m’ont permis de rêver et de penser avec vous, les coupures, le confinement et tout ce que nous avons aborder ensemble.
Malgré les coupures extérieures, la pensée, nos pensées ont maintenu l’accès à l’eau courante et aux liens. Peut-être est-ce là que réside l’une des composantes de cet « être analyste » au-delà et indépendamment des événements.


Les transformations

La pandémie a apporté une actualité inquiétante, avec chaque jour de nouvelles informations. Une déferlante d’éléments anxiogènes qu’il faut digérer.
Cela exige un travail de transformation des éléments bêtas en éléments assimilables, passer d’une expérience vécue en une pensée représentable, d’un éprouvé en affect.
Je vais illustrer ces différents passages en citant mes collègues de l’ouvrage.
Vous trouverez leurs noms complets dans la bibliographie.

Elisabetta souligne que « nous assistons à une succession d’évènement de la réalité extérieure perçus plus rapide que la capacité à penser » et « c’est dans les rencontres que la mise à penser groupal a permis de digérer les changements de la réalité ».
Il faut selon la formule de Janine, « intégrer les « excès » de ce qui se présentifie ».
Digérer cet excès est un travail d’autant plus difficile que cette pandémie a eu pour chacun un retour de refoulé, individuel et collectif.
Un refoulé d’horizons différents dans ce groupe multi culturel qui a joué un rôle de fonction alpha.
Les « mondes superposés » s’invitent dans notre fil associatif. L’Argentine et son histoire institutionnelle est mise en avant. Des liens se font entre un moment de l’histoire et un autre actuel.

Monica rappelle d’ailleurs que « Janine nous avait confié avoir repensé à quel point les contenus latents de cet article étaient une transposition de la relation analyste-analysé pendant la dictature des années 60, 70 en Argentine ».
En France le jeudi noir de 1929 est évoqué et les suicides dus à la faillite encore dans les mémoires.
En Italie la « débâcle du système politico-sanitaire est mis sur le banc des accusés. Monica évoque l’expression « le Roi est nu » et d’Italie, Elisabetta écrit « je me sens un peu comme le roi ingénu et orgueilleux, mais aussi, heureusement, comme l’enfant qui pointe finalement le doigt sur la réalité et fait tomber les voile de la négation et du mensonge ».
Avec ce risque de pandémie, dont parlaient les scientifiques depuis de nombreuses années, le déni sur ce risque et sur les systèmes politiques de santé se transforme en une réalité. Transformation donc d’un certain déni en une réalité sanitaire, politique et sociale qu’il faut accepter.

Pour Laurence, « Cette infection constitue un équivalent d’altérité irréductible ».
Au Liban, le vécu de guerre et de confinement dans les abris revient dans les souvenirs, certains disent « pendant la guerre, c’était mieux, au moins on pouvait se voir ».
Au niveau de la pratique clinique, il a fallu réfléchir pour maintenir le cadre et notre fonction analytique malgré les changements que le confinement a provoqué.
Pour certains, « le sentiment de désarroi se transforme en curiosité envers ce qui représente une expérience nouvelle par rapport au nouveau cadre professionnel. »
Néanmoins, les changements sont à vivre, en ligne ou avec les gestes barrières à aménager.

Nos modalités d’écoute du fait du passage aux séances en ligne ont, elles aussi dû s’ajuster. « Le passage d’un cadre avec la présence des corps, avec les odeurs, les regards, les couleurs, avec ses changements somatiques et d’atmosphère, toute cette communication non-verbale a dû se voir transformée en d’autres rapports, une autre modulation de l’expression et souvent des contenu délié » partage Elisabetta.
Il nous a fallu maintenir l’écoute flottante, la rêverie, la fonction contenante du cadre dans un passage de la présence des corps à un aménagement virtuel où le canal auditif est alors privilégié et où le sens de l’écoute est modifié et mobilisé par de nouvelles modalités.

Pour Joseph, « l’effort d’adaptation pour les entendre est démultiplié car j’ai besoin habituellement de toutes les informations perceptives qui me manquent à présent. J’ai aussi eu de bonnes surprises comme des capacité réflexives voire régrédientes inattendues lors des nouvelles séances par téléphone. » Au niveau du travail analytique avec les patients, il a fallu contenir le vécu d’abandon, maintenir le lien, entendre le virus au niveau de la problématique singulière de chaque patient.

Pour Julie, « impossible de penser, sans partir au préalable exclusivement de mon intériorité et à la condition d’une adresse à l’autre, ce groupe-ci en l’occurrence. »
L’espace aussi s’est modifié. Le confinement nous restreint dans un champ spatial réduit.
En est-il de même du champ psychique, ou au contraire ? quel impact sur la pensée ?
Julie dépeint cette question d’espaces, « impossible de penser, sans partir au préalable exclusivement de mon intériorité et à la condition d’une adresse à l’autre, ce groupe-ci en l’occurrence. »
Lecture, écriture, création artistique… pour beaucoup, c’est l’occasion d’ouvrir des champs d’expression parfois délaissés.
Ce qui se passe en séance pour le patient est également modifié.

Pour Laurence, le changement de dispositif semble avoir permis une poursuite processuelle, voire des émergences inédites et fécondes, un état de « transparence psychique » que les facteurs de confinement, de pression traumatique du contexte et d’analyse à distance aurait favorisé ».
Des champs se sont fermés, d’autres se sont ouverts. Il y a eu des passages de nos cabinet à nos ordinateurs, d’un mode de relation ouvert à des contact masqués.
L’universalité du virus ouvre un champ de solidarité et d’humilité devant un désastre sanitaire qui touche tout citoyen sans différenciation culturelle.
La technologie souvent diabolisée ouvre les frontières et offre une possibilité de lien malgré les distances. Pour ma part, la participation à ce groupe va transformer une situation qui aurait pu aboutir à un isolement en une expérience singulière et maturative.

Pour la conférence d’aujourd’hui, j’ai relu les écrits de l’ouvrage avec plaisir et avec la curiosité de l’après coup. Il est riche et le témoin d’un moment d’histoire vécu sur le plan individuel, groupal et sociétal. Il revêt le voyage parcouru ensemble, sous tendu du matériel de nos discussions qui a agi comme les germes d’un fil associatif.
On y trouve un ensemble de références théoriques autour de la question du cadre, de la temporalité, de l’excès, de la quantité, de la décharge, des régressions et d’autres thématiques encore.
Ce que nos réflexions et nos liens ont permis c’est le maintien de notre processus de penser. Pour Piotr « Ce travail d’écriture a été cela même, un dispositif de reprise de condition de penser ».
Comme l’annonçait Maurice, Monica est notre invitée ce soir, sont présents également des auteurs de l’ouvrage. Je les remercie, comme je remercie la force des liens et nos capacités transformatrices de tout travail d’élaboration, l’analyse également, espace privilégié des transformations.


Notes

1. Elisabetta Astori, Julie Augoyard, Elena Gloukhovskaia, Monica Horovitz, Piotr Krzakowski, Christine Lorgeoux Gallais, Adelia Lucattini, Francesca Mosca, Laurence Patry, Janine Puget, Sophie Rougeot, Yara Tabet, Joseph Torrente, Philippe Zannier.


Bibliographie

Bion WR (1962), Aux sources de l’expérience, Paris, PUF, 1979.

Horovitz M. et Piotr Krzakowski P. (sous la direction de -), Écrits intimes de psychanalystes pendant la pandémie ; Journal de voyage en Confinia. Ouvrage collectif, Paris, Ed. l’Harmattan, 2021.

Puget, J., (2007). La subjectivité de la certitude et le sujet de l’incertitude, Texte communiqué par Janine Puget pour le séminaire dirigé par Monica Horovitz, avril 2020.

Puget, J., Wender, L. (1989), Analyste et patient dans des mondes superposés, Présenté à la réunion scientifique de l’APdeBA du 13 avril 1982.

Riolo, F. (2018) , Le travail de la transformation : de Freud à Bion, Revue Française de psychanalyse, 2018/5 (Vol. 82)


Illustration de couverture : Pablo Reinoso