Commentaires d'articles et d'ouvrages

« Si la psychanalyse m’était contée »

Discussion autour de l'interview de J. Schaeffer, par M-T Khair Badawi

Marie-Thérèse KHAIR BADAWI

Rencontre organisée par l’Association PSYCHÉ & ART, mardi 24 septembre 2024, autour du film « Si la psychanalyse m’était contée », interview de Jacqueline Schaeffer, en sa présence. Modératrice, Nayla de Coster. Discutante, Marie-Thérèse Khair Badawi.

 

Je regarde comme vous l’admirable amie Jacqueline Schaeffer qui, en une heure et 17 minutes expose dans un film, avec des mots simples et une attitude tranquille et sereine, les concepts les plus compliqués de la psychanalyse, particulièrement le féminin. Reprendre les trente et une questions/réponses du film une à une serait inutile et fastidieux. J’essaierai de reprendre certaines idées exprimées pour poser à mon tour quelques questions. 

Je commencerai chère Jacqueline avec ce que tu  exprimes sur la psychanalyse :

Pour parler du site analytique, j’aime ta manière de récuser tout de suite le mot « sacré » et de le remplacer par le mot « intime ». On entend tellement de personnes dire je crois ou je ne crois pas à la psychanalyse comme s’il s’agissait d’une croyance religieuse ou métaphysique. Bannir le mot « sacré » pour parler de tout ce qui touche à la psychanalyse est une voie obligée, pour l’exclure définitivement de tout lien avec le monde des croyances occultes, et accepter qu’elle puisse évoluer. Rien autant que la technique et le cadre n’ont subi de transformations depuis Freud. Peut-être aussi sa théorie sur le féminin. Ce n’est pas un hasard que ce sont ces deux concepts que nous discutons ce soir.

Tu définis le site analytique comme un « monde intermédiaire protégé, entre le monde interne et le monde externe » ce qui évoque Jean-Luc Donnet.  Cet espace nous fait redécouvrir notre monde interne, l’inconscient dis-tu, pour essayer de psychiser par des représentations mentales ce qui s’exprime autrement. N’est-ce pas formuler en quelques mots toute la réduction des symptômes à laquelle nous aboutissons ?  Or, quand tu contestes le mot « réparation », cher aux kleiniens, en affirmant que nous ne sommes pas là pour soigner,  cela me fait penser certes à Freud quand il dit « il faut nous défaire de la rage de guérir », mais n’oublions pas non plus qu’il a toujours  perçu la guérison comme « effet » de l’analyse sans qu’elle n’en soit « le but ». N’est-ce pas aussi ce que nous retrouvons dans  « La guérison vient de surcroît » de Lacan ? Ceci montre bien que nous ne nous centrons pas sur le symptôme pour le guérir, mais qu’à partir du symptôme nous effectuons tout un parcours processuel qui, en travaillant sur les pulsions pour libérer le sujet du « ni coupable ni victime » comme tu le dis si bien, en aidant le sujet à se libérer des imagos internes et le rendant autonome psychiquement, nous arrivons à une forme de guérison, de réduction ou de disparition des symptômes. Ne demandons-nous pas à un collègue quand nous le rencontrons alors qu’il a partagé avec nous des difficultés liées à une cure « Comment va ton patient ? Est-ce qu’il va mieux ? ». Admettons enfin qu’il existe en psychanalyse une forme de guérison. Sortons la psychanalyse des attaques injustifiées dont elle est l’objet quand elle proclame qu’elle n’est pas là pour guérir alors qu’ elle le fait indirectement, sachant que ces attaques récurrentes sont effectuées par des techniques thérapeutiques promettant la guérison en se fixant sur le symptôme pour le guérir le plus rapidement possible, rien qu’en surface, qui attaque aussitôt autrement, par déplacement, comme nous le savons si bien.    

Tu soulignes par la suite que la psychanalyse c’est faire exister des choses qui n’ont jamais existé. Tu  ajoutes aussitôt  « exister au sens psychique »,  parce qu’il y a des choses qui ont existé dans la réalité, mais nous n’avions pas les moyens psychiques pour les comprendre. Pourtant, la psychanalyse c’est aussi mettre en sens des choses qui ont existé par une technique spécifique qui est l’interprétation. Il me semble qu’il y aurait une nuance,  une distinction à faire ici, entre interprétation et construction. N’est-ce pas ce que Freud développe dans son remarquable texte de septembre 1937 « Construction dans l’analyse » où il différencie ces deux techniques, l’interprétation et la construction, tâches principales du psychanalyste ? L’exemple que tu cites serait ainsi une illustration démonstrative de la « construction » qui porte sur un évènement oublié dont on ne peut se remémorer comme le définit Freud. En effet les expériences archaïques laissent des traces, nous apprend notre clinique, ce que les neurosciences, si besoin est, ont confirmé. Ton exemple me rappelle le cas d’une patiente qui passait par des angoisses d’anéantissement à chaque fois qu’elle vivait une séparation, particulièrement une séparation amoureuse. Elle découvre médusée qu’elle a été adoptée à l’âge de un mois !

Dans le même ordre d’idées, me revient à l’esprit le débat autour du canal de transmission des fantasmes originaires. Pour Freud ils sont transmis de manière phylogénétique et reproduits dans l’ontogénèse. Cela m’a toujours posé problème. Il me souvient d’en avoir discuté avec Jean Guillaumin qui est tout à fait d’accord avec Freud. Un autre collègue de l’APF me répond qu’il n’est pas d’accord du tout. Quel serait le canal de transmission des fantasmes originaires puisqu’il s’agit de fantasmes, de vécu individuel, de psyché humaine?               

Pour ce qui est des rapports homme/femme, du féminin et du masculin :

Tu es une grande théoricienne du féminin. S’aventurer sur ce terrain avec toi serait s’exposer  à des périls trop dangereux.  Je me risquerai néanmoins à relever certains points.  

Tu ne nommes pas ta remarquable théorisation « des trois effracteurs nourriciers du féminin » alors que ce que tu développes en est une illustration : la poussée constante de la pulsion,  la découverte de la différence des sexes et l’amant de jouissance. Pourquoi, dans ton film,  ne pas nommer ce triptyque  « les trois effracteurs nourriciers du féminin », comme tu le fais de manière tellement ingénieuse dans tes écrits ?  

Pour ce qui est du changement d’objet dans l’oedipe chez la fille alors que le garçon ne l’effectue pas, qu’est ce qui fait que la fille se détourne de la mère vers le père ? Si je me souviens bien, même Freud avait dit que nous ne formulons que des hypothèses à ce sujet et pas d’explications définitives. Est-ce que c’est vraiment la quête du pénis qui la fait se tourner vers le père pour en arriver à l’équivalence pénis = enfant ? Est-ce que le désir d’enfant est vraiment le remplacement du pénis manquant ? Tu évoques la grande anthropologue Françoise Héritier qui estime que les femmes reproduisent le même sexe qu’elles, les filles, mais aussi le sexe opposé les garçons. Mais cette anthropologue y ajoute dans son ouvrage Masculin/Féminin II, dissoudre la hiérarchie, p.23 « pour se reproduire à l’identique l’homme est obligé de passer par un corps de femme » : c’est cela l’injustice, la procréation, le maternel, et non l’envie du pénis et la castration affirme-t-elle. Il me semble qu’à partir de cette idée pourrait se profiler le sens du refus du féminin, ce « roc infranchissable » de Freud de juin 1937 : ce serait le désir de s’affranchir de l’angoisse face au maternel, le maternel œdipien qui séduit, le maternel archaïque qui engloutit et ceci, dans les deux sexes. La tâche de l’analyste serait donc la  « construction » au sens analytique du terme, l’élaboration de ce maternel primitif terrifiant qui engloutit et qui séduit, qui fait constamment pression pour revenir, qui est constamment repoussé,  et ceci dans les deux sexes.  Cela évoque la fusion première avec la mère dans ce que Stoller a appelé la « protoféminité »,  qui rend le dégagement de la mère archaïque aussi angoissant que difficile,  pour la fille autant que pour le garçon. Ce serait alors le féminin/maternel qui est premier et non le masculin comme le postule Freud ?  

À partir de là, il me semble que ce qui est interrogé c’est toute la question de la différence des sexes. Nous savons en tant que psychanalyste combien elle est fondatrice du psychisme humain et combien sa négation dans le monde actuel provoque des ravages dramatiques. Elle est OÙ cette différence des sexes ? C’est la question que je me suis toujours posée, remettant sans cesse en cause ce que je prenais pour une vérité à un moment donné, découvrant qu’il y en avait une autre et encore une autre… chaque différence étant exprimée le plus souvent en quelque chose qui serait un plus pour l’un, et un moins pour l’autre. Elle est OÙ cette différence des sexes ?  Quels en sont les invariants ? Est-ce qu’elle est bien dans la valorisation du phallique/châtrée telle que développée par Freud ? N’est-ce pas toute la question du vagin non découvert avant la puberté et l’adolescence qui est interrogée ici ?  Pour avoir longtemps travaillé avec les enfants, je me souviens de cette petite fille qui se fourrait des morceaux de papier dans le vagin, d’une autre qui a essayé d’y introduire un crayon… Tu parles toi-même d’éprouvés internes, de balancements… Comment expliques-tu cela si le vagin n’est découvert qu’à la puberté et à l’adolescence ? Certains auteurs soutiennent que le vagin est découvert puis refoulé et c’est son érogénéité qui n’est découverte qu’à l’adolescence. Mais dans les exemples précités ne s’agit-t-il pas du vagin qui aurait une érogénéité qui lui est propre, très tôt dans le développement ?

Ne faudrait-il pas rester dans le questionnement en interrogeant encore et toujours notre  clinique mais encore… les « poètes »  comme l’a proposé Freud dans une de ses dernières publications sur le féminin en 1932-1933 ?     

Trop de questions subsistent chère amie. J’exprime tout le plaisir que j’ai eu à voir ton film et à t’écouter, tout en éprouvant le désir de continuer nos conversations engagées depuis des années. Mais je m’arrêterai là pour laisser la place aux questions de l’auditoire.

Marie-Thérèse KHAIR BADAWI

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Marie-Thérèse KHAIR BADAWI est Psychanalyste, membre de la « Société Psychanalytique de Paris » (SPP), co-fondatrice et première présidente de l’ « Association Libanaise pour le Développement de la Psychanalyse » (ALDeP), première société reconnue par l’« Association psychanalytique internationale » (IPA) dans un pays de langue arabe. Elle est Professeure Chercheure à l’ « Université Saint-Joseph de Beyrouth » (USJ), depuis plus de quarante ans. Elle est l’autrice de plusieurs articles sur le transfert, le contre-transfert, le féminin et le maternel, les théories sexuelles infantiles, l’inceste, le traumatisme, la guerre etc… publiés particulièrement dans « la Revue Française de Psychanalyse » et dans « l’International Journal of Psychoanalysis ». Notons qu’un de ses articles « Être, Penser, Créer : quand la guerre attaque le cadre et que le transfert contre-attaque » a été traduit en dix langues dont la version allemande a été primée, la première version espagnole ayant fait l’objet d’un article de Janine Puget, et que l’IPA en a fait un podcast sur son site en 2020, en anglais et en italien, dans une configuration raccourcie. Un autre article « Féminin, Féminin/Maternel : des constructions pour le dire » publié dans une version contractée dans la Revue Française de Psychanalyse, paraitra prochainement en anglais dans sa forme complète, dans un livre « Intolerance to the feminine » publié par le « Commitee on Women and Psychoanalysis » (COWAP), comité de l’IPA.