Conférences en ligne

Analyse à distance : le cadre en détresse

Qu'en est-il de l'analyste ?

Mona CHAHOURY CHARABATY


(Conférence prononcée le 24 novembre 2022 dans le cadre des conférences de l'Association Libanaise pour le Développement de la Psychanalyse.)

Le psychanalyste lové dans son fauteuil devenu une partie de lui-même, fermant les yeux à volonté, prêt à libérer sa capacité de rêverie, son attention flottante, prêt à la «passéité» (Scarfone), percevant et écoutant , bon gré mal gré, en même temps que les paroles, les langages du corps de son analysant dans ses mouvements internes et externes, fussent-ils à la limite du perceptible, un corps astreint à l’espace-divan en position allongée ; l’analysant prenant la route, le train, le métro et parfois l’avion ( shuttle analysis) dans un rituel de déplacement , pour arriver à l’heure au cabinet de l’analyste, sonnant à la porte qu’ouvre l’analyste pour l’introduire dans ce lieu à apprivoiser, ou devenu déjà familier dans son agencement visuel, olfactif et sonore... Toute cette routine familière a dû brutalement cesser quand la pandémie a forcé le couple analytique à s’adapter à une configuration qui se plie à l’interdit de se retrouver en présence dans un même lieu, devenu menaçant de par la proximité des corps transmettant le virus mortel.
Jamais, de l’histoire de la pratique analytique, le dispositif et le cadre n’ont autant été mis à mal, requestionnés dans leur cohésion spatio-temporelle.
Il est vrai que les aménagements de la cure proposés depuis Ferenczi, ont accompagné l’évolution de la clinique analytique, dans ses engagements avec l’enfant, les troubles narcissiques,
la psychose, la clinique des limites, du couple, de la famille et des groupes. Depuis plus de cent ans cadre et dispositif continuaient à fonctionner en duo harmonieux, sauf dans quelques exceptions considérées comme cas particuliers. Jamais l’analyste n’avait été autant confronté à l’obligation de repenser, recréer l’environnement adéquat au déploiement des mouvements internes de l’analysant, fantasmatiques et transférentiels.
Me reviennent à l’esprit les séances de ma propre analyse, moi terrifiée sur le divan du cabinet perché au dernier étage d’un immeuble pendant que les bombes s’abattaient sur le quartier, mon analyste tenant à ne pas interrompre la séance qu’au bout de 45 minutes, pour me donner l’exemple de la rigueur dans le respect du sacro-saint « cadre-dispositif » dont la magique toute-puissance pouvait braver tous les dangers.
Les nouveaux settings devaient parer au danger que sont devenus l’un pour l’autre les corps en présence dans le même espace. Le dispositif spatio temporel se retrouve séparé du cadre analytique alors qu’il avait été aménagé pour le soutenir et l’accompagner.
L’urgence de maintenir la continuité du travail analytique et thérapeutique, plus que jamais nécessaire et utile, s’impose même aux plus réticents. Travail à distance ou rien ; ou transgresser, courir et faire encourir un risque fatal.
Le recours à la technologie de la communication à distance s’impose. What’s up, Skype, Zoom, Team et autres canaux viennent au secours de la continuité du processus.


Interrogations

- Quel processus ? analytique ou thérapeutique ?
- Le cadre survit- il à l’instabilité et l’insolite du dispositif ?
- Comment créer un espace transitionnel ou un champ analytique propice au déploiement de la régression, du transfert, d’une subjectivité revisitée ?
- Qu’advient-il de la fonction contenante et auto-contenante de l’analyste plus que jamais entravée par l’absence des corps ?
- Qu’advient-il des transferts de part et d’autre, dont le transfert sur le cadre et sur l’objet médiateur de la communication ?
- Qu’en est-il de l’entrainement de certains analystes peu familiers avec les nouvelles technologies ?

Jeanine Puget invite les analystes à devenir intimes avec l’incertitude, et leurs propres conflits. Monica Horovitz nous rappelle que « l’intolérable absence se fait présence à travers cette capacité à penser» (2022).


Vignette

Dima est une patiente très motivée à entamer une thérapie ayant réitéré sa demande avant que s’ouvre une disponibilité. Le premier entretien a lieu en Visio call à partir du pays où elle travaille. Le deuxième et le troisième dans mon cabinet, dans le respect des gestes de protection nécessaires. Nous avons convenu d’un setting hybride : en présentiel durant ses séjours au pays, sur Zoom avec camera pendant ses absences. Sa demande est de comprendre et gérer son attachement excessif à un homme alors que leur longue relation déjà jalonnée de ruptures, absences et rencontres sexuelles ponctuelles, se vit depuis un bon moment en attaques réciproques via réseaux sociaux.

Dima a dû subir une bonne dizaine de chirurgies au visage pour venir à bout de la correction d’une déformation de la machoire depuis la naissance. Le regard de sa mère avait le monopole de refléter son image. Elle la cachait littéralement jusqu’à une scolarisation tardive. Elle s’occupait méticuleusement de ses suivis médicaux ; mais toutes les procédures se déroulaient sur un fond maternel désert, sans paroles ni caresses consolatrices. A la quatrième séance qui devait avoir lieu « online », pendant que Dima exprimait ses déceptions et souffrances, surgit sur l’écran un énorme chien Berger. Dans une frénésie incontrôlable, il se met à lui lécher le visage et la bouche. Elle se contentait mollement de lui répéter : « ça suffit », » arrête ». J’assistais, perplexe et confuse, à la scène, (elle n’avait pas fermé la caméra). « L’acting out » (ou « l’acting » in) s’offre comme scène métaphorique de ce qui ne se met pas en mots. Le dispositif et le cadre sont attaqués par un déploiement agi, et qui se donne à voir, de l’archaïque traumatique.
Devant une telle intensité de l’enjeu pulsionnel et régressif, quel dégagement possible ? interpréter l’agir ? rappeler à l’ordre en renvoyant à la règle de l’abstinence, ou de la confidentialité ?
Ce fut la dernière séance. Dima ne s’est plus présentée aux heures convenues.


Le cadre

« Le cadre agirait comme un support neutre contenant un milieu de culture adéquat à l’expression et au développement du monde interne du patient ». (Abella, 2015).
Faut-il distinguer le cadre du dispositif ?

Le cadre se réfèrerait à une sorte de formation interne, stable, sujette à évolution chez le psychanalyste. C’est le cadre interne qui concerne l’appareil conceptuel utilisé par lui, les théories préalables explicites et implicites qui constituent sa grille d’écoute, de lecture et d’interventions interprétatives et autres ; mais aussi sa personnalité, son histoire analytique et personnelle, ses valeurs.
Quand le cadre se réfère à l’ensemble des éléments plutôt concrets et stables d’une prise en charge, tel les règles concernant le lieu, la disposition spatiale des protagonistes du processus thérapeutique, la fréquence des séances, les horaires, les vacances, les conditions de paiement, on peut le qualifier de dispositif.

Pour René Roussillon, un dispositif doit être « un attracteur du transfert de la réalité psychique en souffrance d’appropriation subjective » ; un « espace-temps d’accueil » de « sécurité subjective » qui suppose confidentialité et fiabilité. C’est une forme de « chaudron » pour les processus de transfert qui vise à intensifier ceux-ci pour leur donner les circonstances nécessaires à l’expérience subjective du « vrai »
La réponse par le dispositif dit en « chose », en « acte » là où la règle le dit en mots (Roussillon, 2010). Le dispositif clinique donne une première approche au « contrat symbolique » entre les partenaires du processus thérapeutique. « La seconde est
donnée par la disposition d’esprit spécifique du clinicien » (Roussillon).
Qu’engage le couple thérapeutique dans la rencontre à distance ?

De la part de l’analyste, la disposition psychique, si ce n’est la conviction, d’accepter l’aventure des espaces séparés comme n’entravant pas la continuité du processus en cours ou la possibilité d’en installer. Le travail à distance le prive d’avoir accès à « autre chose » que les paroles du patient. Dans les séances sans caméra l’analyste n’en sait rien de la position et des mouvements du corps de son analysant : assis, étendu, faisant les cents pas... Comment est-il vêtu (en pyjama peut être ?), du lieu où il est installé : canapé, lit, voiture, plein air.., de ses odeurs, et surtout de la protection de la confidentialité de ce moment de rencontre où se livre le plus intime, honteux, violent, pulsionnel...
Durant la pandémie certaines femmes ont du se réfugier dans la voiture pendant qu’enfants et mari occupaient l’appartement. Un jeune homme nouvellement installé dans une grande ville avec des colocataires sortait dans un parc pour faire sa séance dans l’anonymat, parfois sous un parapluie qui mettait son téléphone à l’abri de la pluie.
Dans les psychothérapies avec caméra l’analyste peut être confronté au « montrer » hystérique et sa dramatisation, les potentialités séductrices étant exacerbées par l’accès à l’image devenue le quotidien des réseaux sociaux. Les visages ou la partie supérieure du corps sont en gros plan ; les détails des expressions sont exposés de part et d’autre.

Les motions pulsionnelles (le chien qui lape la tête de Dima) libérées sur un mode exhibitionniste effractent le cadre en donnant à voir la tyrannie de la pulsion qui se fait sur le mode de la séduction par l’image non transférable dans l’appareil à langage qui peut être adressé à l’analyste.
Et qu’en est-il de la clinique des limites et de la psychose où le visuel s’impose comme support de présence qui pare au risque du « tomber » dans le vide, de l’effondrement par manque d’appui sensoriel. La voix de l’analyste et son image qui évolue sur l’écran deviennent le filet qui accueille les motions régressives archaïques, les éléments alpha.

Quelle angoisse vit l’analysant quand, attaquant l’analyste ou le cadre, il est confronté à un « silence de mort » si le réseau internet défaille, qu’il se demande s’il l’a bien tué ou si l’analyste prépare une contre-attaque ? Les paroles de l’analyste deviennent plus que jamais les précieuses gouttes qui réaniment un intérieur vide d’affect, désert de sens, ou des flèches qui ciblent une plaie pour en crever l’abcès.
L. Bleger écrit : « Le cadre peut parfois devenir le dépositaire de fantasmes et de conflits. Il devient un contenu qui demande à être analysé ». « Dans cette perspective [...] il véhicule et permet l’expression des noyaux psychiques particulièrement archaïques » (1979). (Repris par A. Abella, Différentes conceptions du cadre en psychanalyse et en psychothérapie, 2015).
Les espaces d’écoute dispersés mettent l’analyste dans l’urgence de recréer et maintenir un cadre plutôt contenant, une sorte de moi-peau protégeant le processus et ses partenaires dans une paroi-enveloppe liant les espaces psychiques et géographiques dispatchés. D’autant plus que
l’analyste doit se fier au patient à qui revient désormais la responsabilité de gérer sa part du dispositif.


Vignette

Sami est à sa troisième année d’analyse sur le divan. Obtenant une bourse d’études pour une prestigieuse université dans une ville Européenne, il quitte le pays et commence par habiter chez des amis avant de louer un appartement avec des colocataires. Il demande à poursuivre son analyse sur Skype. Je devais m’adapter à ses horaires de cours. Il devait s’évertuer à trouver un lieu sécure pour la confidentialité.
Au deuxième mois de son séjour à l’étranger, Sami se met à déverser sur moi les récits détaillés de ses aventures (homo)sexuelles, sans filtre. C’est à la suite de ces séances qu’il ramène deux rêves de la veille. Au premier, un serial killer le poursuit. Il en perd le souffle.
Deuxième rêve : « Vous et moi sommes dans une barque. Je vous parlais de Charabaty. Il y en avait deux dans le rêve. Celle qui est en face de moi est plus « wise ». Je lui ai donné un exemple du comment l’autre a interprété. Celle qui était avec moi dans la barque n’avait pas l’air d’approuver. Je me dis : heureusement que la Charabaty qui est en face de moi est là, pour que j’en parle ».
J’étais clivée en bonne et mauvaise analyste ; celle embarquée avec lui dans le voyage online en position symétrique, celle du cabinet au divan qui faisait de mauvaises interprétations en position surmoïque asymétrique.

La rencontre analytique à travers la voix, accompagnée ou non d’image amène analysant et analyste à des expériences qui tiennent de l’excès entre distance et proximité, désexualisation et érotisation. Il en revient à l’ouverture de l’analyste, sa rigueur, sa souplesse et son auto contenance, de tenir un cadre exposé à la mobilité du dispositif.
« Le cadre est celui qu’on incarne et que par là même on transforme en retour » (Horovitz, 2022).


Bibliographie

Horovitz M. et Krzakowski P. (dir.), Écrits intimes de psychanalystes pendant la pandémie. L’Harmattan, 2022.

Adela Abella, Différentes conceptions du cadre en psychanalyse et en psychothérapie, Carnet Psy, 2015, n. 194, Revue Française de Psychanalyse, 2021 Tome LXXXV-2

René Roussillon, Théorie du dispositif clinique, 2010