Conférences en ligne

Destins de la pensée freudienne

Quel patrimoine analytique pour une société contemporaine de psychanalyse ?

Maurice KHOURY


(Cette conférence, légèrement remaniée, a été prononcée à Istanbul en novembre 2000 lors des Journées du Groupe de Psychanalyse d'Istanbul). 

Je vais tenter, dans cette communication, d'illustrer mes quelques idées sur la solidité malléable des racines conceptuelles freudiennes et sur le potentiel évolutif et créatif issu de la pratique et de la théorie psychanalytiques, telles qu'elles se sont dessinées au cours du siècle qui vient de s'écouler.
Il m'a paru intéressant de voir comment l'héritage freudien a évolué, ce qui a résisté au fil d'un siècle d'âge et ce qui s'est pratiquement modifié ou volatilisé. Il m'a paru aussi utile de comprendre l'évolution logique des crises et des scissions au sein du mouvement psychanalytique, sachant que ces crises n'ont pas seulement été favorisées par des divergences théoriques ou techniques, mais aussi par des phénomènes aléatoires, des effets de pouvoir et des résidus transférentiels mal résolus. Avec un héritage d'une centaine d'années, que nous reste-t-il à l'aube du 21ème siècle, et quelles sont les perspectives qui s'ouvrent à nous dans les Sociétés actuelles de psychanalyse ?
Le modèle physique de l'auto-organisation et de l'apparition du nouveau, appliqué avec inventivité par Georges Pragier et Sylvie Faure-Pragier au parcours freudien, me sera d'un précieux recours dans la tentative de comprendre l'hypothèse d'une auto-organisation dans le mouvement analytique jusqu'au début de ce siècle.


Tel père, quels fils ?

Freud, dès ses premiers tâtonnements, pouvait imaginer les tournures qu'allaient prendre les crises touchant sa discipline naissante, tant du point de vue interne (les différents développements de sa propre théorisation dans différentes régions du globe) que du point de vue des autres disciplines, notamment les sciences médicales, la biologie et la psychologie. Il avait essayé tant bien que mal de léguer avec un souci testamentaire ses découvertes, comme nous le montre la création du comité secret (1912) ainsi que les affirmations qui montrent sa préoccupation de créateur comme celle qu'il avance en 1914 dans sa Contribution au mouvement psychanalytique : « Cette contribution présente un caractère subjectif qui, je l'espère, n'étonnera personne, de même qu'on ne trouvera sans doute pas étonnant que j'y parle du rôle que j'ai moi-même joué dans cette histoire. C'est que la psychanalyse est ma création: pendant dix ans, c'est sur ma tête que s'abattaient les critiques par lesquelles les contemporains exprimaient leur mécontentement envers la psychanalyse et leur mauvaise humeur à son égard. Je crois même pouvoir affirmer qu'aujourd'hui encore, où je suis loin d'être le seul psychanalyste, personne n'est à même de savoir mieux que moi ce qu'est la psychanalyse, en quoi elle diffère d'autres modes d'exploration de la vie psychique, ce qui peut être désigné par ce terme ou ce qui pourrait être mieux désigné autrement. »

Du point de vue interne, c'est essentiellement sa théorie de la libido (première et deuxième théorie des pulsions) qui a été la cible de remises en cause et de critiques virulentes ; et quand on évoque la théorie de la libido et des pulsions on entend aussi par conséquent la mise en avant de l'intrapsychique qui, on le sait actuellement, a été presque banni par certaines écoles qui se réclament pourtant de la pensée freudienne.
Du point de vue des autres disciplines, Freud a eu le plus grand mal à se positionner au regard des sciences médicales et ce, depuis la tentative par le groupe berlinois d'établir la psychanalyse comme spécialité au sein de la profession médicale dans les années 1920, en passant par l'affaire Reik et la question de l'analyse laïque en 1926, jusqu'aux années 90 - plus spécifiquement en 1989 - où ce qu'on appelle la division 39 avait obtenu gain de cause avec l'autorisation par l'état américain de la pratique de la psychanalyse par les non-médecins.

Sur un autre plan, la paternité théorique freudienne devait très tôt être secouée par les premières originalités théoriques et techniques (celles de Ferenczi, Jung, Rank). Ces originalités, mise à part leur qualité théorique, allaient être renforcées par le développement d'un esprit démocratique d'après-guerre. Alain De Mijola dit à propos de la démocratie d'après guerre, notamment alimentée par ce qu'on appelle les grandes controverses (M. Klein-A. Freud), qu'elle avait pris "une résonance très forte pour ceux qui avaient combattu le fascisme et s'apprêtaient à se heurter à l'autocratisme stalinien: elle allait de même s'appliquer à l'idéologie manifeste des sociétés psychanalytiques: il ne fallait pas qu'un seul puisse désormais décider de ce qui était psychanalytique et de ce qui ne l'était pas"2.
Freud avait donc graduellement compris qu'il avait mis au monde un outil d'exploration de la vie psychique qui allait être manipulé selon des circonstances et des paramètres très variables, et qui allait naturellement lui échapper. A Eitingon il avait écrit en 1927 : « Nous avons besoin pour amener un accord général d'une autorité dont nous ne disposons pas. » Plus loin, il constate avec un certain regret : « Je me trouve dans la position d'un commandant en chef sans armée. »3

Je ne réciterai pas la vulgate des premiers moments historiques relatifs au souci de paternité théorique que Freud a entrepris de préserver, mais je dirai d'emblée que l'appréhension majeure qu'il avait, touchait essentiellement à sa théorie de l'intrapsychique, avec ses assises libidinales. La réponse critique de Ferenczi4 à l'ouvrage de Jung Métamorphoses et symboles de la libido (1912)5 montre bien la récupération diluée de Jung de la théorie des pulsions proprement freudienne.

En dépit des différentes manipulations, crises et ruptures, nous voyons, en ce début du 21e siècle que la psychanalyse se porte suffisamment bien pour continuer à se développer, parfois au risque d'aventures hors de son cadre habituel, hors de son modèle. Je renvoie à ce qu'avance André Green dans son article Les enjeux de la psychanalyse à l'aube du 21ème siècle6, quand, citant Winnicott, il dit: « Quand je peux faire une analyse, je fais une analyse. Quand je ne peux pas la faire, je fais autre chose.» Et à Green de préciser: «... le problème c'est de comprendre que “autre chose”  n'est pas n'importe quoi car c'est l'analyste qui continue à être là et qui se rend compte que ses paramètres ne tiennent plus le cadre et qu'il faut en créer d'autres [...] à l'intérieur de la situation analytique, ce que l'on appelle “faire autre chose”, ce n'est pas une non-analyse: c'est une sorte de perspective sur ce qui peut se passer dans l'extension de l'analyse, hors de ses frontières, hors de la situation analytique qui met en crise son modèle et qui finit par le remettre en tension. »
Les variantes du modèle psychanalytique, loin de signer son arrêt de mort, demeurent dans les sillons des concepts freudiens qui sont saisis sous des angles complexes et nuancés, selon les aléas des structures psychopathologiques rencontrées, les variables géo-psychanalytiques - c'est à dire l'effet du transport de la psychanalyse dans différentes régions du globe - ainsi que les états de tension provenant du problème déterminant de la transmission psychanalytique dans laquelle sont intervenus la question de la formation des analystes ainsi que les effets de pouvoir.

Sur un autre plan, l'on pourrait se demander comment divergences, crises théoriques, voire ruptures et scissions, seraient venues paradoxalement servir l'expansion de la psychanalyse. Je me réfère ici au modèle physique de l'auto-organisation repris par Georges Pragier et Sylvie Faure-Pragier dans les nouvelles métaphores: à la place de comment parler d'auto-organisation à propos de la découverte de Freud ?7, je dirais : comment parler d'auto-organisation dans l'évolution du mouvement psychanalytique depuis le déclenchement de la pensée freudienne, compte tenu de l'apparition d'événements aléatoires et de l'apport d'auteurs qui sont venus « bouleverser » l'ordre des idées du fondateur tout en s'organisant dans les sillons de sa pensée. Je rappelle schématiquement les paramètres de l'auto-organisation dans laquelle interviennent un premier temps de structuration suivi d'événements de survenue aléatoire (le bruit) et d'une crise désorganisatrice qui sera remaniée par un deuxième temps organisateur.
Je retiens ici, parmi les événements qui auraient organisé l'agencement de la pensée freudienne et sa transmission, quatre paramètres qui rentrent dans le courant du processus auto-organisationnel :

1/ La question du pouvoir et les circonstances de son utilisation dans le mouvement psychanalytique
2/ La malléabilité des découvertes freudiennes qui a rendu possible les nouveautés conceptuelles ; je pense en particulier aux auteurs qui ont provoqué des sauts qualitatifs dans la pensée freudienne comme Ferenczi, Klein, Winnicott, Green, Lacan et bien d'autres. Mais aussi, comme disent G. et S. Pragier: «Célébrer  le génie de Freud, c'est aussi montrer les multiples ouvertures de son oeuvre sur des champs qu'il n'a pas explorés.» Je pense aussi par ailleurs à la conception ingénieuse d'un appareil psychique fictif, hypothétique qui ne se réduit point au cerveau organe qui en a été le premier support, ce support ayant été abandonné par la suite - après l'Esquisse (1895)8 : «S'en échapper, en affirmer d'emblée le caractère fictionnel est un tournant décisif.» André Bourguignon avait bien précisé en 1971 que jamais l'appareil cérébral ne remplacera l'appareil psychique9.
3/ Les phénomènes aléatoires qui, par leur contingence, avaient produit des vacillements et des discontinuités rendant plus complexe l'évolution de l'histoire du mouvement psychanalytique. Par exemple les effets aléatoires de la montée du nazisme et l'éclatement de la 2ème guerre mondiale qui avaient provoqué l'émigration de la plupart des premiers analystes et les développements théoriques qui leur sont dus, ce qui a néanmoins contribué aussi, et paradoxalement, à dénaturer la vision freudienne de la théorie de la libido. Ceci nous amène à réfléchir à :
4/ L'effet du transport de la psychanalyse à différentes régions du globe, et les revirements et altérations dont elle a été l'objet. Freud, dans sa correspondance avec Eitingon (1927), craignait que la psychanalyse ne puisse «émigrer» comme il l'entendait. Ce qui n'est pas sans poser un problème d'ordre épistémologique, dans le sens de l'émigration d'une psychanalyse qui a sa spécificité comme théorie, comme méthode et comme pratique10. Dans un article de 1993, Jacques Vigneault compare le voyage de la psychanalyse au voyage de certains vins qu'on déplace d'une région à une autre : "De même que le voyage altère parfois le goût et la substance de certains vins qui du fait de leur déplacement ne seront plus jamais les mêmes, sans pour autant devenir impropres à la consommation ni manquer d'attrait, quels auront été les effets du déplacement de la psychanalyse du vieux continent où elle est née, de son transport et de sa transplantation dans le Nouveau Monde ?"11 A ce propos, il évoque les réserves que Freud avait exprimées, en confiant ses impressions à Jones, Ferenczi, Rank et Eitingon dès que la psychanalyse a traversé l'Atlantique. Nous savons en revanche, que certains collègues américains poursuivent une œuvre riche et créatrice en s'appuyant sur les concepts freudiens classiques, notamment sa théorie des pulsions et de l'Œdipe (Thomas Ogden), qui avait été écartée par plus d'un courant de pensée outre-atlantique.

Je vais anticiper maintenant en quelques points ce que j'essaierai de développer par la suite. J'énoncerai donc quelques idées qui pourraient contribuer à relancer, sur un plan prospectif, une certaine modernité de la psychanalyse :

1/ La mise en place de liens inter-communautaires favorisant les échanges entre les écoles, évitant par conséquent tout clivage théorique dans lequel ce qui est aboli au-dedans, reviendrait au sein même de la théorie, dans la pratique et dans la vie institutionnelle avec des positions extrémistes inéluctables.

2/ La conflictualité théorico-clinique intra-groupale, phénomène tout naturel, et la réflexion issue d'échanges entre différentes approches qui restent psychanalytiques car issues des concepts freudiens de base. Tel serait le sort des nouvelles sociétés de psychanalyse, sachant que partout s'ouvrent des espaces de dialogue même dans la conflictualité.

3/ L'intégration de modèles culturels analytiques se rattachant aux convictions cliniques et théoriques de chaque analyste à condition qu'une ligne de partage claire soit établie entre l'identification aveugle à un surmoi analytique asservissant d'une part, et l'appropriation d'un modèle identitaire et structurant utilisé à bon escient, comme support de toute réflexion ultérieure, d'autre part. Dans cette optique, je me réfère au «surmoi» culturel analytique développé il y a quelques années par Gilbert Diatkine. Le Surmoi culturel analytique est selon lui un modèle de fonctionnement indispensable dans lequel le respect d'une technique analytique aide l'analyste à rester analyste, et toute tentative d'éliminer totalement le surmoi culturel du cadre de la cure est vaine. Mais il soutient aussi qu'il nous reste à apprendre à l'utiliser dans l'écoute de notre contre-transfert et dans nos interprétations12.
Winnicott, pour sa part, et tout en affirmant qu'il n'a jamais été capable de suivre quelqu'un d'autre, pas même Freud, estime qu'il est "impossible d'être original sans s'appuyer sur la tradition… Le jeu réciproque entre l'originalité et l'acceptation d'une tradition, en tant qu'elle constitue la base de la capacité d'inventer, [lui] paraît simplement être un exemple de plus, et fort excitant pour l'esprit, du jeu réciproque entre la séparation affective et l'union".13

4/ Le retour de l'intrapsychique, notamment la théorie de la libido, qui serait le retour de l'esprit même de l'invention freudienne. La psychanalyse est née en Autriche, mais on peut se demander s'il lui fallait passer par d'autres pays pour que la spécificité de l'intrapsychique soit conservée. En France, à Montréal et dans d'autres pays, ainsi qu'actuellement au Moyen-Orient, les assises précieuses de l'intrapsychique sont dominantes dans la pratique.


Pouvoir et psychanalyse

La récupération de la psychanalyse par le pouvoir se dessinait à chaque fois qu'un risque de dilution, d'éclatement ou de dénaturalisation de l'esprit même de la découverte freudienne était suspectée. Cette récupération se manifestait aussi à chaque fois que l'esprit subversif de la psychanalyse permettait de par sa nature même, des ouvertures techniques et théoriques qui devaient permettre à leur tour d'assurer la continuité de la discipline. Parfois même, le pouvoir devenait l'apanage des défenseurs du discours freudien qui, par des retours ingénieux puis passionnels à Freud, ne tardaient pas à dénaturer à leur tour ce discours. Sur un autre plan, et pendant les périodes de guerre et de dictature, la pratique psychanalytique était soumise au despotisme de systèmes politiques totalitaires.
Quoi qu'il en soit, on peut situer l'appropriation de la psychanalyse par le pouvoir à trois niveaux différents :

- Celui du pouvoir médical, première récupération «organisée» de la psychanalyse. L'une des premières récupérations de la pensée freudienne après la fondation de l'IPA a eu lieu sous l'instigation du corpus médical au sein des premiers instituts de formation dans les années 20, dans une réaction à la propagation sociale de la psychanalyse, notamment au niveau de la presse, des mouvements de jeunesse et du théâtre. Les premières réglementations de la formation des analystes sont contemporaines de ce mouvement de récupération, à savoir aussi que le cancer de Freud venait d'être déclaré quelques mois auparavant14.
En 1926, l'affaire Reik fait réagir Freud qui rappelle dans son texte sur l'analyse laïque (profane) la spécificité de la psychanalyse, son autonomie par rapport aux autres sciences, ainsi que les principaux paramètres de la formation analytique. A noter que dès 1924, dans le cadre du XIXème Congrès International tenu en Allemagne, des divergences apparaissent entre les analystes européens et les analystes américains à propos des analyses pratiquées par les non-médecins. Ces divergences vont s'accroître pendant plus d'un demi-siècle dans certains pays comme les Etats-Unis où pendant une longue période, le pouvoir médical se fera le porte-parole de la psychanalyse.

- La récupération de la psychanalyse par le pouvoir politique ou religieux. L'Allemagne nazie avait modelé la psychanalyse selon les besoins d'une psychologie de circonstance qui devient « la science thérapeutique allemande de l'âme », construite sur une uniformisation des théories jungienne, adlerienne et freudienne, et où le terme Inconscient se trouve banni sous l'influence de Harald Schultz. Par ailleurs, la psychanalyse se trouvait aussi étouffée dès ses premiers balbutiements dans des pays où la politique se juxtaposait à des régimes religieux et hégémoniques où l'altérité était bannie, avec un totalitarisme prônant la pensée unique.

- La «défense» du discours freudien qui souvent devient une cause politique passionnelle dont on se sert à des fins narcissiques de pouvoir. C'est le cas d'individus et de groupes qui se réclament de la pensée freudienne avec une passion telle qu'ils finissent par négliger son essence. Chez ces individus et ces groupes, la pratique psychanalytique et la pensée en mouvement qu'elle devrait générer, finissent par occuper une place secondaire au profit d'un dogmatisme usant d'un discours bien articulé avec une cohésion apparente, mais restant malheureusement partiel et clivé par rapport à une problématique générale plus complexe qui est loin d'apporter des réponses définitives. Ce type de discours tient souvent son pouvoir (de rassembler et d'unir ses adeptes) des tendances à l'agression vis-à-vis de groupes qui se situent en dehors de leur champ d'action. Freud le dit  si bien quand il avance qu' « il est toujours possible d'unir les uns aux autres par les liens de l'amour une plus grande masse d'homme, à la seule condition qu'il en reste d'autres en dehors d'elle pour recevoir les coups. »

Je tenterai une des réponses possibles à cette question d'abus de pouvoir en me référant à un article de Pierre Clastres paru dans le numéro VIII de la nouvelle revue de psychanalyse15. Depuis que je le lus, quelques années après sa publication, il n'a cessé d'émerger périodiquement à mon esprit chaque fois que les circonstances permettaient l'évocation des notions de pouvoir et de parole, de devoir et de chef, de transmission et de psychanalyse.
L'article de Clastres prend comme exemple les sociétés primitives américaines, les Indiens, et décrit la démarcation entre chef et pouvoir. La société primitive maintient constamment à l'écart l'un et l'autre, le pouvoir et l'institution, le commandement et le chef, souvent confondus dans les formations étatiques des sociétés actuelles.
Dans les tribus indiennes, un chef est d'abord un être de parole, une parole qui n'est pas la sienne, une parole soumise au devoir d'être énoncée, ayant une fonction de répétition et qui tient lieu d'acte ritualisé. Le chef n'est chef que parce qu'il a un devoir de parole, prouvant sa domination sur les mots, contrairement aux sociétés à Etat où le chef a droit à la parole parce qu'il est chef et parce qu'il parle d'un lieu de pouvoir.
La parole du chef est un acte ritualisé : « le leader s'adresse au groupe quotidiennement, à l'aube ou au crépuscule. Allongé dans son hamac ou assis près de son feu, il prononce d'une voix forte le discours attendu. Et sa voix certes, a besoin de puissance, pour parvenir à se faire entendre. » 
Mais la spécificité d'un tel acte tient du paradoxe qu'il offre : "Nul recueillement, en effet, lorsque parle le chef, pas de silence, chacun tranquillement continue, comme si de rien n'était, à vaquer à ses occupations. La parole du chef n'est pas dite pour être écoutée. Paradoxe: personne ne prête attention au discours du chef. Ou plutôt, on feint l'inattention. Si le chef doit, comme tel, se soumettre à l'obligation de parler, en revanche les gens auxquels il s'adresse ne sont tenus, eux, qu'à celle de paraître ne pas l'entendre."16
En ne l'écoutant pas, la tribu ne perd rien, car lui ne dit «fort prolixement, rien.» Clastres donne l'exemple du discours type de la parole du chef, par laquelle il ne fait qu'assurer le continuum du mythe ancestral : « Nos aïeux se trouvèrent bien de vivre comme ils vivaient. Suivons leur exemple et, de cette manière, nous mènerons ensemble une existence paisible. »
L'auteur soutient ainsi que le vide du discours du chef ne l'est justement que parce qu'il n'est pas discours de pouvoir, le pouvoir se situant du côté de la société, des membres de la tribu : « le chef qui veut faire le chef, on l'abandonne: la société primitive est le lieu du refus d'un pouvoir séparé, parce qu'elle-même, et non le chef, est le lieu réel du pouvoir. »
Sachant que la violence est l'essence même du pouvoir, la tribu pose le devoir de parole du chef comme ligne de partage entre pouvoir et institution, commandement et chef: «Le devoir de parole du chef, ce flux constant de parole qu'il doit à la tribu, c'est sa dette infinie, la garantie qui interdit à l'homme de parole de devenir homme de pouvoir.»

La tradition énoncée dans la parole garantit la relativisation d'un pouvoir qui risque de devenir écrasant. En clinique, l'exemple de la paranoïa constitue une figure paradigmatique dans l'illustration de ce fait : la figure parentale du paranoïaque est infailliblement une image de loi idéalement systématisée et systématisante qui profère sa loi sur le moindre compartiment psychique du patient. L'exemple de Schreber et les recherches ultérieures effectuées sur le fonctionnement du père de celui-ci nous fournissent des exemples enrichissants sur le mécanisme de la paranoïa et sur la confusion du pouvoir et de la loi.
C'est contre ce risque de paranoïsation que les membres de la société primitive semblent lutter : cette violence paranoïsante, essence même du pouvoir, semble écartée du lieu même de l'instauration de ce pouvoir - le lieu du chef - déplacé vers la plate-forme sociale. Dans l'exemple de Clastres, et bien que relégué à une place secondaire de simple orateur d'une parole ritualisée, le chef devient indispensable dans sa place de transmetteur des théories ancestrales :

1/ qui le préservent de l'utilisation d'une puissance risquant de glisser vers la violence (incestuelle et meurtrière)

2/ et qui protègent les membres des retombées d'un pouvoir accablant, tout en se conservant un chef qui garantit par sa parole le clivage commandement/pouvoir. Le chef de la tribu obtient des membres la manipulation d'un instrument - la parole ancestrale - contre tout glissement fatal, contre la violence du pouvoir, des représailles et d'une culpabilité démesurée des fils.
Sur le plan clinique, cette parole-ligne de partage tient lieu d'un interdit de l'inceste aboutissant à une ritualisation relevant d'un traditionnel qui prend l'apparence d'une simple parole itérative, mais sans laquelle se mêlent les plans et règne la confusion.

Un saut vers la clinique, et plus particulièrement vers le cadre analytique. Dans les règles coutumières de la clinique quotidienne se profilent d'aucunes qui n'ont de légitimité intrinsèque que celle d'avoir été transmises, c'est-à-dire d'avoir été parole: les tentatives louables de réflexion et de théorisation visant à cerner tant bien que mal certains concepts ou certaines techniques, et bien que s'essayant à justifier leur utilisation, sont loin d'épuiser la légitimité de cette utilisation. Par exemple la question de la durée des séances ou celle de leur rythme hebdomadaire.
Nous savons que le rythme hebdomadaire des séances dépend des courants analytiques divers et varie selon les écoles de pensée. Dans le cadre du pré-Congrès de l'IPA de Barcelone en 1997, j'ai eu l'occasion de discuter avec un collègue espagnol de la question de la fréquence des séances à partir du cas exposé d'une patiente qu'il recevait à 5 séances par semaine. Le transfert maternel massif dont il faisait part m'avait semblé en partie tributaire de cette fréquence que je pouvais contester compte tenu de la valeur de l'expérimentation analytique dosée de la frustration, du mouvement rythmé présence-absence (qu'une moindre fréquence pouvait assurer), et de la place capitale de la triangulation et du déploiement des fantasmes oedipiens durant les étapes plus ou moins avancées de la cure. En désaccord avec moi sur le rapport rythme des séances/massivité du transfert, l'argument majeur qu'il avançait était que le temps largement suffisant entre les séances - même s'il était de quelques heures seulement - justifiait la question de l'expérimentation du manque structurant de la séparation et du couple présence/absence.
Bien sûr, ces réflexions entre collègues ne sont pas tant faites pour être cernées, que pour prouver la multitude des alternatives théorico-cliniques qui reviennent à une sorte de conviction analytique dont l'essentiel, quoique constamment remis en cause, constituera toujours l'essence de cette parole analytique ancestrale qui continuera à « être d'usage » quels que soient les justificatifs théorico-techniques la soutenant.
Exemple schématique, mais qui essaie de rendre compte des règles qui semblent indispensables comme assises pour la cohésion interne d'une pensée analytique et d'une approche clinique, néanmoins séparées d'une parole de pouvoir. C'est donc dans ce sens que la parole ou la règle qui posent la ligne de partage entre institution et pouvoir pourraient être entendues. C'est-à-dire que nous nous entendrons toujours dire: « Il est d'usage que... », sachant qu'au-delà de ces formules d'usage, point de psychanalyse si nous ne mettons pas au travail nos pratiques et nos différences et si nous n'inventons pas l'analyse avec chaque analysant.

Avec l'exemple de Clastres et la parole ancestrale «déposée» par le chef, nous serons amenés à réfléchir à la tradition d'une parole analytique qu'il faudrait bien distinguer de ce qu'on pourrait parfois désigner sous l'expression de l'«identification à l'analyste» en fin d'analyse ou l'«occupation de la place de maître» ou encore la « reproduction du même » qui entrave toute altérité. La place du savoir paralysant serait à distinguer d'une certaine conception du «surmoi» culturel, tel que développé par Gilbert Diatkine.


Le « surmoi » culturel analytique

Pour mieux comprendre ce concept, G. Diatkine se reporte à l'articulation entre moi idéal et idéal du moi. Le moi idéal, formé d'une identification narcissique à l'idéal du moi (analytique) devrait s'altérer, se fissurer dans son évolution - ce qui provoque normalement un léger état de dépersonnalisation - vers un état d'identité et d'intégrité. Un équilibre du dispositif moi idéal / idéal du moi reste le seul garant contre la perte des limites du moi analytique.
Nous pensons que l'enjeu identitaire de toute société analytique supposerait donc, en fonction de ce schéma, une prise en compte soutenue de cet équilibre dont le dispositif, en cas d'altération, peut engager la société dans deux voies extrêmes :

- La première repose sur un fantasme de moi idéal contemplant un peu trop son double narcissique, son idéal du moi (le groupe analytique) auquel elle s'identifie avec fidélité et ferveur.

- La seconde, et dans un zèle de dés-identification, crée un moi idéal qui s'éloigne sensiblement de l'idéal du moi originaire. Cette dés-identification, occasionnant un trou dans la trame des identifications, va enclencher la recherche urgente d'un objet d'idéalisation de type charismatique.

Dans les deux cas, l'identité proprement analytique va se trouver bafouée. Dans le premier, point de place pour le discours du sujet de l'Inconscient en raison de grilles identificatoires ankylosées, dans le second, se met en place le culte d'un Inconscient tout puissant et interprétant hors de toute référence encadrante.
Signalons que les conflits inter-écoles sont issus des distances variables séparant le groupe psychanalytique des concepts majeurs de Freud : certains courants aux Etats-Unis ont banni la théorie de la libido et des pulsions, les kleiniens ont fait du jugement d'attribution - bon-mauvais, dedans-dehors - qui est au coeur des fantasmes primitifs, le socle de leur édifice théorique et technique, les lacaniens ont trouvé dans la toute-puissance du signifiant et de sa libre circulation une primauté excluant la fixation affective de la pulsion.

En revanche, aussi freudien que l'on puisse être, la clinique nous impose toujours aménagements et ajustements qui ne peuvent être reproduits, mais toujours créés. Les variantes ont toujours constitué des innovations personnelles ou groupales, issues d'un état conflictuel clinique sans lequel l'innovation n'aurait eu sa valeur structurante. Ces variantes ont été le résultat de conflits évolutifs individuels d'une part, et au plan du mouvement psychanalytique d'autre part.

Pourrait-on user ici de la métaphore du conflit intra-psychique et de son issue structurante pour illustrer cette réalité : les conflits théoriques, cliniques ou même les résidus transférentiels qui ont été à la base des conflits théoriques (Ferenczi, Jung, pour ne citer que deux pionniers) ont pu - dans une sorte de psyché psychanalytique - aboutir dans les cas heureux à une psychanalyse consistant en une résolution, un déclin du conflit et à une pratique usant de la diversité des soubassements conceptuels tout en se réclamant de la pensée freudienne. Dans d'autres cas, certaines sociétés fonctionneraient à une étape antérieure de la résolution relative du conflit psychique, en s'identifiant à l'un de ses termes et à son idéal narcissique: la dialectique évolutive n'a pas encore été entamée. On pratique en freudien pur, en lacanien ou en kleinien dur, comme si d'autres expériences enrichissantes n'avaient pas existé ou du moins n'avaient pas encore eu leur période perlaborative.

Dans des sociétés plus jeunes de psychanalyse, le modèle serait différent. Les analystes auraient appris des conflits structurants de leurs aînés - ce qui ne leur évite pas toujours et systématiquement un passage, parfois obligé, par ces conflits: l'identification aux fantasmes parentaux a toujours été un piège plus ou moins difficilement surmontable. Leur Idéal du Moi les aurait prévenu des risques d'une identification primaire et narcissique massive, car ils ont fini par comprendre qu'il n'existe pas une psychanalyse, mais que la psychanalyse est inventée avec chaque patient, et pourquoi pas, avec chaque groupe analytique. Les petites différences finissant par produire d'énormes différends dans les Sociétés aînées peuvent-elles, malgré les traditionnelles divergences théoriques et techniques de base, finir par une intrication dosée des deux espèces - ou plus - de pensées ?

Le modèle paradigmatique des deux espèces de pulsions est bien là pour nous le signifier. Il n'existe pas de modèle plus antagoniste que celui d'Eros et de la pulsion de mort, qui pourtant finit par faire cohabiter ses deux termes. Une société psychanalytique peut-elle exister à cette image ?
Comment pourrait-on s'épurer de toute tentation d'appropriation tout en conservant des modèles analytiques implicites, images identitaires référentes et structurantes, plutôt que clichés identificatoires narcissiques ? Tel serait le défi conflictuel des sociétés psychanalytiques actuelles choisissant de ne pas fonctionner sur du semblable spéculaire (Moi Idéal), mais paradoxalement refusant de forclore l'identité analytique proprement freudienne (Idéal du Moi).

Pour rester dans le modèle du conflit structurant, je pousse un peu plus la métaphore en me référant au modèle physique de l'auto-organisation (examiné par Georges et Sylvie Pragier), et la manière avec laquelle il pourrait être appliqué aux bouleversements dans le mouvement psychanalytique.


Aléatoire, complexification et création du nouveau dans l'expansion de la psychanalyse ou métaphore auto-organisatrice dans le mouvement psychanalytique

Je serais un peu plus bref dans cette partie, qui posera des questions plus qu'elle ne fournira de réponses. Mon hypothèse est que dans l'évolution dynamique, voire conflictuelle du mouvement psychanalytique, quelque chose de l'ordre d'un schéma auto-organisateur se serait dessinée. Cette auto-organisation aurait été alimentée et entretenue par des phénomènes aléatoires qui, au lieu de déstabiliser durablement sa construction, n'ont fait que la consolider en y créant du nouveau. Nous avons appris par le rapport des Pragier de 1990 que le modèle biologique et physique de l'auto-organisation repose sur l'apparition de phénomènes nouveaux « non prédictibles à partir des prémisses ». Les changements qui apparaissent représentent une « coupure radicale avec la conception d'une évolution déterministe continue. Le développement de l'organisme s'effectue sur un mode discontinu, avec des paliers. » Ce modèle nous aide à comprendre comment la contingence suscite la complexité et fait émerger du sens. Autrement dit, comment un « bruit » quelconque ou bien n'importe quel phénomène imprédictible peut être lu, interprété et intégré à un système capable de s'auto-organiser en modifiant sa trajectoire (par exemple la perception d'une langue étrangère qui devient information si notre système apprend à l'utiliser et l'organiser.)

Dans la clinique psychanalytique par exemple, une interprétation énoncée par l'analyste constituerait un phénomène créatif qui viendrait complexifier, voire ajouter du nouveau au propre système interprétatif du patient qui l'organisera à son tour. C'est dire tout l'intérêt de la controverse Pasche-Viderman sur l'enjeu de l'interprétation psychanalytique comme recomposition d'un passé ou comme création de nouveau du côté de l'analyste.

Revenons à l'évolution du mouvement psychanalytique et à certains phénomènes aléatoires qui ont dû complexifier ses paliers par des crises temporairement déstabilisantes, suivies de périodes réorganisatrices. Les phénomènes aléatoires désorganisants étaient souvent suivis par des phénomènes de «redressement ponctuel» ou se trouvaient - à plus ou moins longue échéance - réorganisés par des procédés auto-organisateurs plus durables. En revanche, et dans les périodes où aménagements et agencements rigoureux étaient mis en place, des événements perturbateurs pour le système apparaissaient. Je crois pouvoir déceler dans cette perspective les événements suivants au décours de ce siècle dans le mouvement psychanalytique:

1/ Après les premiers tâtonnements et les premières conceptualisations de Freud, mais surtout au moment où les premières originalités théoriques des premiers analystes étaient avancées, la mise en place de l'IPA venait marquer une première ordonnance de la transmission des idées freudiennes (1er événement organisateur). Les risques d'éparpillement et de dilution de la théorie de la libido étaient ressentis, quelques années après la publication par Freud de ses trois essais sur la théorie sexuelle.

2/ Les années qui suivirent marqueront l'apogée d'une production freudienne encore plus organisatrice. Ses cinq psychanalyses, ainsi que ses essais métapsychologiques de 1915 témoignent d'un net souci théorisant. Cette lutte théorisante est cependant déstabilisée par le virage opéré par sa théorie du narcissisme pour laquelle le moi n'est plus seulement une instance régulatrice, siège de forces refoulantes, mais peut être la cible des motions pulsionnelles et le siège d'une surestimation, présente dans la démence précoce et dans la petite enfance - toute puissance de la pensée. La portée de cette étude sur le narcissisme semble inestimable. Elle porte un coup dur à la fonction adaptative du moi utilisé jusque-là comme substitut de la raison, en mettant les analystes dans le désarroi: le moi est aussi bien mirage et agent de folie18, ce que Lacan développera par la suite.
On peut considérer la secousse suscitée par Freud dans son étude sur le narcissisme comme une crise temporairement déstabilisante mais potentiellement structurante puisqu'elle permit à des courants aussi divers que celui de la psychologie du self, de la relation d'objet et de la théorie de la libido de trouver des développements ultérieurs.

3/ Evénement aléatoire majeur au sein du couple organisation /désorganisation: la première guerre mondiale. Pour reprendre le schéma des physiciens de l'auto-organisation, je dirais que le «bruit» assourdissant de la guerre est repris par Freud dans une lecture d'un nouvel ordre: le paradoxe de la production simultanée de sa deuxième théorie des pulsions d'une part, et de sa deuxième topique régie par la dynamique conflictuelle entre les instances avec la mise en circuit d'une instance moïque régulatrice, d'autre part. La deuxième théorie des pulsions, avec l'introduction de la pulsion de mort au sein d'une dualité pulsionnelle, vient porter un second coup désorganisateur après la théorie du narcissisme. La consécration d'une pulsion de mort destructrice et dés-unificatrice apparaît comme une dispersion en morceaux sur le chemin vers l'inorganique (crise désorganisatrice).
Fausse alerte, car la pulsion de mort se mêle aux intentions de l'Eros dans un but organisateur et stabilisateur comme dans l'exemple du masochisme primaire (1924).
D'autre part, comment expliquer le développement simultané de la pulsion de mort (mouvement désorganisateur) et de la théorie du moi organisateur et régulateur de la deuxième topique ? Un paradoxe de plus dans le modèle auto-organisateur, appliqué à la théorisation freudienne.

4/ Sur le plan du mouvement psychanalytique, et vers le début des années 20, les premières réglementations de la formation psychanalytique sont mises en place à l'Institut de Berlin. Ce souci d'organisation semblait répondre à deux nouveaux aléas vécus comme préjudiciables pour l'avenir de la psychanalyse:
- Le cancer de Freud déclaré en 1923 ;
- La propagation sociale de la psychanalyse, notamment au niveau de la presse, des mouvements de jeunesse et du théâtre.

Sigfried Bernfeld, membre de la Commission d'enseignement de l'Institut psychanalytique de San Francisco dit au sujet de la découverte du cancer de Freud: « Je n'ai pas besoin de vous expliquer en détail ce que la mort et la résurrection de Freud au cours de cette année ont pu signifier pour les vieux analystes à Vienne et à Berlin. [...] Certains sont devenus intensément angoissés en raison de la perte menaçante, et voulaient établir à tout prix un barrage contre l'hétérodoxie, étant donné qu'ils se sentaient maintenant responsables de l'avenir de la psychanalyse. »19

La complexification engendrée par ces phénomènes aléatoires - parmi d'autres - du début du mouvement psychanalytique aurait constitué la pierre de touche d'une réflexion féconde - qui continue d'ailleurs - qui touche à la question de la transmission et à celle, complexe, de la formation des analystes.
Quant à la propagation sociale et littéraire - essentiellement viennoise - de la psychanalyse, elle aurait suscité la tendance, dans le groupe berlinois, à l'isoler du mouvement culturel général, et à l'établir comme une spécialité au sein de la profession médicale20.

5/ Autre crise majeure qui a changé le cours des événements: la montée du nazisme et l'éclatement de la deuxième guerre mondiale. La deuxième guerre marquera l'apogée de «l'émigration» des premiers analystes pour la plupart viennois, hongrois et polonais, et décidera en quelque sorte de leur itinéraire: ils s'installeront aux Etats-Unis (H. Kohut, H. Hartmann, E. Kris, Loewenstein, R. Spitz, M. Mahler et B. Bettelheim) ou en Grande-Bretagne (A. Freud, H. Segal, H. Rosenfeld et M. Balint) en passant par la France pour certains (Loewenstein, analyste de Lacan Nacht et Lagache). Cette dispersion conduira ces analystes dans un deuxième temps à se réorganiser dans des voies théoriques nouvelles, en prolongement des théorisations freudiennes de base.

Toutefois, ces remaniements doctrinaux, loin d'obéir à un déterminisme linéaire, avaient été principalement bouleversés par les aléas culturels du pays ou de la région de destination. Par exemple, la détermination de la réalité culturelle américaine sur la théorisation de la psychologie adaptative du moi hartmanienne, ainsi que de la psychologie du self avec l'examen minutieux par Kohut de la sphère narcissique et de ses variantes, même si ses assises s'éloignent de la conception freudienne du narcissisme. Je cite aussi un courant apparenté aux deux précédemment cités par son refus de la théorie des pulsions, et qui est le courant culturaliste (Horney et Sullivan) ainsi que, actuellement, les courants interpersonnels qui mettent l'accent sur la dynamique actuelle et relationnelle dans la relation thérapeutique.
En Grande-Bretagne, la configuration est différente: le monde puritain où l'on prend le thé dans une ambiance maternelle réceptive - je pense surtout aux assises culturelles de la théorie de la relation d'objet et de l'environnement structurant et suffisamment bon - est troublé par l'hostilité nazie, ainsi que par une guerre d'un autre type: les grandes controverses entre M. Klein et A. Freud. La sagesse de certains analystes de l'époque a obtenu l'intégration des deux courants dans une même société psychanalytique, courants auxquels s'ajoute ce qu'on a appelé le «middle group». Donc période auto-organisatrice qui conjugue paradoxalement une technique «offensive» constructiviste, construite autour de la dynamique pulsionnelle des fantasmes primitifs, avec d'autres, articulées aux processus adaptatifs et maturatifs, et à une « clinique de l'intermédiaire et du transitionnel » qui tente d'échapper à un déterminisme linéaire par son aspect fantaisiste et créatif.


La phase auto-organisationnelle

Je dirais pour conclure que la psychanalyse tend actuellement vers une étape auto-organisationnelle qui se précise de plus en plus, en dépit des conflits auxquels elle a à faire face au sein du mouvement analytique et avec la montée des neurosciences et leur visée parfois réductrice du psychisme humain. Ce n'est nullement une auto-organisation agencée sur le mode défensif et autocratique comme elle a pu l'être à certaines périodes critiques, mais une auto-organisation qui se construit sur le différent, l'hétérodoxe et le conflictuellement structurant comme le montrent les diversités théorico-cliniques qui se développent actuellement au sein des grandes sociétés, des associations internationales, ainsi que dans les jeunes sociétés là où auparavant, les groupes avaient connu des exclusions mutuelles. Dans un article paru en 2001 dans le numéro hors série de la Revue Française de Psychanalyse (Courants de la psychanalyse contemporaine), D. Widlöcher parle de la dialectique entre une force de consensus (créant la communauté de pensée et de pratique) et une force de controverse (faisant jouer les complexités et la conflictualité interne du champ exploré) dans toute logique de la découverte, en soutenant que la communauté psychanalytique aura à gérer au mieux cette dialectique :

« Avec le développement des grandes écoles de pensée, nous avons connu l'ère des exclusions réciproques et des orthodoxies rivales. La situation actuelle reflète la fin de cette forme de pluralisme [...] Encore faut-il s'interroger sur la manière dont les institutions psychanalytiques, qui sont le lieu où il peut s'exprimer, peuvent exploiter les richesses de cette diversité d'approche, maintenir les exigences de la méthode, c'est-à-dire l'invention freudienne de la pratique, faire éclater les barrières et lutter contre les préjugés pour faire partager entre les psychanalystes les approches convergentes et faire "travailler" les différences, voire les oppositions. »

Cette lecture rapide de quelques événements qui ont jalonné le mouvement psychanalytique, loin d'obéir à une recherche rigoureuse, viendrait soulever la question du travail de liaison toujours à l'oeuvre dans les grandes crises, surtout là où la pulsion de mort a laissé des traces. Le travail analytique serait ultimement un travail de vie, dans le sens de la force de liaison et des investissements.


Références

1 Cette conférence remaniée, a été prononcée à Istanbul en novembre 2000 lors des Journées du Groupe Psychanalytique d'Istanbul.
2 De Mijolla A. - La scission de la Société Psychanalytique de Paris en 1953, quelques notes pour un rappel historique. Cliniques méditerranéennes, 1996, 49-50, p. 9-30.
3 Cité par J.-B. Pontalis dans la préface de La question de l'analyse profane. (Freud S. 1926), trad. fr. J. Altounian, Paris, Gallimard; OCF.P, XVIII, 1994 ; GW, XIV.
4 Sous l'instigation de Freud.
5 Titre actuel : Métamorphoses de l'âme et ses symboles. Ed. Georg, 1993.
6 Site web de la Société Psychanalytique de Paris (www.spp.asso.fr). Perspectives.
7 Pragier G. et Faure-Pragier S. - Un siècle après l' «Esquisse»: nouvelles métaphores ? Métaphores du nouveau in Revue Française de Psychanalyse, 6/1990.
8 Freud S. - Esquisse d'une psychologie scientifique. Naissance de la psychanalyse. PUF, 1956.
9 Cité par A. Green dans son article Cognitivisme, neurosciences, psychanalyse: un dialogue difficile in Psychanalyse, neurosciences, cognitivismes ; débats de psychanalyse (rfp), PUF 1996.
10 Préface de J.-B. Pontalis à La question de l'analyse profane (Freud, 1926).
11 Vigneault J. - Transferts et déplacements: fondements de la psychanalyse en Amérique du Nord in TRANS - Revue de psychanalyse - Numéro 3 - 1993.
12 Diatkine G. - Surmoi culturel. L'idéal transmis. Congrès des Psychanalystes de Langue Française. RFP, 5/2000, Tome LXIV.
13 Winnicott D.W. - La localisation de l'expérience culturelle. Jeu et Réalité, Gallimard, Paris, 1975, p.138.
14 Safouan M.- Lacan et la question de la formation des analystes. Seuil, Paris, 1983.
15 Clastres P. - Le devoir de parole. Pouvoirs. Nouvelle Revue de Psychanalyse. 8, Gallimard, 1973.
16 Notons donc la différence d'avec la psychologie des foules et la place de pouvoir dont jouit le chef. Cf. Freud S. (1921 c), Psychologie collective et analyse du Moi, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1972 ; OCF.P, XVI, 1991 ; GW, XIII.
17 Nous renvoyons le lecteur aux références qui rendent compte de la controverse entre F. Pasche et S. Viderman à partir de l'ouvrage de ce dernier La construction de l'espace analytique, Denoël 1970, Gallimard 1982.
18 Mannoni M. - La théorie comme fiction. Seuil, Paris, 1979, p. 44.
19 Cité par Moustafa Safouan, Jacques Lacan et la question de la formation des analystes ; Seuil, Paris, 1983.
20 Bernfeld, cité par Safouan (Jacques Lacan et la question de la formation des analystes.)