Mise en danger de l'enveloppe individuelle
(Communication prononcée le 10 juin 2021 dans le cadre des conférences de l'Association Libanaise pour le Développement de la Psychanalyse).
Introduction
De ruptures, en deuils, de révolution en crises, depuis octobre 2019, le quotidien des libanais est soumis à un ensemble de bouleversements.
Dans ce contexte de « traumas cumulatifs » décrit dans les conférences précédentes, comment est-il possible de contenir le vécu et les éprouvés qui en découlent ? Comment penser et ne pas se sentir débordé lorsque la réalité est débordante ?
Du fait de la pandémie de la covid-19, des confinements se sont succédés et ont imposé une situation paradoxale : d’un côté un quotidien qui s’est figé dans le temps caractérisé par des restrictions, et de l’autre, des changements et une accélération de ce qui n’est plus comme avant. Des changements pour la plupart dans la perte, le négatif, du fait de cette crise sanitaire, mais également du fait de la crise économique et de l’après-coup de la catastrophe sans précédent du 4 août 2020.
Tout un vécu qui nécessite un travail de deuil et d’adaptation continue.
Que ce soit à l’intérieur, c’est à dire dans le psychisme, ou à l’extérieur, dans la réalité, l’espace est appelé à se réduire sans cesse ; moins de sécurité, moins de possibilités de se mouvoir, moins de rencontres et moins de liens. Quel impact sur le psychisme ?
Les théories du développement de l’enfant, ont montré que les liens entre l’enfant et ses premiers objets d’attachement soutiennent le développement de sa pensée et que sa motricité contribue à son développement affectif. Aujourd’hui, ce que nous traversons semble restreindre la mise en mouvement et les possibilités de liens.
Ces modifications dans l’espace externe ne constituent-elles pas une mise en difficulté des enveloppes psychiques ?
Intérieur psychique, réalité extérieure ; contenu, contenant ; ce « trop plein » sous-tend les notions d’un dehors et d’un dedans. La notion d’enveloppe psychique est bien sûre en lien avec cette fonction contenante et nous allons en explorer certains aspects au vue de la situation que nous vivons actuellement.
Avant de poursuivre la réflexion que je vous propose ce soir, voici un tour d’horizon de certains auteurs qui ont parlé des enveloppes psychiques.
Définition et fonction de l’enveloppe psychique
La notion d’enveloppe psychique est présente dès 1895, dans l’Esquisse. Freud y propose l’idée de limites du Moi, d’un dedans et d’un dehors. Il introduit la notion d’une « barrière de contact » qui protège des effractions, sur un mode de pare-excitation.
Puis, avec la seconde topique, Freud définit le Moi comme une enveloppe partielle qui se construit à la jonction des systèmes Pc-Cs/Ics. « C’est une projection mentale de la surface du corps” .
En 1925, il ajoute : “le Moi est avant tout une entité corporelle, il n’est pas seulement un être de surface, mais il est lui-même la projection d’une surface ».
Si la psychanalyse s’est d’abord penchée sur la question des contenus : comme les fantasmes, les conflits et les objets internes, elle a été contrainte de s’intéresser aux contenants lorsqu’elle s’est tournée vers les enfants, les états-limites et les psychoses. Il en est de même quand elle s’est occupée de la question du groupe et de la famille, afin de comprendre l’impact des structures contenantes et leur défaillance.
En 1962, Bion qui s’est lui-même beaucoup intéressé aux groupes, reprend la notion de « barrière de contact » pour décrire un écran qui sépare le conscient de l’inconscient tout en permettant des échanges entre ces deux espaces. Il construit le modèle du « contenant-contenu » : Les expériences diffuses que vit le bébé nécessitent la présence d’un contenant qui puisse accueillir et transformer ce vécu, le détoxiquer. C’est la mère, objet contenant, avec son appareil à penser les pensées » qui va rendre les éprouvés de l’enfant moins effractaires. Cette fonction qu’accomplit la mère est appelée par Bion, la « fonction alpha » et constitue le premier pas dans l’activité de penser.
L’objet contenant a été repris par de nombreux auteurs, notamment Esther Bick qui propose la notion de « peau psychique ». Elle décrit comment le bébé introjecte les fonctions contenantes de la mère, ce qui va alors constituer une peau qui maintient rassemblé le sentiment de soi.
Winnicott pour sa part, va insister sur l’importance de l’environnement du bébé et des fonctions de « holding et de « handling » de la mère ou de son substitut, rappelant « qu’un bébé seul n’existe pas ».
En France, Geneviève Haag s’intéresse à la genèse des enveloppe et nous éclaire sur l’importance de la rythmicité et de la stabilité pour le tout petit. A moins de rencontrer une force liante, les parties de la personnalité du tout petit, nous dit-elle, ne vont pas naturellement se lier entre elles si ce n’est grâce à une force liante constituée par la peau bien sûre et par la présence de la mère, le regard, la voix, le toucher.
C’est dans ce champ de travaux psychanalytiques que la pensée du Moi-peau s’inscrit. A la fin des années 1960, ces recherches anglo-saxonnes citées, seront traduites et mieux connues du milieu psychanalytique français dont fait partie l’auteur du Moi Peau, Didier Anzieu, qui parlera d’abord d’enveloppe sonore pour enfin introduire le concept d’enveloppes psychiques en 1985.
Je cite, « pour que le Moi puisse penser, parler et associer, faut-il qu’il puisse déjà avoir une « peau », une consistance, une organisation et une limite suffisante ».
Le Moi-peau désigne une « réalité fantasmatique », une figuration dont l'enfant se servirait au cours des premières phases de son développement pour se représenter lui-même comme Moi à partir de son expérience de la surface du corps.
Comme la peau remplit différentes fonctions pour le corps, le Moi-peau a différentes fonctions pour la psyché́. L’une d’elle est celle d’un sac qui contient et retient à l’intérieur tout le bon que l’allaitement, les soins, le bain de paroles ont procuré.
Le Moi-peau a également une fonction de séparation, ou encore d’interface qui marque la limite par rapport au dehors, sans oublier la fonction de contenance pour la pensée et de protection contre l’excitation.
Comme son orthographe le souligne, le Moi-Peau est un trait d’union entre le psychisme et le corporel.
Tout comme la peau qui ne laisse pas tout pénétrer, le Moi-Peau joue également un rôle de barrière protectrice.
Enveloppes psychiques/Moi-peau, … notions complexes et parfois difficiles à différencier. Elles sont incontournables dès que l’on aborde les notions d’enveloppe, de contentant, de liens, de symbolisation, des premières relations mère-bébé, d’hyperactivité et encore d’intersubjectivité.
Pour Bernard Golse cette notion d’enveloppes psychiques est très à la mode actuellement et très parlante d’un point de vue développementale, clinique et institutionnelle.
Ces enveloppes sont par essence bisexuelles de par leur fonction contenante, du côté du féminin, et limitante, du côté du masculin. Fonctions que l’on retrouve dans le dispositif thérapeutique.
Enfin, de nombreux auteurs se sont intéressés à la fonction symbolisante de l’enveloppe contenante. Ce qui contient, ce qui détoxique l’expérience, c’est Le processus de symbolisation nous dit René Roussillon. Quant à la « fonction-enveloppe » dont parle Albert Ciccone c’est une fonction qui consiste à la fois à contenir et à transformer. Dans le sens où l’un va avec l’autre, (c’est-à-dire que par le fait de contenir, il y a transformation ) je cite : « L’enveloppe n’est pas un objet psychique en soi, ni un contour, ni une instance, c’est avant tout une fonction… Considérer l’enveloppe comme un objet serait comme une équation symbolique » nous dit-il.
La contenance serait donc déjà une transformation, ou aurait un effet de transformation, ce qui nous semble constituer un lien évident avec la technique analytique, tel que l’illustre cette citation de Didier Houzel :« Le cadre est, au processus analytique, ce qu’est l’enveloppe psychique pour le processus de croissance psychique ».
A partir à ces données théoriques, je vais partager avec vous quelques réflexions qui me sont venues sur un associatif par rapport à cette notion d’enveloppe psychique et de sa mise en danger ou de précarité.
Mise en danger des enveloppes psychiques individuelles
Je vais revenir sur la terrible explosion du 4 août.
Ce jour-là, le fracas et les bris de verres ne sont qu’une des figurations de la violence qu’a subi la ville et ses habitants. La réassurance des premières minutes en appelant les êtres chers s’est faite notamment par l’enveloppe sonore : entendre la voix de l’autre pour qui on a craint le pire.
Le bruit de l’explosion demeurera certainement comme une trace mnésique indélébile. En témoignent les sursauts que provoquent les bruits des feux d’artifice lors de certaines fêtes entre autres religieuses.
Une atteinte bien sûre de l’enveloppe sonore ce jour-là, mais aussi de toutes les enveloppes ?
Des enveloppes corporelles par la violence de l’impact qui a couté la vie aux victimes et blessé un grand nombre. Effraction de l’enveloppe visuelle par les scènes de blessures et de vision du sang dont ont été témoin un grand nombre de personnes ainsi que par le paysage de chaos et de destruction qu’a provoqué cette catastrophe.
Les récits qui se succèdent et qui ont rempli la scène de l’après explosion apparaissent ainsi comme une tentative de représentation pour combler ce trou béant qu’a laissé le choc.
N’étant pas à Beyrouth ce jour-là, à distance, je prends des nouvelles. Je comprendrai plus tard, que la force de l’impact est à la mesure de l’écart entre les réponses qui se voulaient rassurantes et la réalité vécue : « ça va » voulait dire, on n’est pas mort.
Quelques temps après, mes collègues me contactent au sujet de mon cabinet. Une folie me traverse, alors qu’on m’annonce qu’il est détruit. Je m’accroche. Je tente de convaincre la propriétaire que je pourrai réparer au moins la pièce où je travaille, bien que tous les murs des autres pièces s’étaient écroulés. J’imaginais que je pouvais garder cet espace et le soigner à minima avant de lui dire progressivement au revoir, vu que je l’occupais depuis dix ans déjà.
Arrivée à Beyrouth, je me rends compte de la folie de mon projet. Je me résigne en confrontant le principe de réalité et je commence à chercher un autre lieu pour accueillir les inconscients.
Ce n’est que lorsque je me suis confrontée à la sidération face à la destruction du local que j’ai pu abandonner le projet illusoire de réparer la pièce.
Quelque chose de son enveloppe matérielle s’était déchiré et il me fallait reconstruire une autre enveloppe cadre.
Sur le plan pratique cela a pris du temps et c’est heureusement dans la reprise de la relations patient/analyste que s’inscrit la matrice de l’enveloppe psychique en tant qu’analyste.
Dans l’après coup, il me semble que c’était en fait l’enveloppe de l’espace des séances que je voulais préserver. Comme si j’avais eu besoin d’halluciner la survivance de cet espace, le temps de retrouver le cadre intériorisé que je porte en moi malgré ou sans les murs géographiques.
Le matériel des patients a souvent convoqué le fantasme de ce qui a pu arriver au cabinet, s’il a été complètement ou partiellement détruit.
De quel objet abîmé s’agit-il ?
De quelle destruction ?
M’installer dans un nouveau local des mois plus tard en y ramenant les mêmes meubles, a fait resurgir l’évènement de l’explosion, comme un après-coup où objets internes et cadre extérieur ont survécu, « nous avions survécus ».
Pour certains patients, ce fut la possibilité de reévoquer cet évènement du 4 août ainsi que des vécus de bouleversements parfois très anciens de leur histoire.
Jusqu’à aujourd’hui, je ressens encore la portée de cette onde de choc physique et psychique dont L l’impact est encore vivide pour tout libanais.
Lors des dernières conférences de l’ALDeP nous avons vu qu’au Liban, il y avait une effraction permanente du système de pare-excitation mettant en danger le Moi.
Ces menaces d’effractions en continu du dehors, provoquent un sentiment de vulnérabilité qui perdure.
Une vulnérabilité qui me fait penser à l’image d’une tortue sans dos, sans carapace.
Pourrait-on alors comparer la mise en danger des enveloppes psychiques à la perméabilité du Moi ?
En effet, une forme de porosité de cette enveloppe, de cette interface entre le dedans et le dehors s’exprimerait par une plus grande sensibilité aux éprouvés, à la tristesse et à l‘agitation ambiante… comme une hyper sensitivité à ce qui se passe autour de soi. Ne dit-on pas ? « Être à fleur de peau » ?
D’ailleurs, n’avons-nous pas tous déjà expérimenté, un sentiment de crainte d’un danger, ou d’une contamination par le virus du corona par exemple, une forme d’inquiétude latente et différente selon les jours. Malgré des situations similaires en apparence, notre disposition, nos pensées ne sont pas les mêmes selon ce qui s’agite en chacun de nous. Il semblerait que plus il y a des attaques de la réalité et plus on est poreux. Plus on est en contact avec des contenus inconscients, et plus, il y a un risque d’être dans l’agir et dans une tentative d’évacuation de ce qui n’est pas élaboré.
On a beaucoup entendu dire, après l’explosion du 4 août, que lorsque les fenêtres étaient ouvertes, le souffle de l’explosion aurait provoqué relativement moins de dégâts. En pensant aux enveloppes psychiques, je me suis demandée si on ne pouvait pas faire une analogie avec cette ouverture des fenêtres. Plus l’espace est fermé, plus l’impact d’une explosion serait grand. Pouvons- nous dire alors qu’il en est de même en cette période post traumatique et de confinements ? Comme un huis clos entre soi et soi, un jeu de miroir entre angoisses intérieures et réalité extérieures. D’où la nécessité de préserver des espaces de penser.
Par ailleurs, en réfléchissant à la question des enveloppes, j’ai imaginé que l’on pourrait faire un parallélisme entre l’enveloppe corporelle au sens d’un moi peau-contenant, et la ville et ses façades, ses sons, ses odeurs, ses textures qui viendraient renforcer le sentiment de contenance intérieure. Une ville dont on connait les recoins, les sons, la lumière et qui joue un rôle d’enveloppe culturelle, identitaire et familière. Métaphoriquement, cela pourrait nous faire penser aux notions de rythmicité et de stabilité des enveloppes dont parle G. Haag.
La ville ne constituerait-elle pas un objet contenant sur lequel se joue un ensemble de projections ?
Est-ce que la difficulté pour certains de sortir de ces habitacles « maison », « enveloppes corporelles » comme durant les confinements, ne relèverait-elle pas du fait qu’ils constituent un moi-peau qui contient et qui protège ?
D’autre part, les attaques sur la ville ne seraient-elles pas vécues, toute proportion gardée, comme des attaques corporelles vers soi ou vers l’objet ? « J’adore ma ville », « je ne reconnais pas ma ville » « Je sens que j’abandonne ma ville »… Nous entendons tellement de personnifications et de projections sur ce le lieu qu’on appelle, quand on l’a quitté, « terre natale », ou « berceau de son enfance ».
Mais sur quel objet ville peut-on se projeter ou projeter ses désirs ou ses angoisses si cet objet et lui-même meurtri ?
Ce n’est pas un hasard si c’est dans l’Europe d’après-guerre que les réflexions sur les enveloppes ont pris naissance, l’après-guerre où se sont aussi érigés des murs autour de la ville, comme à chaque fois qu’il est question de se protéger de l’Autre.
À tout cela viennent s’ajouter des souhaits de départs du pays, dans un projet réel mais aussi dans le fantasme d’un ailleurs plus rassurant. Comme si pour ne pas imploser, on se projette à l’extérieur alors que, pour d’autres, au contraire, ces départs sont impossibles, parce que vécus comme une attaque à l’objet qu’on abandonne. ?
Ne pourrait-on pas comparer l’objet ville, au concept « d’objet malléable » que l’on doit à Marion Milner et qui s’inscrit dans une réflexion sur la séparabilité de l’objet ?
Comment se séparer de sa ville, lorsqu’elle ne cesse d’être endommagées. Depuis des mois, Beyrouth et ses façades se transforment. Quel en est l’impact sur le psychisme de ses habitants ?
Et de quel objet interne s’agit-il, lorsque le patient exprime ses souhaits ou sa difficulté à s’en séparer ?
Pour Bernard Golse, « l’objet malléable » participe au système de pare-excitation. Le sujet peut donc y porter sa marque sans avoir à se faire de souci dépressif pour l’objet, sans craindre de l’avoir endommagé », ce qui n’est pas le cas pour les libanais qui s’exilent aujourd’hui.
N’y aurait-il un mouvement d’identification projective entre le dedans et le dehors où chaque strate d’enveloppes, c’est à dire individuelle, familiale, groupale (ou de la ville) viendrait influencer la mise en précarité des enveloppes psychiques ?
En conclusion
Il semble que les enveloppes psychiques individuelles bien que constituées dans les premières années de la vie et réactivées à d’autres moments, se voient mises à l’épreuve en continu par les vécus et les traumas ultérieures. Plus la réalité extérieure est en branle et plus les enveloppes psychiques sont mises à l’épreuve. Porosité, perméabilité seraient peut-être une façon de décrire leur état quand elles sont mises en danger.
En conséquence, repli, sensitivité d’une part, agitation, tendance à l’agir d’autre part, seraient comme une tentative d’évacuation d’éléments non élaborés. De plus, la mise en danger des enveloppes psychiques seraient autant liés à la nature des évènements extérieurs qu’à leur quantité, que ce soit du côté de la carence ou de l’excès. D’où la nécessité pour le psychisme de créer un espace nécessaire d’élaboration.
Je conclus en citant René Kaës qui dit en parlant des travaux de Didier Anzieu : « après avoir pointé le manque comme source de pensée, c’est l’excès qu’il désigne comme devenant, grâce au Moi-peau, pensable ». L’espace thérapeutique pourrait alors jouer un rôle d’enveloppe où pourrait se penser et se transformer ces vécus, ces manques comme ces excès.
J’ajouterai enfin que reprendre le cycle de nos conférences interrompus nous semblait essentiel à différents égards. C’est un lieu d’échange, de transmission, un espace pour penser ensemble ce trop-plein d’évènements, mais surtout à mon avis un moyen de préserver nos enveloppes psychiques individuelles, collectives et institutionnelles.
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Journée scientifique organisée à l’occasion des travaux de Geneviève Haag. Geneviève Haag, le Moi corporel… Enfin ! 11-12 et 13 janvier 2019, avec Bernard Golse, Didier Houzel et Geneviève Haag.
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Illustration : Zaha Hadid Architects.