Les expériences traumatiques de guerre
Entre transmission et transformation
Conférence prononcée le 15 juin 2023 dans le cadre des conférences de l'Association libanaise pour le développement de la psychanalyse et suivie d'une discussion de Marie-Thérèse Khair Badawi.
Présentation par M.-T. Khair Badawi
Au terme de notre cycle de conférences sur la transformation, nous allons voir ce soir combien ce thème s’inscrit pleinement dans la problématique du traitement du traumatisme, combien notre réalité libanaise l’interroge de par les traumatismes cumulatifs et permanents que nous vivons depuis plusieurs générations. Qu’est-ce qui est transmis, pris dans la répétition ? Qu’est-ce qui est transformable ? Y at-il une issue, une transformation possible ?
Nous laissons la parole à Maya Bou-Khalil qui va essayer de répondre à ce questionnement. Elle a soutenu brillamment une recherche de doctorat à l’université Saint-Joseph de Beyrouth sur le thème de la guerre de 1975-1990.
Maya Bou Khalil est Docteur en psychologie clinique et pathologique, psychanalyste (membre associé de l’ALDeP – IPA) et chargée de cours à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth.
Conférence de M. Bou Khalil
« L'engagement dans la guerre civile et la soumission à sa loi représentent en eux-mêmes un traumatisme pour la majorité de la population » (Houbballah A., 1998, p. 175). Par ces mots, Adnan Houbbalah résume le traumatisme collectif du peuple libanais suite à 15 longues années de guerre qui ont laissé́ plus de 150.000 morts, 17.000 disparus et des centaines de milliers de déplacés.
Olivier Douville précise dans son ouvrage guerres et traumas que « le mot même de guerre est un mot d'un poids et d'une importance extrême pour au moins trois générations » (Douville, Guerres et traumas, 2016, p. 8). Bien avant et en 1934, 16 ans après la fin de la première guerre mondiale et 5 ans avant le début de la deuxième, Ferenczi écrit : « une explosion de bombe si elle est suffisamment intense rend tout être humain fou » (Jourdan-Ionesco, 2006, p. 117).
Nous pensons à l’explosion du 4 Août 2020 qui a ravivé tout le vécu traumatique de la guerre civile et nous nous demandons quel serait le destin de ces traumatismes ? Quelles en sont les traces sur l'inconscient individuel et collectif surtout que le travail de mémoire n’a été que timidement tenté et que les deuils semblent gelés. Quels en sont les restes sur le plan des relations intrafamiliales ainsi que sur le plan transgénérationnel ? « Qui » devenons-nous lorsque nous sommes pénétrés et envahis par toutes ces horreurs » ? (Gampel, 2016, p. 139). La transformation serait-elle possible un jour, ou ce n’est que la transmission aux générations suivantes qui permettrait peut-être une forme de transformation, dont on ne serait pas témoin ?
Yolanda Gampel associe l’expérience traumatique à une relation paradoxale entre destructivité et survie. Les survivants de la violence sociale sont face à « une rencontre pénible entre passé et présent, entre vie et mort, entre arrière-plan de sécurité et arrière-plan d’inquiétante étrangeté, entre intérieur et extérieur, entre les générations antérieures et leurs enfants » (Idem, p. 139).
Dans Psychopathologie des violences collectives, Françoise Sironi considère que les souvenirs traumatiques de guerres, de morts, de violences, vus ou subis restent dans un coin à part, dans la mémoire des survivants et affectent leur état mental. Ces souvenirs ne se mélangent pas à d’autres types de souvenirs. Certains vont être le motif d’un futur passage à l’acte vengeur, d’autres, ou parfois les mêmes, seront « sublimés » et à la base d’engagements réparateurs non violents. « Les contenus psychiques liés à l’histoire collective ont donc toujours un statut d’objet figé, enkysté. Ce sont des fragments de pensée qui ne peuvent pas se mêler, se mélanger à la pensée fonctionnelle fluide » (Sironi, 2007, p. 33) et se diluer dans l’histoire individuelle. L'effet de ces contenus se prolonge tout au long de la vie et pourrait se transmettre horizontalement à travers la transmission transgénérationnelle, ou transversalement à travers la mémoire de l’histoire collective des peuples et des communautés (Sironi, 2007, p. 33). Ces contenus peuvent de même disparaitre puis réapparaitre brusquement ou progressivement des années après les évènements. Leurs traces se logent dans les lacunes de l’histoire collective et se mélangent aux éléments privées d’une vie et c'est là-bas qu'il faut les chercher et les réparer.
L’expérience traumatique est donc une effraction psychique qui modifie d'une part la position du sujet dans son regard sur lui-même et sur le monde qui l'entoure et d'autre part la position de tous les éléments de la chaîne signifiante et en change tout l'ordre. L’exemple inspiré de Houbballah, est celui de l'insertion d'un nouveau mot sur une ligne, où aucune lettre du texte qui suit ou qui précède ne demeure en place. Tout se désorganise puis se réorganise en fonction du texte inséré, tout se désorganise puis se réorganise donc en fonction du trauma.
L'expérience traumatique devient selon Crocq (1999) comme une négation de tout ce qui était valeurs et sens. Elle se caractérise par des sentiments de frayeur, d’horreur et d’impuissance et par l’absence de secours lors de la confrontation brutale à la réalité de la mort. Cette rencontre avec son propre anéantissement fait que le traumatisé accède ainsi à un savoir que d’autres n’ont pas et ne peuvent pas avoir, l’arrachant du déni et de l’amnésie de la mort. Penser l’impensable fait que le sujet est en continuelle menace par ce réel qui devient de plus en plus persécuteur. A cette réaction sont associés la sidération et l’effroi, puis secondairement l’angoisse, sans pensées, sans idées, sans mots et sans affects. Selon Lebigot « Le sujet se vit comme ayant été abandonné par le langage », c’est-à-dire par ce qui le rend humain. Cette expérience qui est vécue comme un abandon par l’ensemble des humains, se double par un auto-abandon. Le sujet se replie sur lui-même, devient agressif et se sent même persécuté. Cependant, les hommes qui ont traversé la guerre ne croient plus à l'histoire car leur historicité est touchée. Isolés dans leur vécu, seuls et étrangers dans le monde, ces survivants trouvent de grandes difficultés à se nouer au monde des autres et à l'Autre.
La blessure narcissique ainsi que l’atteinte identitaire sont relatés à travers l’usage d’expressions particulières décrivant les victimes comme « vides du trauma des attentats » et leur souffrance comme étant une « souffrance sans sujet » peignant ainsi la lourdeur de la souffrance et du vide identitaire générés. Le sujet se trouve face à un trou, un trou dans la production de sens, un trou dans la symbolisation et la mentalisation, dans une détresse absolue, errant dans un monde sans limites ni bords. En effet, le jeu de mot « Troumatisme » employé par Lacan trouve exactement son sens. Ce genre de traumas, « ne donne au sujet aucun bord sur lequel se reconstruire une subjectivité et le laisse piloter par l'horreur de la compulsion de répétition, jusqu'à ce qu'il trouve à rapatrier ce réel dans son enveloppe symbolique, et à faire de cette rencontre inédite un « symptraumatique » (Roland Chemama, Christian Hoffmann, 2018, p. 79). La conjonction des termes « symptôme » et « traumatique » adopté aussi par Lacan est utilisée pour décrire le travail psychique qui doit être fait pour pouvoir transformer le traumatisme en symptôme.
Parlant de symptômes, Ferenczi introduit ce qu’il appelle le « mécanisme de la traumatogenèse » : « D'abord la paralysie complète de toute spontanéité, puis de tout travail de la pensée, voire des états semblables aux états de choc, ou de coma même, dans le domaine physique » (Ferenczi, 1982, p. 98). Afin de pouvoir survivre narcissiquement, le traumatisé est contraint à se retirer de son expérience subjective et se cliver lui-même afin de séparer la partie survivante de la partie affectée par le traumatisme (une partie du Moi sait mais ne sent pas et une autre partie sent mais ne sait pas).
Suite à un évènement traumatique, deux possibilités se présentent : soit l'évènement est intégré dans la structure psychique du sujet, soit il demeure en souffrance comme un corps étranger appelé par Lacan « réel inassimilable » et qui « ne cesse de se répéter, créant de ce fait un clivage autour d'un noyau dit traumatogène » (Houbballah, 1998, p. 15). C'est de cette rupture dans l'événement que se dégage la compulsion de répétition. Comme si avec chaque répétition, une partie du trauma est intégrée, de laquelle se déduit un reste qui a été raté et qui nécessite une deuxième répétition. La contrainte à la répétition conduira alors au réinvestissement et à la réactivation des traces du trauma : le sujet sera alors sans cesse face au retour d’une situation traumatique qui provient cette fois de l’intérieur de lui-même sous la forme d’une réactivation des traces traumatiques. Bouleversant pour la personnalité entière, le nouvel événement traumatique vient réécrire l’histoire du sujet dans son présent, dans son futur et même dans son passé. Marty décrit la coïncidence de l'actuel et du passé comme étant « source de traumatisme et non de créativité. La résonnance fait du sens un bruit et non pas un sens » (Marty, 2001, p. 10). Ce traumatisme devient alors un ennemi intérieur attaquant son porteur en permanence et l'événement continue à agir à travers le souvenir et sa trace également traumatique, dans un travail destructeur et obsédant.
Vignette à partir d’un entretien semi-directif
Monsieur K. rejoint en 1982 « l’armée de terre » d’un parti engagé dans la guerre civile. Au début de l’entretien, il s’attarde à citer le nombre de régions dans lesquelles il avait vécu avec sa famille durant la guerre et divise les maisons entre celles qui ont été bombardées, et celles qu’ils furent forcés à quitter. Puis raconte : « En Septembre 1983, et durant l’un des combats les plus atroces, "kenet walad" dit-il, j’arrive avec mes confrères dans une maison détruite et délaissée et on décide d’y passer la nuit. Il faisait noir. Epuisé, je me trouve un endroit dans un coin pour dormir. je pensais avoir dormi sur un de ces sacs de sable utilisé à l’époque pour protéger les gens des éclats d’obus mais je découvre le matin que je me suis endormi sur le cadavre d’un combattant du camp adverse, que mes camarades avaient tués ».
La grande sensibilité du sujet nous a poussé à camoufler les détails en rapport avec la religion et les partis politiques mais les termes « chrétien », « musulman » ou « druze » qui étaient utilisés durant cette période précise de la guerre, aidaient à classifier combattants et civils. L’ennemi n’était différent qu’au niveau de l’appartenance religieuse, devenue la seule identité. Comme s’il suffisait qu’il ne soit pas un « frère » de la même mère voire d’une même religion pour légitimer sa mort et se libérer de la culpabilité qui rongerait les combattants, une fois de retour à leur Soi, à leur humanité, à leurs rôles et fonctions de pères, de fils, de frères, etc...
Parmi la série de traumatismes que Monsieur K. décrit en détails, il insiste sur le fait qu’après être resté trois jours sans manger, il finit par pouvoir avaler un morceau de fromage sans pain, avec ses mains salies par le sang de ses camarades blessés. Manger la mort, se nourrir du sang des autres, survivre malgré la mort qui l’entourait... une série de paradoxes qui prouvent que dans la guerre la vie et la mort s’entremêlent chaotiquement mais parfaitement. Cette scène décrite en détails est encore un incident supplémentaire qui le déculpabilise, le montrant mort-vivant, mort de faim et de froid, mort de violence, mort psychiquement, aussi victime que le cadavre sur lequel il s’était endormi.
Mr. K. a une fille unique d’une vingtaine d’années. Elle raconte qu’elle souffre pour trouver sa place entre ses pairs et décrit un sentiment de vide qui l’envahit souvent la nuit. Elle vit dans un foyer à Beyrouth pour être proche de son université mais ayant du mal à rester seule, elle passe souvent ses nuits chez des amis. Elle ne sait pas exactement ce qu’elle veut faire de sa vie mais a entamé des études en droit qu’elle réussit à peine. Cette jeune fille se déplace d’une maison à l’autre comme son père l’a fait à son âge et lutte contre les fantômes et les angoisses précoces réveillées par la solitude et la froideur de la nuit.
Porteuse d’un corps étranger, la fille répète, dans un « après-coup non linéaire », l’événement traumatique. Le clivé et le non-refoulé retournent car ils sont transmis à travers la « non-inscription dans l’inconscient » des parents. Cette jeune doit alors symboliser là où ses parents ont échoué et cela aux dépens de sa vie pulsionnelle propre. Fraiberg et ses collaborateurs ont appelé ce phénomène les fantômes dans la crèche. Ces fantômes représentant le passé refoulé des parents et les expériences intergénérationnelles traumatiques passées, sont transmis aux enfants et apparaissent souvent dès leurs premières interactions dans les crèches.
Altounian introduit le concept de « collapsus de la topique interne ». Lorsque l’appareil psychique des parents ne peut plus remplir son rôle de contenant du monde interne, il ne reste alors que le clivage pour préserver le Moi des descendants de l’effondrement (Altounian J., 2005, p. 59). Suite à un deuil et à une souffrance non-élaborés et inexprimables, l'enfant d'un parent traumatisé doit donc vivre avec le clivage du parent et s'y identifier, au sens d’Abraham et de Torok. Il met alors en place un clivage pareil à celui du parent, non pas dans une partie de sa psyché comme chez le parent mais dans son ensemble et devient ainsi porteur d'un « fantôme ». Emprisonnés par les traumas de la génération précédente ou même celle d’avant, les descendants deviennent comme le dit bien Wilgowicz, à l’égard des vampires ni-morts, ni-vivants, ni-nés » et leur cheminement peut demeurer occulte, irreprésentable à jamais.
J. Kestenberg décrit en 1980 un mécanisme, qu’elle appelle « transposition dans le monde du passé». Inspirée par les cris angoissés des enfants des survivants, Kestenberg croit que les enfants ne s’identifient pas uniquement à la douleur psychique de leurs parents mais sont plutôt transposés « dans le passé » et contiennent en eux les morts. Elle parle d’un temps superposé, comme un «tunnel du temps », qui laisse agir un phénomène de coexistence de deux réalités.
Vignette à partir d’un entretien semi-directif
Madame A. a vécu un évènement traumatique en début d’adolescence qui la marque toujours. Elle raconte : « J’avais 10-11 ans. Je vois toujours la scène devant mes yeux. J’étais au balcon en train d’éplucher de l’ail en chantant et en claquant des doigts lorsque le bombardement a commencé. J’ai tout vu. J’ai vu ma voisine tomber par terre, décapitée et sa chemise rougie par le sang, sa mère crier et pleurer et les voisins courir dans tous les sens. Tous les incidents se passaient devant mes yeux. Mes parents qui étaient déjà à l’abri, ne savaient pas que j’étais toujours en haut. J’étais figée. J’ai continué à claquer des doigts pendant deux mois consécutifs. C’est comme si le temps s’était arrêté à ce moment-là, jusqu’au jour où mes parents ont commencé à claquer eux aussi des doigts pour m’aider à s’arrêter. C’était la seule technique qui avait réussi ».
La compulsion à la répétition d’origine traumatique, qui s’est exprimée par le geste de claquement des doigts sembla une tentative inconsciente de suspendre, de geler ou de remonter le temps au moment d’avant, avant l’incident, avant la scène, avant la mort, avant le trauma. C’est un phénomène bien connu de la littérature psychanalytique et est qualifiée « comme la répétition inadaptée de comportements traumatiques résultants de défenses dissociatives visant à écarter de la conscience des affects et cognitions associés au trauma » (Bowins, 2010) (Berthelot, 2013, p. 12). Cette répétition reflète l’interférence du trauma avec le processus de mentalisation, puisqu’elle fait état de la mise en place de comportements inappropriés sans remise en question de ceux-ci et sans pouvoir les contrôler. Ce comportement répétitif, incontrôlable, de non-sens et qui ne se comprend qu’à la lumière de la symbolique de son émergence suite à la scène traumatique, rend compte du caractère impensable et incontrôlable de ce qui a fait effraction dans la chaîne associative de l’adolescente. Pour Mathier « la répétition caractéristique du traumatisme apparaît comme une tentative d’abréagir le trauma et s’accompagne d’une inhibition de l’activité » (Mathier, 2006, pp. 36-60). En répétant, Madame A devient active, contrairement à sa position première au moment de l’incident traumatique et cela lui permettra de se protéger des effets d'expulsion du trauma, afin de le maîtriser.
A la fin de l’entretien, Madame A dit : « J’écrivais et je continue à écrire ». Cette décision radicale de continuer à créer est en elle-même une tentative de continuer à élaborer et à mentaliser.
La participation de la famille de Madame A au mouvement répétitif de leur fille ainsi que leur compréhension de sa symbolique et du sens caché de ce geste et de son lien avec le moment traumatique, a certainement conduit à une sorte d’élaboration groupale et à une reconnaissance familiale de la souffrance de la jeune fille. Cette souffrance n’a pas été niée ou clivée défensivement hors du champ de la communication familiale, mais fut au contraire recue et encadrée dans un espace ludique et symbolique qui a aidé Madame A à son élaboration. Les parents en tant que contenant pour penser les pensées ont « créativement » aidé à transformer les éléments bruts incorporés en éléments psychiques assimilables, et ont empêché le déplacement de ce qui n’est pas pensable vers l'extérieur ou sa transmission à la deuxième génération. D’autre part, l’élaboration secondaire qui a eu lieu à travers l’écriture, a permis à Madame A de mentaliser. La réécriture du traumatique, sa scénarisation, ou l’historisation secondaire, ont sans doute servi à son élaboration. Le sytmptome qui a permis une symbolisation a dédommagé Madame A « de la perte d'objet causée par le trauma et a rétablit une continuité là où il y avait discontinuité hétérogène » (Houbballah, 1998, p. 234).
Qu’est-ce qui est transmis aux générations suivantes ?
« Rien ne peut être aboli qui n'apparaisse, quelques générations après, comme énigme, comme impensé, c'est-à-dire comme signe même de ce qui n'a pu être transmis dans l'ordre symbolique » (René Kaës, Haydée Fainberg, 1993, p. 45). La transmission est donc le témoin d'une non-résolution de l'énigme. Ce qui est réprimé se transmet et ce qui se transmet, c'est le sens des situations.
« La transmission traumatique concerne des objets aliénants, peu transformés ou peu transformables, et produit elle-même des objets peu transformables » (Ciccone, 2012, p. 80). Les recherches sur la transmission mettent surtout l’accent sur la négativité, sur l’urgence, sur la souffrance inhérente à la transmission du traumatique. Ce qui se transmet selon Gampel serait « le manque, le défaut, la faille narcissique, le non-objet » (Gampel, 2004, p. 28).
Très souvent face à la toute-puissance de la mort et de la terreur, l’enfant qui arrive au monde devient une revalorisation narcissique et une affirmation que la vie n’est pas épuisée. Cet enfant-miracle ou enfant-prince, au sens de Gampel, garantit la continuité et allège la douleur de la perte. Suite à son travail analytique avec les familles des survivants de la Shoah, Yolanda Gampel a pu représenter métaphoriquement ce phénomène par ce qu’elle appelle l’« identification radioactive ». Comparées aux effets des radiations, ces identifications représentent la réalité externe du trauma qui pénètre l’appareil psychique d’une façon imprévisible et qui passe d’une génération à l’autre sans avoir été transformées et sans que ses effets destructeurs ne soient atténuées, justement comme la radioactivité est capable de traverser les corps. (Idem, 2010, pp. 161-162).
En transmettant des objets psychiques, on peut transmettre aussi des processus et des fantasmes qui organisent et qui lient les objets et qui sont eux-mêmes construits et organisés par ces objets. On transmet donc l'ensemble de la situation et son sens qui peut être « négatif », et à ce moment là, la situation se présente comme en manque de sens, et la transmission concernera ce qui est non-dit, non-intégré voire dénié. Ciccone s’inspire de Bion pour expliquer dans quelle mesure le processus de transmission est intriqué et énigmatique et donne l'exemple de l'exercice de la fonction Alpha d'une mère (je dirais d’un parent) qui console son bébé en détresse. Il dit que la mère transmet un objet appelé « le contenant-contenu » : La transformation de l'élément Béta étant l'angoisse ou la terreur en élément Alpha à la rencontre d’un contenant, donne naissance à une expérience de rassemblement interne et participe à la construction de la fonction alpha du bébé et de son appareil à penser. Ainsi les processus de contenance et de transformation seraient de même transmis. Le bébé intériorise cette capacité de la mère en s'identifiant à elle. Elle lui transmet aussi un fantasme organisant sa façon de se représenter intérieurement le lien.
Mais si l’angoisse de mort n’est ni acceptée, ni transformée par le parent et demeure dépouillée de toute sa signification, elle est à ce moment là ré-introjectée par l’enfant comme « une terreur sans nom » au sens de Gampel (Gampel, 2004, p. 33). Du coup, la fonction de rêverie maternelle échoue et c’est la fonction de corrélation qui se trouve compromise. « L’enfant est alors appelé à prendre en charge l’excès de souffrance de la mère et va être poussé à se télescoper dans la fantasmatique des parents ». il va alors incorporer et créer lui-même des contenus psychiques morcelés et fragmentaires, et donc s’introduire dans la constellation traumatique » (Idem, 2004, p. 33)
Comment cela s’opère-t-il à un niveau plus concret ?
Hesse et Main ont remarqué qu’il y a transmission lorsque le comportement parental est déclenché par un « état mental effrayé » suite à un événement traumatisant non-résolu et qui se manifeste par des « dérapages linguistiques » dans le discours ou par des lacunes intrusives dans le raisonnement montrant l’existence d'un système de croyance secondaire et inapproprié. Ces dérapages sont marqués par une attention inhabituelle aux détails ou un changement soudain vers un discours sinistre entourant la discussion d'une perte. Le parent pourrait alors présenter différentes formes anormales de comportement effrayant ou menaçant ou même un comportement ouvertement dissocié, déclenchés par un stimulus interne ou externe associé à son histoire propre, mais introuvable dans le vécu du nourrisson. Ce dernier ressentira un danger imminent, dont la source est soit indiscernable, soit incompréhensible. Le parent étant le seul havre de sécurité, devient cependant, une source de peur et l'enfant se retrouve avec un paradoxe irréconciliable qui conduit à la rupture du comportement d'attachement secure et organisé. L'expérience traumatique n'étant sûrement pas réelle en elle-même pour la deuxième génération, aurait pourtant des effets réels sur l'interaction de l'enfant avec le parent.
Dans le même sens, Ginestet-Delbreil parle de l'atteinte de la fonction métaphorique de la langue durant la guerre. L'absence de nom du père, poussant l'enfant dans une recherche de nomination, porte atteinte à la dimension de la parole, et avec elle à une identité de base, introduisant la différence des générations et permettant à la différence sexuelle et à la différence entre vie et mort de s’inscrire. Les événements traumatiques et le discours des parents affectant les bonnes conditions à l'instauration de la langue pourraient détruire cette possibilité de représentance chez l'enfant. Cela ouvre le chemin à la transmission des traumas en bloquant l’accès aux représentations chez les générations antérieures.
Nicolo et Strinati introduisent une nouvelle forme de transmission et considèrent que « ce qui est transmis n’est pas seulement le souvenir de l’événement traumatique ou le vécu fantasmatique lié au trauma, mais est plutôt constitué par les défenses transpersonnelles mises en œuvre pour se protéger de cet événement, de ses conséquences ou de sa possible répétition » (Anna Maria Nicolo & Eleonora Strinati, 2007, p. 62). Ces défenses transpersonnelles sont définies par Ronald Laing comme étant des défenses durables et collectives, organisées par au moins deux membres de la famille afin de faire face à des sentiments intolérables (angoisses, terreurs, craintes d’anéantissement ou de morcellement...). Il en donne pour exemple la défense par la réalité, le passage à l’acte et la somatisation qu’on repère de plus en plus dans notre société.
Une grande partie des défenses transpersonnelles de la famille trouve son origine dans la dimension préverbale des interactions car c'est à ce moment-là que les expériences traumatiques sont transmises. Les expériences précoces de l'enfant sont emmagasinées dans des images sensori-motrices. Il apprend inconsciemment des schémas d'interaction qui donnent naissance à des comportements, les relie entre eux et les mémorise comme son propre parent en a fait. Ces expériences préverbales sont généralement « recréées, évitées ou compensées dans les liens futurs » (Idem, 2007, p. 66).
Lorsque la « rêverie parentale » fait défaut, le déplacement (défense transpersonnelle) de la souffrance non pensée et non-symbolisable dans un autre lieu et un autre temps, devient indispensable, et c'est à ce moment là que la transmission à la génération suivante s'opère. D'autre part, afin de résister et de réagir aux traumatismes, la famille, organise de façon groupale d’autres défenses qui seraient encore transmises. Les défenses individuelles et transpersonnelles du groupe s’organisent au fur et à mesure pour modifier la vie personnelle, fantasmatique et relationnelle de la famille. Tout cela vient ajouter au premier trauma, les faits traumatiques du nouveau fonctionnement collectif. Le diabolique de « l’événement traumatique c'est qu’il se perpétue dans le présent, tous les jours, non comme un événement isolé mais comme une modalité dysfonctionnelle qui co-existe à côté d’une modalité de fonctionnement « normale » (Anna Maria Nicolo & Eleonora Strinati, 2007, p. 68). La véritable origine traumatique se trouve alors dans la modalité de fonctionnement qui dérive du traumatisme permettant aussi de se défendre contre lui. L'événement traumatique dont l'élaboration échoue est ce qui a engendré cette défense et ce fonctionnement... et a disparu.
Suivi souvent d’un traumatisme relationnel primaire à la deuxième génération, les traumatismes de guerre ne s’inscrivent donc pas dans une temporalité ; ils ne sont pas mis au passé ni noués dans la trame du souvenir. Le propre de ces traumatismes de non-sens serait ainsi l'impossibilité d'oublier et de refouler et la grande difficulté à pouvoir transformer les radiations en productions psychiques tolérables et secondarisées.
Pour conclure…
Kaës a insisté sur l’importance de la créativité dans le processus de transformation. « Le sens est transmis-créé (...) Cet appareil à interpréter, à créer du sens, à recréer le sens, est donc aussi un appareil à transformer, ce qui donne au sujet une créativité potentielle, celui-ci étant actif dans l'appropriation de ce dont il hérite » et de ce qu’il transmet (Ciccone, 2012, p. 71). Pour Hélène Brousse « Ce qui se transmet d'une génération à l'autre est la façon dont la précédente a inventé une réponse au traumatisme rencontré. La dentelle qui danse autour du trou. La charge pour le sujet d'en poursuivre le motif ou s'il le peut, s'il le veut, d'en changer le dessin » (Brousse et al., 2015, p. 30).
Avant de vous remercier, je vous invite à claquer des doigts et à garder la créativité vivante en nous afin de pouvoir transformer le dessin et le destin des expériences traumatiques cumulatives vécues jusqu’à maintenant et les restes de celles qui nous ont été transmises.
Références bibliographiques
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Discussion (M.-T. Khair Badawi)
Merci Maya pour cette conférence d’une densité théorique remarquable, où sont développées les différentes théories sur le traumatisme. Quant aux vignettes cliniques, elles sont des témoignages poignants qui illustrent tout à fait ce que nous avons subi durant la guerre de 1975-1990 et réveillent en nous - en moi - pleins de flashs de scènes traumatiques que nous avons vécues pendant cette période.
Je ferai quelques commentaires et poserai quelques questions en essayant de ne pas être longue, pour donner la parole à la salle par la suite.
- Le survol théorique est remarquable Ferenczi, Gampel, Lacan, Kaës, Altounian, Houballah et j’en passe, mais…nous savons combien toutes ces théories partent de Freud, chacune mettant du sien, reprenant ou faisant évoluer les concepts freudiens. Freud a travaillé le traumatisme, depuis le début de la découverte de la psychanalyse dans sa correspondance avec Fliess (1887-1902) où il parle du traumatisme en deux temps, jusqu’à la fin de sa vie, dans son livre testament publié en 1939 « l’Homme Moïse et la religion monothéiste », où il développe dans le chapitre « l’analogie » sa dernière théorie sur le traumatisme, soulignant que même des impressions des tout premiers temps de l’enfance sont traumatiques de par une blessure précoce faite au Moi (Trauma veut bien dire blessure en grec). Ce n’est pas le lieu pour développer les différentes théories de Freud sur le traumatisme, mais celles que je cite auraient été utiles pour vous, de même que sa théorie de 1920, dans « au-delà du principe de plaisir » où il parle de quantité, d’effraction dans le pare-excitation, termes que vous utilisez mais sans vous référer à lui. Pourquoi opter de ne pas partir de la base, de Freud ?
- Vous illustrez l’effraction psychique en la comparant à l’insertion d’un nouveau mot dans une ligne, en disant que tout se réorganise en fonction de ce qui est inséré. Il me semble que cet exemple que vous dites aimer citer, inspiré de Houballah, devrait être nuancé. Vous parlez d’effraction. Cette effraction peut être l’occasion de réorganiser, restructrer une phrase et éclairer son sens. Mais ce mot inséré peut aussi désorganiser, déstructurer une phrase et la rendre dénuée de sens. Pour que ce mot effracteur réorganise, il y a, en plus, tout un travail de ré-élaboration de toute la phrase qui doit être fait. J’ai peut-être mal compris ce que vous voulez signifier par cet exemple. Merci de m’éclairer à ce sujet.
- Vous parlez des « temps superposés » du traumatisme de Kestemberg. Cela m’évoque les écrits de Janine Puget, une psychanalyste argentine, grande spécialiste des théories sur le traumatisme, disparue l’année dermière, qui a développé « les réalités superposées » du traumatisme si cela peut vous intéresser.
- Dans vos vignettes cliniques, le claquement des doigts de Ms. A me fait penser à un procédé auto-calmant, répété jusqu’à épuisement. Il serait donc une décharge motrice d’une excitation effractante qui n’arrive pas à s’organiser en pulsion et montre la fixation au trauma. C’est comme « un trou », le « troumatisme » de Lacan dont vous parlez, une annulation de l’activité de représentation par évitement de l’angoisse par la mise à l’écart de l’affect, pour « vider la pensée » dirait Gérard Zweig, ex-directeur de l’institut de Psychosomatique de Paris, disparu lui aussi l’année dernière.
- En venant en voiture j’ai pensé à la vieille tante Line dans le film de Claude Chabrol « La fleur du mal » qui montre bien l’aspect de la fixation au trauma et sa particularité temporelle. Sans rentrer dans les détails, je me souviens que jeune, elle avait tué son père parce qu’il était collabo. Elle avait été acquittée faute de preuve. Un traumatisme dont elle garde une grande culpabilité. En effet, longtemps après, quand sa petite nièce commet un assassinat, elle se fait accuser à sa place pour enfin expier sa faute et on l’entend dire « Le temps n’existe pas, c’est un présent perpétuel ».
- J’aime l’appel à la créativité dans la conclusion. En effet, comme je l’ai dit ailleurs, au Liban, le traumatisme est pris dans la répétition. L’histoire du Liban est jalonnée de conflits et de guerre. Elle est muette dès que ceux-ci touchent à des luttes interconfessionnelles ou intra-communautaires : 1860, 1958, 2005, 2006, 2020… pour ne citer que ces dates-là. Ce sont de véritables traumas collectifs, qui se constituent en enclaves isolées, dont il ne faut pas parler, qu’il ne faut même pas évoquer. N’oublions pas que nos élèves étudient une histoire du Liban qui s’arrête en 1975 pour ne pas mettre des mots sur ce que nous avons vécu pendant la guerre dites civile de 1975-1990, sur tout ce que nous avons vécu depuis, les héros des uns étant jusqu’à aujourd’hui des traitres pour les autres! Même ici, dans les vignettes cliniques, nous savons qu’il ne faut pas mentionner ce qui peut identifier l’appartenance religieuse ou partisane de Ms K… Oui, nous avons toujours été incapables d’élaborer nos traumas ce qui nous a conduit à être prisonnier de la répétition de traumatismes devenus cumulatifs et permanents. Mais l’appel à la créativité que vous proposez dans la conclusion rappelle qu’une issue existe, quand des fragments du traumatisme peuvent se réactualiser dans un espace déterminé pour être élaborés librement sans interdits ni tabous. Cet espace est l’unique solution post-traumatique, qui offre la possibilité d’une réorganisation, une transformation comme vous le dites Maya, qui va permettre l’accès au refoulement, pour échapper à la mêmeté de la répétition. Or, au Liban, l’espace politique n’a jamais pu effectuer ce travail. Ce sont les artistes qui ont créé un espace, véritable lieu de travail de mémoire du traumatisme, à travers différents types d’expressions artistiques : cinéma, théâtre, littérature, peinture etc… N’est-ce pas ce que Madame A de votre vignette clinique a essayé de faire en disant : « j’écrivais et je continue à écrire ».
Quand pourrons-nous enfin créer un espace populaire et politique pour élaborer nos traumatismes cumulatifs et permanents pour échapper à leur répétition et arriver enfin à la transformation développée par notre conférencière ?
Je vous laisse Maya le soin de me répondre, puis nous donnerons la parole à la salle.
Illustration : @2016-2021 Balbusso Twins Artworks War.