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Des traces mnésiques motrices d'une technique originelle

Commentaire du rapport de D. Scarfone lors du CPLF de mai 2014

Maurice KHOURY

(Article publié dans le bulletin de la Société Psychanalytique de Paris, 2014-2, PUF, pp. 193-199 ; "L'actuel en psychanalyse".)

Un rapport de Congrès semble être souvent l’occasion d’un malaise. Un malaise qui vous tient, qui ne vous lâche plus au moins pour un temps. Sa qualité de communication analytique – contrairement à la communication scientifique – tient sa valeur de ce que J.-C. Rolland a remarquablement évoqué d’un affrontement continu de chaque auteur à la chose inconsciente, au désir d’en dire et d’en écrire quelque chose. Cette chose, contrairement au prédicat (le compréhensible, l’analysable) serait, comme le rappelle D. Scarfone chez le Freud de l’Esquisse, la partie incompréhensible, inassimilable, inimitable, cet ombilic qui échappe au jugement. Une part obscure, qui constamment se dérobe sauf à être saisie par des impressions ponctuelles, des images approximatives, vagues, circulaires, en mouvement, mais qui peuvent être – solution par la théorie exige – attrapées au vol, temporairement fixées. Scarfone en donne l’image du « point de capiton », théorisé par Lacan et « ancrant le discours afin d’empêcher le glissement incessant du plan des signifiants par rapport à celui des signifiés (Rapport).

Dans son texte, D. Scarfone s’essaye à cerner les implications possibles de la chose (das Ding) en montrant la complexité du concept de perception et son rapport à l’actuel et en se référant au « complexe de perception » que Freud évoque dans son Projet d’une psychologie scientifique [1]. Tout actuel/perceptif serait imprégné d’une opération sélective d’un Moi lui-même constitué  d’ « images mnésiques accumulées lors de perceptions antérieures ». Ces images mnésiques conditionnent à leur tour le passé et l’avenir, l’attribution et l’existence (S. Freud, 1925) [2], dans un espace et une temporalité illusoires (l’horloge). La référence à l’article de Freud sur La négation y est ici prégnante quant au jugement d’existence qui consiste à se demander si une chose qui existe dans l’esprit (représentations et images mnésiques) existe aussi dans la réalité.

Pour l’auteur, le passé infiltre le présent par des visages et une luminosité actuels (le rayon sur la fresque de Altichiero da Zevio). Pour s’actualiser, il se voit porté à prendre autant de formes que l’exigence sa propension à se déployer. Dans la conceptualisation freudienne, le « déterminisme » des représentations inconscientes du passé infantile ne suffit pas à expliciter les figures de l’actuel et ses opérations dans le psychisme ; la théorie de la représentation – le voit-on dans les élaborations de Scarfone – donne bien la mesure de la détermination du passé, à condition de la considérer par son visage actuel, avec un « complexe de perception » susceptible de relancer et de donner sens au passé infantile et au processus analytique qui le soutient. L’actuel, entendu comme piège imaginaire sculpté par le Moi, devient un outil de valeur entre les mains du praticien, appréhendé pour la compréhension des processus psychiques inconscients. Freud en saisit d’ailleurs l’immense portée dans sa notion d’après-coup (l’actuel ravivant le passé, le créant aussi) et dans les élaborations qu’il fait de la notion de transfert, quand il évoque sa qualité de résistance/actualité, résistance toutefois incontournable qui vient présentifier et souvent donner forme à un passé – un impassé –, pour reprendre le néologisme de Scarfone. Un impassé qui semble avoir une portée très enrichissante et qui montre comment les « agirs » viennent relancer les processus inconscients.

Venons-en tout de suite à l’exemple clinique du rapporteur.

 

L’impassé d’une technique originelle : l’imposition des mains

La très stimulante dynamique transféro-contre-transférentielle et la solution « technique » adoptée par D. Scarfone de la main posée sur le front de Solange et du soulagement immédiat de sa patiente, ouvrent des voies de réflexion qu’il inaugure joliment dans son analyse de la situation clinique et qui se situe dans une belle continuité par rapport aux élaborations métapsychologiques précédant la clinique.

Sa thèse de la (re)présentation, image liée à l’acte de présenter, support sensoriel lié à la motricité, « réitération de la présentation », serait à distinguer de la représentation qui est l’aboutissement psychique de l’acte sensoriel du « présenté », aboutissement lié au langage et à la pensée. Dans l’impossibilité de la mise en place de cette étape plus avancée de l’analyse malgré les multiples interprétations, Scarfone s’était vu tendre son bras et déposer doucement sa main sur le front de Solange ; dans son agitation des derniers jours et après avoir menacé de tout casser, la patiente lui ayant demandé de « faire quelque chose » qui puisse la soulager.

Ce geste vient ponctuer un temps où les ressources « analytiques », selon Scarfone, s’étaient épuisées en lui. Et c’est bien ce geste (à un moment d’une analyse très « classique », dit-il) qui a valu, chez la patiente, le soulagement après la tempête, une nuit de sommeil et le plus important, la reprise ordinaire de la cure.

Des explications multiples éclairent cette situation, d’après le rapporteur : substitution d’un maternel tendre à une imago maternelle violente, cette violence ayant trouvé son apogée dans une analyse dite classique qui avait conduit jusqu’à cet « ombilic » de la cure ; à l’opposé d’un agir brut, ce geste résulterait d’un « nœud actuel de [son] contre-transfert » (Rapport). Et de continuer avec le remarquable croisement entre l’amputation de la jambe du père de Solange, la prothèse rangée dans l’armoire, et l’expérience semblable vécue par Scarfone : la prothèse du bras de son grand-père, bras perdu lors de la bataille de Caporetto, durant la Première Guerre mondiale ; prothèse encombrante qu’enfant, l’analyste contemplait avec frisson, et qui était également non-utilisée et rangée dans un tiroir.

Après-coup illuminant : Le geste aurait été vécu comme « rétablissant [l’]intégrité corporelle » qui, dans l’imaginaire de l’analyste, s’est retrouvée manquant d’un membre, et gratifiait Solange d’un phallus manquant. Ce geste – « émergeant du mycélium de nos deux histoires d’enfance, nouées à l’intersection d’un "bras manquant" » (Rapport) – se serait posé en prothèse, utilisable et utilisée cette fois-ci, « consommable » du point de vue du processus de la cure, mais consommation limitée, qui ne devait pas aller au-delà ! : « Je ne ferai que ceci [3], mais ceci je peux le faire si cela peut vous soulager. » Après un sentiment d’amputation de sa fonction analytique, une surdétermination des deux expériences infantiles, avance l’auteur, auraient produit une solution actuelle. J’ajouterais : « une solution impassée », condensant l’actuel d’un sentiment d’urgence et l’autrefois d’un passé transgénérationnel, avec ses implications traumatiques dans l’actuel.

Je m’arrête ici sur un point qui me semble important à relever et à soumettre à la réflexion. Je m’y permets quelques associations qui suivraient la riche réflexion du rapporteur sur la situation clinique.

Scarfone continue en considérant ce geste comme n’étant « pas d’emblée symbolique mais symbolisant… » ; je pense, comme l’auteur, qu’il est certes symbolisant, en tant qu’acte venant catalyser et donner sens à tout un travail d’élaboration qui autrement, se serait peut-être soldé par des passages à l’acte compromettant le travail antérieur, mais qu’il est aussi hautement symbolique. En avançant : « je ne ferai que ceci… », l’on pourrait aussi penser à la toute première expérience freudienne originelle que le père de la psychanalyse n’a pas tardé à (se) proscrire : l’imposition des mains sur le front !

Un « artifice technique » comme Freud l’appelait, et qui ne visait rien d’autre que la remémoration, travail inaugural à une élaboration ultérieure possible, ce qui a été découvert par la suite avec la technique psychanalytique proprement dite à partir des tâtonnements et des remaniements qui ont suivi. Un artifice technique passant par un artifice corporel afin d’accéder à un travail plus proprement psychique (bras et jambe prothétiques ne sont-ils pas considérés comme des membres artificiels afin d’accéder à l’instrumentalisation [4] et à la marche ?)

Cette réflexion aidant, l’on pourrait penser que le « faire quelque chose » au moment de ce sentiment « d’amputation de [la] fonction analytique » devait se solder par la création d’un geste personnel, actuel, improvisé et propre à cette cure, mais en même temps, dense d’une expérience analytique historique – d’où son statut symbolique. Avec toutefois une riche réflexion quant aux conséquences et aux implications possibles sur la suite du processus et sur le cadre convenu et traditionnellement prescrit.

Du prescrit au proscrit, n’oublions pas la réaction d’une Emmy Von N… un jour où Freud lui avait donné « jusqu’au lendemain » pour se souvenir de l’origine de ses symptômes. Elle lui avait brandi l’énoncé devenu célèbre depuis : « Ne bougez pas ! Ne dites rien ! Ne me touchez pas ! » Elle avait aussi exprimé « d’un ton très bourru, qu’il ne faut pas lui demander toujours d’où provient ceci ou cela mais la laisser raconter ce qu’elle a à dire. » (S. Freud, 1895) [5] Une modification de la technique première était née : schématiquement, Freud ne bougeait plus, ne disait plus rien qui puisse intercepter la libre association d’idées, et ne touchait plus ! Néanmoins, la première technique serait restée inscrite dans l’histoire originelle de la psychanalyse.     

 Solange ne savait pas ce qu’elle demandait, et son analyste, ce qu’il pouvait offrir. Ce « qu’elle avait à dire » était arrivé à une impasse, et c’est quelque chose de l’ordre d’un actuel, d’un impassé sensoriel, re-présentatif (dans le sens que lui donne Scarfone) qui était advenu dans l’espace analytique. Dans sa solitude, « dépassé par les événements » et face à autant de sollicitations pulsionnelles, c’est bien une « position de la main » qui tenait lieu de solution. L’« imposition des mains », passant sous la barre du refoulement, supposait depuis, une absence, un manque, une amputation touchant les mains : la prothèse du grand-père, et celle de l’ancêtre psychanalytique seraient venu à l’aide dans ce moment de désarroi. 

Une autre hypothèse complémentaire nous aiderait à mieux comprendre la technique ponctuelle adoptée par Scarfone.

 

La boîte de Ramachandran

Cité par Scarfone lui-même dans un article de la Revue française de psychanalyse (Entre psyché et soma) [6], c’est un outil préconisé par un neurologue américain, V.S. Ramachandran et confectionné pour atténuer, voire faire disparaitre les douleurs fantômes ressenties par des patients après amputation de leur membre :

« Il s’agit d’une boîte divisée en son milieu par une cloison sur une face de laquelle est accolé un miroir. Dans ce miroir, on fait observer au sujet amputé l’image réfléchie du membre symétrique restant, ce qui donne la perception virtuelle du membre opposé (membre manquant mais douloureux). On peut alors faire faire à ce membre virtuel toutes sortes de manœuvres correspondant à la douleur qu’on veut soulager. Ainsi un homme dont la main a été amputée lors d’un accident de motocyclette ressent toujours douloureusement les ongles de ses propres doigts plantés dans la paume de la main inexistante. La crispation virtuelle de son poing et la douleur réelle qui l’accompagne peuvent cependant être levées lorsque, à l’aide de la "boîte de Ramachandran", le sujet se donne l’illusion d’observer sa main, rendue intacte dans le miroir, et qu’il l’ouvre alors lui-même lentement. »

Le principe est le suivant : au plan neurologique, la douleur initiale reste opérante tant qu’il n’y a pas de nouvelles informations de la main (amputée) vers le cortex sensitif, ni de contre-ordre envoyé par le cerveau. Par cet artifice, le contrordre est mis en branle par la perception d’un membre virtuel, remaniant l’accident et œuvrant dans le sens d’un traitement qui soulage.    

Dans son imputation analytique symbolique, Scarfone se serait servi, non d’une perception correctrice, mais de la représentation historique et symbolique d’un « grand-père » qui, possédant encore son bras, s’en servait par le geste de l’imposition des mains sur le front. Ce geste aurait été (re)prescrit (re)présenté et exploité aux fins de la suite heureuse du soulagement de la tension psychique de Solange. L’amputation symbolique de l’analyste aurait agi comme une amputation réelle, recorrigée par le recours à la prothèse d’un grand père symbolique. 

Dans une explication supplémentaire, Ramachandran, qui cite le neurologue italien, Giaocomo Rizzolatti, avance qu’une personne qui assiste à un acte, s’identifierait d’une manière empathique à la personne agissante (les mêmes neurones s’activent que si elle était elle-même en train d’agir) ; neurologiquement donc, elle devient elle-même la personne active, tant qu’il n’y a pas un contrordre venant lui rappeler les limites intersubjectives moi/non-moi (par exemple : « je ne suis pas l’accidenté »). Chez une personne amputée, la sensibilité cénesthésique de la peau est absente et le message neurologique rétablissant les limites n’est pas présent (message rétabli par son expérience du miroir).

Je note que dans l’exemple clinique de Scarfone, ce qui a suppléé au miroir réel, ce sont des traces mnésiques motrices [7]. Un condensé de traces mnésiques et d’images motrices, dont celle de la prothèse gisant dans le tiroir, réactivée et réanimée aux fins de l’acte thérapeutique en jeu.

Certains auteurs, chacun avec sa sensibilité et ses développements, ont essayé de rendre compte de cet « agir » après-coup sans lequel certains processus analytiques pourraient se ternir ou échouer. Échange agi (M. Haber, J. Godfrind-Haber), après-coup de l’implication de l’analyste et court-circuit de son système de représentations (B. Penot), pour n’en citer que ces deux auteurs.

D’autres exemples pourraient aussi servir la réflexion. Je cite seulement, en raison de la limitation impartie à ce texte, l’expérience du bouquet inversé de H. Bouasse (1934), qui fait apparaitre, par l’intermédiaire d’un miroir concave, l’image d’un bouquet de fleur caché, dans un vase réel. Ce schéma optique, utilisé par Lacan pour développer ses points de vue sur le stade du miroir, montre la portée de l’imaginaire et ses effets dans le réel, en illustrant la structure psychique du sujet par l’intermédiaire de l’image et de ses différents paramètres.

Une (re)présentation (re)créant un passé.       

 


[1] Freud S. (1895), Esquisse pour une psychologie scientifique, La naissance de la psychanalyse, lettres à W. Fliess, notes et plans 1887-1902, Paris, PUF, 1956.

[2] Freud S. (1925 h), La négation, Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985 ; OCF.P, XVII, 1992 ; GW, XIII.

[3] Nous soulignons.

[4] Je mentionne en passant le mot « - mentalisation » inclus dans instrumentalisation, comme accès à la mentalisation, à partir de l’usage d’un instrument.

[5] Freud S. (1895), Études sur l’hystérie, trad. fr. A. Berman, pref. M. Bonaparte, Paris, PUF, 1967 ; GW, I.

[6] Scarfone D. (2010), Fantôme du corps, restes de langage, RFP, t. LXXIV, n° 5 spécial Congrès, p. 1707-1716.

[7] Concept que Scarfone rappelle d’ailleurs dans son article de la Rfp. Op.cit.